Nous proposons ici une version de travail d’un glossaire politique et démocratique de base, visant à éclairer notre usage de termes trop centraux et trop vastes pour pouvoir être univoques. Nous espérons pouvoir le corriger et le compléter au fur et à mesure de notre travail politique et idéologique. Veuillez donc bien vouloir excuser son aspect imparfait et temporaire et revêtir un casque de chantier et des chaussures de sécurité…
Sur ce que signifient des concepts comme l’État, la politique, la démocratie, la nation, la souveraineté ou la mondialisation, les possibilités de quiproquos sur ce que chacun entend par là sont innombrables. De plus, le néolibéralisme et ses innombrables « boîtes à idées », les talents inventifs de la « deuxième gauche » devenue toute la gauche, mais aussi toute la tradition plus classiquement libérale, et sans oublier la républicaine, n’ont cessé d’effectuer un travail sur les mots les plus importants de la tradition politique pour leur donner des sens qui leur conviennent. Ce qui est bien normal. Mais jusqu’à parfois leur faire dire le contraire de ce qu’ils signifiaient à l’origine. Après plus de quarante années d’un chantier permanent, il devient difficile de ne pas entrer dans un terrain miné, dès qu’on utilise naïvement des termes néanmoins indispensables comme « démocratie », « droit », « État », « société civile », « nation », « citoyen », « mondialisation », etc.
Ce glossaire récapitule l’usage que nous faisons de ces concepts politiques car nous nous écartons souvent de leur usage actuel le plus courant quand ce dernier selon nous ne permet pas d’en saisir la spécificité ou la portée. Nous n’affirmons pas forcément que telles seraient leurs véritables définitions, les sujets de polémiques sur des choses importantes étant suffisamment nombreux pour ne pas en rajouter de stériles. Mais que c’est notre usage, justifié par nos propositions et notre point de vue politique. Toute définition est une décision, et contient donc sa part de choix et de réduction inévitables. Aux lecteurs de ce site de juger si cet usage est plus ou moins éclairant que l’usage habituel, lorsque les deux divergent.
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Citoyen
Être citoyen, c’est être le membre actif d’une communauté politique autonome, c’est-à-dire faire partie d’un groupe pérenne capable de se régir selon ses propres décisions collectives. La citoyenneté est infiniment plus qu’un droit institué, c’est un pouvoir instituant, impliqué par cette volonté collective d’autonomie. Être citoyen ne se résume pas en effet au prêchi-prêcha convenu sur nos droits et nos devoirs, sorte de catéchisme républicain sans profondeur (ceci dit sans sous-estimer en rien l’importance de ces droits). Qui a l’autorité suffisante dans une société politique démocratique, pour accorder des droits et imposer des devoirs ? Les personnes qui détiennent en corps la souveraineté. Chez nous, c’est la communauté des citoyens, la nation. La citoyenneté est donc avant tout un pouvoir collectif éminent, un pouvoir instituant, la seule source d’habilitation de toutes les autorités publiques, l’instance collective qui les constitue à proprement parler, détenant en propre la souveraineté constituante. Un citoyen digne de ce nom doit pouvoir participer réellement à l’autonomie de la société, prendre part à l’élaboration de la loi par la délibération publique, par le vote et toute autre forme de décision publique, de telle sorte que les citoyens en corps pèsent de manière décisive sur la forme et le contenu de leurs institutions et donc de l’État dans une société contemporaine. Cette communauté des citoyens est la seule habilitée à légitimer l’organisation des pouvoirs, la Constitution, le type de régime, l’attribution des magistratures principales, les grands arbitrages, les politiques publiques, etc. Être citoyen, c’est ainsi avoir le monopole, avec ses concitoyens, de l’orientation de la vie politique de la société dans laquelle on vit, sur le territoire soumis à cette autorité collective. Dans un État moderne, c’est être collectivement souverain, c’est détenir en corps avec tous les autres concitoyens la souveraineté de l’État, formant ainsi une nation. La citoyenneté est par définition incompatible avec la logique des institutions européennes, faites pour déconstruire intégralement ce pouvoir.
Démocratie
La démocratie, depuis sa création dans la Grèce antique, revêt toujours un double aspect, autant constitutionnel que social. Son horizon d’attente est la pacification des relations sociales par le renforcement des classes les plus nombreuses, dépendantes de leurs seules forces de travail, renforcement opéré par les institutions et non par la guerre civile. Comment obtenir ce renforcement institutionnel, et cette progressive pacification et stabilisation de la société ? En conférant le pouvoir institutionnel au plus grand nombre : le kratos, ou pouvoir, au démos, ou peuple, voilà la démocratie. Dès lors, la démocratie se comprend comme la décision de mettre le peuple, la communauté des citoyens, au sommet des institutions. Mais cette décision d’ordre constitutionnel a un objectif concret, social : établir des dispositifs institutionnels qui renforcent les personnes les plus nombreuses mais les moins puissantes socialement. Dans un État contemporain, cela signifie conférer la souveraineté à la nation, communauté politique des citoyens. Et mettre les institutions publiques, et donc l’État, au service du renforcement structurel de ceux qui ne vivent que de leur travail, comme par exemple ce qu’a magistralement réalisé la Sécurité sociale, sous la pression des luttes sociales et syndicales couplée à l’action décisive des partis politiques de masse se mettant à leur service. Et c’est bien le retour à un tel processus démocratique politique et social que réclament avec détermination, et à raison, les Gilets Jaunes. Ce concept essentiel est donc à la fois un principe politique de base, un processus social et institutionnel concret, et un horizon d’attente au centre des aspirations contemporaines de ceux qui vivent de leur travail.
État
Assemblage institutionnel d’une société permettant un gouvernement centralisé d’une communauté politique et d’un territoire unifiés par une souveraineté interne et externe. Cet assemblage constitue un ordre strictement politique apte à établir en toute autonomie la forme et le contenu des institutions publiques de cette société. Dans un État contemporain, la souveraineté doit toujours appartenir à la nation, c’est-à-dire la communauté politique des citoyens placée au sommet des institutions.
Étatisation
C’est parce que nous faisons le choix de décrire la construction des États modernes comme un long processus que nous privilégions l’usage du terme « étatisation », qui souligne sa temporalité et sa progressivité, en lui donnant un autre sens que l’usage courant, dépréciatif. Car nous n’entendons pas par là une bureaucratisation de la société ou l’absorption de l’économie par l’État. Sans nier pour autant qu’une construction étatique implique une bureaucratie complexe (ce qui n’est d’ailleurs pas exclusif à l’État mais à nos sociétés – la bureaucratie dans l’entreprise privée Total par exemple n’a rien à envier à une bureaucratie publique -), ou la tentation d’un dirigisme excessif. Mais il s’agit ici de qualifier la construction progressive d’un nouveau type de société, qui s’établit en même temps que l’État moderne, ce dernier étant à la fois une cause et une conséquence de cette nouvelle sorte de société, et en tout cas une réalité inséparable de cette dernière. Cette construction passe par la centralisation de toutes les institutions principales, leur politisation, la centralité du droit conçu désormais comme un ordre artificiel créé par l’homme en vue du bien commun, l’unité de la société garantie par le nouveau concept de souveraineté, la territorialité de cette souveraineté, etc. Ainsi que les conséquences sociales innombrables de ce processus. Les juristes ou philosophes modernes enregistrent cette nouveauté dès le XVIe et XVIIe siècle en qualifiant de République toute monarchie, oligarchie ou démocratie bâtie sur le droit (dans sa nouvelle acception) et non le simple pouvoir de commandement. C’est la même réflexion qui les amènera à élaborer le concept de souveraineté, et de qualifier l’ensemble en donnant un nouveau contenu à la dénomination « État ». Cette capacité à concevoir la nouvelle société issue de la mise en place des États souverains comme un assemblage institutionnel hiérarchisé, impersonnel, pérenne, juridique, territorial, bâtissant un destin commun en transformant cette société par la création de loi, politisant ainsi radicalement cette dernière, c’est cela que nous nommons « étatisation », puisque ce processus est concomitant de l’usage inédit du terme « État » pour qualifier cette nouvelle réalité.
Européiste
Personne défendant inconditionnellement le principe de la « gouvernance » par traités, cœur institutionnel et juridique du processus d’intégration européenne, contre les processus démocratiques, dépendants des votes des électeurs, seuls habilités à trancher régulièrement la question des grandes orientations publiques sur tous les sujets, et de la souveraineté nationale.
Les traités européens sont bien plus qu’un engagement classique relevant du simple droit international. Ils ont instauré un ordre juridique spécifique établissant des organes pérennes possédant la personnalité juridique et dédiés à l’application des traités. Ces organes peuvent prendre, de manière indépendante des États membres, des décisions politiques dans les domaines de compétence que leur octroient les traités (comme ce que fait, par exemple, la Banque centrale européenne en matière monétaire). Ils sont capables de pouvoir eux-mêmes conclure des traités, comme un État fédéral (alors que l’Union européenne n’est pas un État fédéral). Ils sont habilités à créer du droit de manière discrétionnaire dans le cadre des compétences, très larges, que leur attribuent les traités. Ce droit, pour une partie, s’applique directement sur les territoires des États membres, capacité classiquement là aussi réservée aux États fédéraux. Il est réputé par la Cour de Justice de l’Union européenne être supérieur non seulement aux lois nationales, mais à leurs lois constitutionnelles. Les traités sont de toute façon désormais intégrés dans le texte même des constitutions nationales. En conséquence de quoi leurs dispositions très précisément fixées établissant une politique économique, sociale, commerciale, financière, monétaire de nature néolibérale, ainsi que toute la montagne de droit dérivé qui en découle, ont désormais valeur constitutionnelle. C’est une aberration juridique et démocratique jusque-là jamais vue dans l’histoire.
Les États qui font partie de ce système sont donc désormais devenus eux-mêmes des organes dévolus à l’application de cette « politique ». Une « politique » qui n’est plus issue de la volonté des citoyens, qui n’est plus modifiable par eux, et sur laquelle ne s’exerce aucune responsabilité politique de quelque ordre que ce soit puisque les traités sont là pour guider automatiquement l’ensemble. Tout ceci constitue la gouvernance par traités : un gouvernement consensuel non politique dont l’action est centrée pour l’essentiel sur la traduction en droit national des traités et des décisions des organes européens liés à ces traités. Dans ce cadre postpolitique, les traités, saturés de dispositions néolibérales contraignantes, ont remplacé concrètement nos constitutions.
Quant à nos élections, à tous les niveaux, elles ne servent plus qu’à légitimer ceux qui administrent une orientation politique issue non de notre volonté générale, mais de négociations opaques et de traités internationaux. Les européistes défendent ce monstre juridique radicalement antidémocratique comme un immense progrès qui mérite tous les sacrifices. Cette religion laïque nous paraît parfaitement incompatible avec la défense de la démocratie. Ce pourquoi nous les classons dans le camp de ceux qui la combattent.
Mondialisation néolibérale
Projet de déconstruire le caractère politique des sociétés, leur autonomie institutionnelle par trois piliers institutionnels qui se renforcent l’un l’autre. Ces trois piliers sont la généralisation du « libre-échange », la financiarisation radicale de l’économie et des budgets publics, et enfin, garantie institutionnelle des deux premiers, le court-circuitage de tous les processus politiques et démocratiques par la « gouvernance » par traités, aboutissant à la constitutionnalisation du néolibéralisme (cf. l’article « européiste »).
Nation versus nationalisme
La nation, depuis la Révolution française, désigne tout simplement la communauté des citoyens, constituant une unité politique et s’attribuant à elle-même la souveraineté de l’État. C’est donc, du moins dans son acception moderne et dans un premier temps, un concept constitutionnel, politique et juridique, sans aucune connotation ethnoculturelle, religieuse ou identitaire. C’est la source et le principe de légitimité de toutes les institutions étatiques et des autorités correspondantes. La nation détient en propre la souveraineté constituante, cette capacité à toujours changer de régime, de réorganiser les pouvoirs, de modifier la forme des institutions, la liberté de se donner tel ou tel type de droit. La nation est donc la source politique de tout ordre juridique si ce dernier doit être autre chose que purement légal, s’il veut être légitime. Elle est la seule habilitée à déterminer, de manière directe ou indirecte l’orientation politique de la puissance publique, qui n’est légitime que lorsqu’elle peut être réputée au service de la volonté nationale, concrètement de la majorité électorale du moment. La nation est ce concept juridique qui permet aux citoyens de se servir de la capacité politique autonome de l’État afin de s’auto-instituer collectivement. Une démocratie contemporaine ne peut pas faire autre chose si elle veut respecter sa mission que de mettre la nation au sommet des institutions. Toute autre configuration est antidémocratique.
Dans le concept de nation, la politique, c’est-à-dire le fait de constituer une société auto-instituée, est le but. L’État en est le moyen institutionnel spécifique, et la communauté des citoyens est définie comme l’unité politique résultant de l’ensemble. Ce concept ignore la question de la nature identitaire des citoyens, si tant est que cette question ait un sens véritablement intelligible (cf. Les embarras de l’identité de Vincent Descombes, Paris, Gallimard, 2013). L’espace politique est forcément clôturé, mais cette clôture est celle du territoire étatique existant. Cette clôture est de nature spatiale et juridique, non pas identitaire. Sur ce territoire, l’universalité des citoyens est postulée, sans questionner leur supposée nature, ou identité ethno-culturelle. Il faut d’ailleurs bien voir que, outre la plus légitime, c’est la seule option raisonnable. Aucune société moderne ne présente la moindre homogénéité ethno-culturelle. Si l’on comprend la maxime qui pose la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes non pas comme la reconnaissance de l’autonomie politique des citoyens par rapport à leur Gouvernement dans leur État, mais comme le droit des communautés ethnoculturelles à faire sécession pour créer des États purs ethniquement ou culturellement, alors on bascule du concept de nation à celui, radicalement différent, de nationalisme. Le nationalisme inverse en effet cette manière d’envisager le rapport entre politique et citoyens. Il postule que la politique est le moyen, le but étant de construire un État sur une base ethnique, où dont on rêve l’homogénéité ethnique ou culturelle. Le nationalisme ne s’intéresse pas à la démocratie mais à l’identité. On pourrait difficilement concevoir des concepts plus antinomiques.
Politique
La politique est tout ce qui concerne l’autonomie institutionnelle d’une société, sa capacité consciente et publique de s’auto-instituer. Les débats publics sur ces enjeux, le jeu des pouvoirs dédiés à cette autonomie, les rapports de force pour orienter leur contenu, les réflexions visant à imaginer la meilleure forme des institutions, les décisions orientant cet ensemble institutionnel public faisant société, constituent la politique. Une société qui ne maîtrise plus elle-même la forme et le contenu de ses institutions, qui perd ainsi son autonomie institutionnelle ou la capacité à concevoir ses institutions comme des libres choix publics, contingents et réversibles, responsabilisant ceux qui les prennent devant les citoyens, ne peut plus être qualifiée de société politique. Dans n’importe quelle sorte de société, il y a des rapports de force concernant le pouvoir. Ces rapports de force généralement ne sont pas politiques. Ils ne peuvent être qualifiés ainsi que lorsqu’ils s’inscrivent dans une perspective qui considère le pouvoir en question comme un lieu où la question du bien, de la justice, de l’institution explicite de la société restent des questions toujours ouvertes, toujours à reposer, et à reposer comme des choix publics soumis à la libre discussion. Autant dire que les sociétés politiques ne sont pas la règle mais l’exception, et que l’habitude paresseuse de qualifier de « politique » tout rapport de force concernant toute sorte de pouvoir, passe complètement à côté de la spécificité de la politique. Le terme est né dans la Grèce antique des cités, pour qualifier leur nouveauté radicale. L’oublier, en faire un terme vague et a-historique, c’est se priver d’un concept discriminant essentiel, qualifiant une réalité sociale spécifique et rare. Il est d’autant plus urgent de s’en souvenir que le caractère politique de nos sociétés est en voie rapide de disparition, si ce n’est dans les esprits, à tout le moins dans le nouvel agencement de nos institutions. Mais maintenant que la population, dans sa grande majorité, est en train de s’en apercevoir, et de prendre conscience des conséquences qui vont avec, on peut parier que nous refuserons majoritairement la perte de notre autonomie. Les Gilets jaunes ont clairement sonné la fin de la période où le démantèlement permanent de notre capacité à peser sur nos orientations publiques était facile et ne rencontrait aucune résistance organisée, du fait de la complicité passive ou active de toutes nos directions politiques et de l’hégémonie de la pensée unique, se fissurant désormais de toutes parts. Grâce à eux, l’heure de la Reconquista démocratique a sonné ! Pour commencer nous devons évidemment récupérer notre autonomie politique, et donc notre souveraineté, afin de l’attribuer à nouveau à la communauté des citoyens, la nation. La France est une société très anciennement et très profondément politique. Nous n’accepterons jamais de redevenir de simples sujets de droit, avec de plus un droit qui n’est même plus issu d’une décision proprement politique. Nous devons redevenir des citoyens, et pour ce faire restaurer le caractère politique de notre société.
Souveraineté et souverainisme
On peut décrire la souveraineté comme la capacité d’une société étatique de créer un ordre légal autonome unifié, indivisible et inaliénable, strictement limité à ce qui ressort du bien commun public (la distinction juridique entre une sphère publique et la société civile est spécifique de l’État politique) sur un territoire précisément circonscrit, projection spatiale et juridique de cette souveraineté. Elle qualifie l’autorité suprême à l’intérieur de ce territoire, et le fait d’être non soumise à une autorité externe à l’extérieur de ce territoire, où règne un droit de coordination, et non de subordination, entre les différentes puissances souveraines. Cette autorité territoriale éminente, cette puissance publique autonome (l’étymologie de la notion d’autonomie est claire : pouvoir de créer sa propre loi), ce pouvoir instituant, ce monopole de la loi, cette compétence de la compétence, forment un assemblage spécifique au concept de souveraineté, et sont les critères juridiques et effectifs de l’État politique moderne et contemporain.
De cette capacité à créer un ordre légal, à orienter politiquement les institutions centrales d’une société, de cette compétence générale pour s’assurer du bien public, découle une série indivisible de compétences matérielles exclusives, les pouvoirs spécifiques de la puissance publique. En effet, mis à part cette puissance de donner et de casser la loi, puissance instituante et même constituante qui forme le cœur de la souveraineté, une série de prérogatives matérielles sont là pour s’assurer de l’effectivité de la puissance publique sans laquelle cette souveraineté n’est plus qu’un principe creux. La liste en est forcément contingente, tout pouvoir public jugé nécessaire pour réaliser la souveraineté pouvant y être ajouté ou retranché au besoin (par exemple la souveraineté nucléaire), selon le contexte : pouvoir de lever l’impôt, souveraineté militaire, souveraineté monétaire, souveraineté budgétaire, souveraineté judicaire, souveraineté commerciale et financière, etc. Tout ce que nécessitent la garantie et la réalisation de l’autonomie politique de la société étatique doit rentrer dans les compétences de la souveraineté matérielle, sous peine de n’être plus qu’une prétention sans force et sans enjeux.
Cette prétention cependant n’est pas celle d’une omnipotence, d’une toute puissance, avec laquelle souvent on la confond pour juger de son obsolescence présumée. Un État souverain ne peut pas tout faire, bien entendu, et n’est jamais indépendant ni de facteurs extérieurs, ni de manière plus générale de contraintes matérielles tout aussi évidentes. Il est par contre toujours libre de décider comment réagir institutionnellement à ces contraintes inhérentes à tout exercice d’un quelconque pouvoir.
Dans un État démocratique, cette souveraineté est nationale, c’est-à-dire que la communauté des citoyens présents se l’attribue à elle-même. Car ce qui a permis cette révolution politique, et ces conséquences démocratiques, c’est à la base le pouvoir constituant que s’octroie elle-même la nation. Ses membres déclarent que du statut de simples sujets, ils passent à un statut de citoyens, seuls habilités à changer la forme et l’organisation des pouvoirs publics. La formule logique de la « déclaration », dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, doit être prise au sérieux. Ce n’est pas le roi, mais ce ne sont pas non plus les députés de la première Assemblée nationale qui octroient « à tous les Membres du corps social » le statut de citoyen, le pouvoir constituant et la souveraineté de l’État. Sinon, une autorité supérieure à la nation disposerait elle-même de ce pouvoir suprême d’attribuer la souveraineté à cette dernière ou à une autre entité, et bien sûr de lui retirer pour des raisons lui appartenant. C’est alors ce pouvoir suprême qui serait alors le véritable souverain. L’attribution de la souveraineté est forcément une action qui mobilise une logique pronominale. Car la personne qui attribue cette souveraineté est forcément le souverain lui-même, qui ainsi n’a d’autre choix que de s’auto-attribuer la souveraineté. La monarchie, lorsqu’elle développa le concept de souveraineté, insista fortement sur le fait que ce n’était pas le sacre qui faisait le Roi (d’où la formule « le Roi est mort, vive le Roi »). Car sinon, une autorité extérieure et supérieure, ici l’Église, était en capacité de lui octroyer ou de lui retirer sa propre autorité, réalité incompatible avec le concept de souveraineté.
Il en est de même pour la nation, lorsqu’elle devient souveraine. Personne d’autre qu’elle-même ne peut lui octroyer cette autorité suprême, et c’est en cela qu’elle est suprême. C’est donc, conceptuellement bien sûr mais cette logique symbolique est d’une très grande importance, la nation qui s’attribue la souveraineté de l’État. L’Assemblée nationale se contente de « reconnaitre et de déclarer » que « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. » Dans cette logique conceptuelle à la base de notre tradition politique, l’Assemblée nationale constituante elle-même est issue du pouvoir constituant de la nation, avant même toute constitution, et c’est son autorité symbolique qui fonde ce pouvoir, cette possibilité et sa légitimité.
C’est pour cette même raison que de simples députés ne peuvent pas toucher à la souveraineté, puisqu’elle ne leur appartient pas, ils ne font que la représenter dans les situations où elle ne peut s’exprimer autrement. 2008 était donc bien un coup d’État, même si le démantèlement de la souveraineté avait déjà violé cette logique dès 1991 quand les parlementaires avaient modifié la constitution sur ce sujet afin de permettre le référendum sur le traité de Maastricht, qui sans cela était anticonstitutionnel puisqu’incompatible avec la souveraineté nationale. La période qui institue progressivement la pratique postnationale en lieu et place de notre tradition démocratique et qui s’étale pour les décisions les plus graves de 1991 à 2008, des révisions constitutionnelles nécessaires à la ratification du traité de Maastricht à celles permettant la ratification du traité de Lisbonne, aura vu notre classe politique sortir radicalement de la logique politique profonde de notre pays.
Mais sans le dire. Ce qui permet de vérifier que ceux qui ont commis cette forfaiture savent très bien qu’ils n’ont aucun principe de légitimité alternatif capable de remplacer celui de la nation souveraine. Leur forfaiture n’a été possible et ne tient que par le silence coupable des intellectuels, des universitaires, des juristes (avec l’exception notable de la courageuse professeur de Droit public Anne-Marie Le Pourhiet, spectaculairement seule dans ce combat essentiel), des journalistes, et bien sûr des hommes politiques, qui n’ont de cesse par ailleurs de célébrer les vertus supposées du système institutionnel européen, le présentant comme le seul futur souhaitable et même envisageable pour notre pays. Mais cette entreprise institutionnelle est en réalité basée sur un château de cartes. Rien ne vient la légitimer en profondeur. D’où l’importance extrême des élections au parlement européen, pourtant en réalité un parlement d’opérette, qui n’a que le nom de parlement. Elles permettent en effet de simuler une autorisation, un aval de la seule autorité possédant la capacité réelle de produire un effet légitimant, les nations. Mais cette logique perverse est contradictoire autant que superficielle, ne faisant que mimer un processus qu’elle contredit dans les faits, et reste donc d’une insigne fragilité sur le fond. Elle est d’ailleurs de plus en plus menacée par l’attitude logique et légitime des citoyens, qui s’abstiennent majoritairement lors de ces vrais faux scrutins qui ne sont là que pour singer hypocritement les logiques démocratiques. Un citoyen conséquent qui respecte le sens politique de la citoyenneté, et qui respecte la logique de son droit de vote, s’abstient par principe aux élections européennes qui tentent de légitimer la dévitalisation des deux.
Toujours est-il que le pouvoir constituant de la nation, que personne n’a l’autorité de contrôler, d’autoriser ou d’interdire, n’est pas un fusil à un coup. Ce pouvoir est toujours mobilisable, disponible lorsque c’est nécessaire. Et le moment est venu de le mobiliser à nouveau, afin d’empêcher ceux qui ont voulu le contourner, l’étouffer et le dissoudre, de continuer plus profondément leur œuvre de déconstruction politique de notre nation. Il est temps de réveiller la tradition politique profonde de ce pays, et la capacité de révolte de son peuple, qui ont fait son histoire.
La souveraineté est donc à la base de la capacité pour une société contemporaine d’être autonome politiquement, de pouvoir s’auto-instituer, de transformer continuellement la forme et le contenu de ses institutions principales. Cette capacité est mise au service du projet politique de l’ensemble des membres de la société étatique, de leur volonté générale, de leur bien commun définit par le débat public, arbitré et tranché régulièrement par la majorité de tous les citoyens.
Le souverainisme pour sa part ne s’intéresse qu’à la souveraineté de l’État, sans forcément relier cette dernière à un projet authentiquement démocratique. Tout ce qui le préoccupe (certes à raison, mais cela reste court puisque l’enjeu démocratique qui en dépend est passé sous silence), est d’assurer l’indépendance interne et externe de la puissance publique. C’est en effet parfaitement indispensable, mais cela ne souligne pas la nécessité que la communauté des citoyens soit la seule à s’attribuer cette souveraineté, si l’on veut que l’État redevenu souverain soit un État démocratique. Or, il y a loin de la coupe aux lèvres, et les configurations constitutionnelles précédentes n’ont jamais été claires sur la réalisation de ce principe cardinal, reconnu, proclamé (c’est encore une fois le seul principe légitimant contemporain efficace et pensable) mais très peu et très mal appliqué. L’enjeu essentiel de la restauration de la souveraineté est pourtant bien un enjeu essentiellement démocratique, au sens politique, institutionnel et social.
Totalitarisme
Concept né dans les années 1930 pour qualifier les nouveaux processus sociaux et idéologiques du nazisme et du stalinisme en cours dans le IIIe Reich et l’Union soviétique. Il fut rendu célèbre dans les années 1950 par la philosophe Hannah Arendt, qui lui consacre une célèbre trilogie. Il est utilisé dans cet ouvrage dans un sens restrictif, pour qualifier la volonté délirante et criminelle de vouloir homogénéiser socialement et idéologiquement la société par la violence systématique, refusant hystériquement autant sa diversité intrinsèque que son caractère politique. Cette violence vise chaque individu non seulement dans ses actes privés et publics, qui ne sont plus distingués, mais encore dans ce qu’il pense. Cette entreprise chaotique ne compte pas sur l’État moderne tel que définit plus haut, dont l’idéal de neutralité et la centralité du droit à la base de son architecture institutionnelle sont incompatibles avec une telle conception. Encore moins sur la nation dont le concept englobe par définition toute la population d’un État, quelle que soit sa diversité sociale et idéologique. Ces deux idéologies et ces deux pratiques partagent un viscéral antiétatisme (théorique pour le stalinisme, pratique et théorique pour le nazisme) parfaitement explicite, tout comme le rejet frontal de l’aspect universel de la citoyenneté attaché au concept de nation (ne distinguant pas ses citoyens selon leur nature supposée), contrairement par exemple au fascisme italien qui ne renie ni l’un ni l’autre. Autant dire que le concept d’État-nation est parfaitement antinomique avec le projet totalitaire. On n’hésite pas pourtant à invoquer le totalitarisme afin de déconsidérer ce concept central de la modernité démocratique, en dépit du bon sens et de l’honnêteté intellectuelle et historique.
Ce projet se base sur un parti unique censé incarner la pureté idéologique et sociale visée. Ce parti unique doit théoriquement permettre à ses membres, doublant la moindre institution publique ou privée, de réformer intégralement le reste de la société et l’État lui-même, voire dans l’idéal à se substituer à l’État. Ainsi que sur une police idéologique qui vise à surveiller l’intégralité de la population en appliquant une terreur permanente. Il est bien évident que ce type de projet est voué à l’échec, et se consume rapidement, après avoir traumatisé la société par cette entreprise de guerre civile permanente. Voilà pour les points communs qui permettent d’élaborer un concept englobant pour ces deux réalités historiques dramatiques qui, sur tous les autres plans, diffèrent en tout.
Car ce concept reste cependant profondément problématique, voire contestable, et en tout cas le plus souvent instrumentalisé pour assimiler le communisme et le nazisme, ce qui est proprement absurde. Plus précisément, il est fait usage de ce concept pour déconsidérer tout projet vaguement révolutionnaire ou socialiste en laissant entendre qu’ils sont assimilables au stalinisme, et par là au nazisme, ou vont mécaniquement conduire à une réalité comparable. Cette instrumentalisation du concept est bien sûr inacceptable.
Mais elle dissimule de plus une réalité essentielle. Le phénomène totalitaire révèle une caractéristique spécifique des tensions constitutives de notre histoire depuis le XIXe siècle. L’entre-deux guerres est une période où les déstabilisations issues du développement spectaculaire du capitalisme sont maximales. En à peine quelques décennies, des sociétés encore en grande partie rurales (mis à part l’Angleterre), deviennent essentiellement capitalistes et industrielles. La violence objective du phénomène met à mal la stabilité sociale, économique et politique de toutes les sociétés occidentales qui de plus deviennent massivement alphabétisées. Les régimes représentatifs d’alors cumulent les faiblesses d’être à la fois oligarchique et politique, et ainsi présentant ces immenses modifications, sans aucun ménagement pour ses victimes principales, les classes populaires, comme issues de choix contingents et volontaires. Ils sont peu adaptés pour relever le défi de convaincre d’un côté les classes populaires violemment exploitées qu’ils défendent efficacement leurs intérêts, et de l’autre les classes dominantes qu’ils sont à même de prévenir les projets révolutionnaires populaires. D’où la montée des projets politiques radicalement antiparlementaires, qu’ils soient monarchistes, autoritaristes, technocrates, fascistes, nazis, communistes.
Ce n’est qu’après ces immenses traumatismes et sous la pression idéologique et militaire de la Guerre froide que les sociétés occidentales en viendront à démocratiser sérieusement leurs régimes représentatifs, socialement et politiquement. C’est ce processus, et lui seul, qui a enfin stabilisé et pacifié ces régimes, et rassuré l’intégralité de la société sur l’efficacité générale et la légitimité des États républicains nationaux. C’est la remise en cause actuelle de ce processus qui fait de nouveau rentrer nos sociétés dans des contradictions qui sont certes différentes, mais néanmoins comparables aux déstabilisations des années 1930, si ce n’est de ses convulsions.
Le projet européiste est donc bien mal placé pour se réclamer des « leçons » censées être tirées des deux guerres mondiales. Manifestement il ne fait que réactualiser les principales erreurs des régimes libéraux de l’entre-deux guerres, et déconstruit méthodiquement les leçons les plus efficaces que nous en avions tiré après-guerre, en démocratisant encore partiellement, mais réellement, nos États-nations. Nous rentrons de nouveau dans une période agitée où il faudra savoir choisir son camp. Il serait sage de choisir celui de la démocratie plutôt que celui de la fuite en avant.