Mutation des mentalités collectives et déconstruction de la souveraineté nationale

[Partie 2/3]En quelques décennies, un paysage politique français entièrement renouvelé

Les années 1960 avaient donné le départ de la massification des études supérieures (mais pas de sa généralisation). Les années 1970 avaient préparé le terreau social et idéologique de la sécession sociale, intellectuelle et culturelle des nouvelles classes éduquées[1], se débarrassant pour leur part des désormais encombrantes et indésirables classes populaires et du projet socialiste périmé, pendant que les classes dirigeantes de la droite post ou anti-gaullienne entamaient plus ou moins discrètement le virage néolibéral. Les années 1980 et 1990 passeront à l’étape institutionnelle et politique, celle de l’abandon de la démocratie en bonne et due forme, de son remplacement par les institutions européennes, et de l’adoption généralisée du néolibéralisme par les élites dirigeantes de droite et de gauche.

La gauche « radicale » (à gauche du PS), malgré les apparences et quoiqu’elle en ait, fait entièrement partie de ce nouveau consensus au sein des classes les plus éduquées. Ses dirigeants sont directement issus du processus que nous venons de décrire. Il n’est donc pas étonnant que bien qu’ils se proclament les ennemis du néolibéralisme (souvent sincèrement), ils en partagent l’essentiel de ce qui a permis son hégémonie intellectuelle. Les solutions qu’ils prônent sont toujours compatibles avec la mondialisation. Ils ne rêvent que d’une autre, une « alter » mondialisation, et condamnent violemment tous ceux qui veulent démondialiser, sous prétexte « d’internationalisme » – un étrange internationalisme sans nations souveraines. Ils refusent, quoiqu’il en coûte pour les classes populaires et les processus démocratiques, d’abandonner la « construction » européenne afin de reconstruire l’État social (tout en déplorant les conséquences de son démantèlement qui vient pourtant mécaniquement avec cette « construction » européenne). Pour éviter d’assumer les conséquences de ce choix inavouable, il faut alors croire à, et enchanter, tout un florilège de pratiques qualifiées « d’alternatives ». Cet univers très riche d’oppositions sans issues instille en permanence des idées essentielles pour le maintien du statu quo actuel : pas besoin de démanteler le système institutionnel de la mondialisation (ou tout simplement d’en sortir) pour lui faire réaliser l’inverse de ce pourquoi il est fait. Ce cadre n’est donc qu’une coquille institutionnelle neutre que le progrès technique rend de toute façon inévitable. Il ne dépend que de nous et de notre sens moral pour faire aller ce cadre dans un sens positif. Le progrès social et environnemental n’est qu’une question de morale et de comportement, il ne tient qu’à nous de faire les bons gestes et d’encourager les bonnes pratiques. Pas besoin pour cela de descendre dans l’arène politique et de reprendre l’initiative à l’échelle nationale (inefficace et nauséabonde).

Sont toujours privilégiées les solutions individuelles et collectives (donc privées : individus, collectifs, associations, ONG, entreprises, tout sauf l’État national), locales et mondiales (où le citoyen n’a pas de prises politiques et démocratiques), de marché (labels, entreprises « éthiques », économie « sociale et solidaire », taxes incitatives, marché du carbone, boycott ciblé, etc.). Quant à l’État, il n’est tolérable qu’encadré par des règles qui lui échappent et qu’il ne contrôle pas en tant qu’État souverain, celles de la mondialisation et de l’Union européenne.

Ainsi, par cette logique, ne restent que des règles pensées comme universelles, apparemment horizontales, portées et subies par des individus (qui ne se rassemblent qu’au sein de « collectifs » et d’associations, donc sur une base volontaire) et ne subsiste aucune décision politique imposant (par la « tyrannie de la majorité » !) une orientation unique à la société. Une société dont il faut d’ailleurs préserver la diversité plutôt que l’unité, et se garder davantage encore de l’unité de décision (liberticide par principe). La gauche est en réalité tout aussi néolibérale [2] que la droite. C’est la gauche de gouvernement qui a installé les grandes structures institutionnelles du néolibéralisme en France (dérégulation financière et commerciale, et remplacement des processus représentatifs par la gouvernance par traités) après que Pompidou, Giscard et Barre aient timidement entamé le processus (instauration du libre-échange et extinction progressive du « circuit du Trésor » qui permettait le financement des budgets publics en dehors des marchés financiers, tous phénomènes qui seront achevés en grand par le PS). C’est la gauche « radicale » qui a enchanté les institutions et la symbolique de la mondialisation avec l’alternatif et l’altermondialisation, et en n’appelant jamais à la sortie des institutions du néolibéralisme. En effet, il n’est pas inconséquent de penser le néolibéralisme, au-delà de son contenu idéologique et strictement économique, comme le remplacement du monopole de la décision politique de l’État par les initiatives individuelles, collectives et supranationales. De fait, les ONG, les associations et les entreprises privées sont toutes de libres initiatives collectives, dont les interactions se règlent spontanément de manière décentralisée. La matrice idéologique du marché sert ainsi à penser les alternatives… au marché. Toute orientation économique et sociale provenant d’un arbitrage et d’un pilotage politique unique réalisé par l’État souverain est spontanément considérée comme un empiètement indésirable et illégitime sur les libres initiatives des individus, des collectifs, des entreprises ou des associations. La coordination de ces initiatives doit pouvoir être assurée par la main invisible des mécanismes de marché et par celle visible des normes et institutions européennes pensées comme apolitiques (ce qu’elles sont hélas), donc comme idéalement neutres (ce qu’elles ne sont absolument pas bien sûr) et non liberticide.

Cette logique désarme l’idée qu’il faille faire de la politique et s’emparer de l’État pour parvenir à changer réellement la structure économique et sociale globale. Le développement des mouvements associatifs qui s’inscrivent dans cette logique a été concomitant de la disparition de la gauche précédente, issue de l’après-guerre. Celle-ci se caractérisait par les présupposés inverses, qui exigent la transformation radicale ou le démantèlement du capitalisme par la conquête de l’État en recourant à des partis politiques de masse, afin d’instruire le rapport de force nécessaire.

Le contenu concret des institutions néolibérales est bien sûr jugé très sévèrement par la gauche radicale, et ses effets concrets sont continûment dénoncés par elle. Mais le double principe d’une libre composition des initiatives d’une part, et d’autre part, de normes « universelles » apolitiques et se présentant comme immanentes et horizontales, séduit immédiatement les esprits éduqués. Cet idéal (l’omniprésente horizontalité, et le consensus, donc l’inverse du dissensus arbitré verticalement – quelle horreur ! – par une majorité – de mal éduqués) les séduit en tout cas infiniment plus qu’une décision politique gouvernementale, même comme traduction d’une volonté politique majoritaire des électeurs. Cette décision, cette volonté (« verticales »), sont ressenties comme une violence arbitraire et liberticide, attentatoire aux libertés individuelles, libertés bien plus précieuses que la volonté générale d’une majorité populaire (donc populiste). On connaît le grand succès des théories qui mettent en garde contre la « tyrannie de la majorité ». La pensée de marché, néolibérale, est donc beaucoup plus généralisée qu’il n’y paraît si l’on ne se fie qu’aux chapelles idéologiques et politiques des uns et des autres, et aux déclarations d’intention. Si on posait la question : « préférez-vous sur telle ou telle question que vous jugez importante, la soumettre à une libre décision majoritaire du corps électoral national, ou une norme européenne adéquate issue d’un dialogue large avec la société civile ? », il est bien évident que pour ces personnes « bien éduquées » la préférence va immédiatement à la seconde option. Bien sûr, la formulation de cette question est biaisée. Mais il n’en reste pas moins vrai que l’espoir est toujours préférentiellement mis dans l’amélioration des normes européennes dans un sens favorable (alors qu’on ne peut rien y faire en tant que citoyen), plutôt que dans la constitution d’un débat public à l’échelle nationale tranché par une majorité politique, à laquelle les classes éduquées font, dans le fond, encore moins confiance qu’aux institutions européennes. « Seule la foi sauve », semblent penser les européistes de gauche. Et quelle que soit l’accumulation, depuis l’origine, des contraintes structurelles néolibérales issues de l’intégration européenne, un jour viendra, si l’on y croit assez, où l’on verra cette logique s’inverser, au sein même des institutions les plus néolibérales du monde, et ce sans avoir eu à en sortir, ce qui bien sûr serait pire que tout. Puisque ce serait revenir à l’arbitraire politique en lieu et place des règles universelles, autant dire à la monarchie absolue, sous couvert de souveraineté nationale. Le mécanisme mental qui privilégie l’horizontal en criant « démocratie » masque efficacement un inconscient violemment antidémocratique qui s’ignore… D’autres ne s’embarrassent plus de ces subtilités byzantines et ont fait depuis longtemps leur adieu au Démos de la démocratie, assimilé au nationalisme, au populisme, voire au fascisme (la montée en généralité jusqu’au point Godwin étant ici fréquente).

De toutes ces causes, seule l’écologie, si elle était pensée en termes d’abord politiques, économiques et géostratégiques, serait logiquement incompatible avec le capitalisme néolibéral en général, et avec l’Union européenne en particulier. Mais il se trouve justement que cette thématique, qui prend de plus en plus de place, est systématiquement prise sous un angle avant tout moral, idéologique et individualiste : changement des consciences, pratiques vertueuses, gouvernement mondial, haine du politique, pratiques « alternatives » (au politique), solutions de marché où les consommateurs vertueux et conscientisés (et qui en ont les moyens) privilégient les entreprises elles-mêmes vertueuses et où l’on taxe les mauvaises pratiques (et les pauvres par la même occasion). Les écologistes entretiennent religieusement l’espoir sans cesse renouvelé que l’Union européenne impose aux électorats nationaux (cette pratique est effectivement le cœur de métier de l’UE) les réformes écologiques. Alors que pour des ruptures écologiques significatives il faudrait abandonner ce qui est au centre du programme économique de l’UE, à savoir le libre-échange et la dérégulation financière, la division internationale du travail basée sur le moins-disant y compris écologique, etc. Il faudrait démanteler le cœur des traités et des institutions européennes pour réaliser un changement écologique significatif capable d’inverser la tendance actuelle et non pas de le verdir ou de se payer de mots. Les rapports de force que cela implique et la radicalité des mesures correspondantes, devant être acceptées par tous, et imposées aux plus puissants, ne pourraient être réalisées qu’à la seule échelle où ces choses-là ont lieu, l’échelle nationale. Or, presque tous les « écologistes » sont européistes, ou se contentent de ne pas appeler à en sortir, car c’est une thématique « populiste ». C’est donc bien toute la gauche qui est, tout bien considéré, européiste d’une manière ou d’une autre.

La droite, quant à elle, a depuis les années 1970 abandonné le gaullisme en pratique puis rapidement adopté le néolibéralisme, en le présentant pour sa part de manière beaucoup plus matérialiste et prosaïque comme la meilleure solution pour dynamiser « l’économie de marché » et faire diminuer le poids de l’État et de sa fiscalité. Le Front national, initialement aussi fervent néolibéral qu’européiste, puis se repositionnant en fonction de sa nouvelle base électorale (les classes populaires délaissées), devenu récemment le Rassemblement national (à l’occasion de l’abandon de la ligne opportuniste du souverainisme social tenté par Florian Philippot, gaulliste et chevènementiste égaré par sa fascination naïve de l’attractivité électorale populaire du FN) ne représente qu’une opposition de façade au processus européen, et se contente dans les faits de gérer une boutique politique centrée sur la xénophobie. C’est bien l’ensemble du spectre politique, syndical, médiatique, universitaire, culturel, qui est aux abonnés absents pour représenter une opposition structurée, instituée et idéologique à ce processus européen aux effets dévastateurs, qui aura fini par évacuer concrètement, excusez du peu, les classes populaires, la démocratie, la souveraineté et l’État social.

À l’heure actuelle, seuls des groupuscules appellent sans équivoque à sortir de l’Union européenne, dont seulement trois partis politiques, l’UPR (Union Populaire Républicaine)[3], le PARDEM (Parti de la Démondialisation[4]) et les Patriotes (de Florian Philippot), ainsi que différents collectifs comme le mouvement République souveraine (dirigé par Djordje Kuzmanovic), le CNSJS – Collectif National pour la Souveraineté et la Justice Sociale (avec notamment Denis Collin et Jacques Cotta), le collectif Citoyens Souverains (avec notamment Ramzi Kebaïli) ou encore le PRCF (Pôle de renaissance communiste en France). Ils présentent, en ordre dispersé, l’unique alternative logique et réaliste à la triple suppression par les institutions européennes de la démocratie, de l’autonomie politique des sociétés européennes et du progrès social. Leur situation très marginale et ostracisée est parfaitement significative de l’hégémonie actuelle dans les classes éduquées du consensus postnational et même néolibéral dans son sens large. Il est permis de penser hélas qu’aucun, y compris l’UPR, n’est en mesure pour l’instant d’atteindre la taille critique nécessaire pour former l’immense rapport de force politique exigée par la reconquête de notre démocratie nationale.

NOTES


[1] Le phénomène générationnel permet cependant la confusion des genres typiques de l’époque, qui voit tout ce qui est nouveau rejeter les anciens consensus au moment même où se réalise enfin l’union de la gauche et la préparation de la prise de pouvoir par une majorité d’électeurs socialistes et communistes encore représentatifs des anciens équilibres idéologiques – quoique ce soit beaucoup moins vrai pour une partie significative des électeurs socialistes, en passe d’abandonner concrètement le socialisme. La mode de l’autogestion et tout le mouvement de la Deuxième gauche, issue de la dissolution du christianisme politique et syndical, en est le symptôme. L’accent mis alors sur l’autogestion, la « société civile » et la décentralisation, n’est là que pour contester l’importance et le rôle de l’État politique, et politiquement le PCF et le gaullisme, symboles honnis et acteurs du consensus d’après-guerre. C’est logiquement cette deuxième gauche, parfaitement adaptée au changement radical de l’air du temps, qui prendra les rênes lors du passage à la rigueur et à l’européisme à partir de 1983.

[2] Néolibérale dans le type de pensée qui ne pense la société que comme un agrégat d’individus et de collectifs libres coordonnés par le simple jeu de leurs interactions, sans politique et sans unité sociale qui soit instituée. Le néolibéralisme veut penser la société comme un équilibre spontané autogéré, à l’instar de l’image idéale du marché, et l’État comme un mal nécessaire qui n’est tolérable que comme garant de la bonne marche de cette autogestion. Le droit universel remplirait mieux à leurs yeux cette mission limitée, et sans les dangers de l’État. Mais il tarde à le remplacer, l’Union européenne en étant cependant la matrice concrète qui s’en approche le mieux, sorte de Bonne nouvelle annonçant le futur Royaume du droit universel (et non international).

[3] L’UPR n’est pas à proprement parler un groupuscule, ayant réussi l’exploit de réunir des dizaines de milliers de militants sur une ligne claire de rupture avec l’UE et l’OTAN. Mais ce sont ses résultats électoraux, très faibles (autour de 1% des votes), qui permettent de l’assimiler à cet ensemble de micro-partis et mouvements souverainistes. La stratégie déployée par son leader, François Asselineau, n’est sans doute pas pour rien dans ce paradoxe d’une forte base militante et de très faibles résultats électoraux. On peut relever notamment le fait de vouloir rallier à lui, et non pas fédérer, toutes les mouvances disparates du souverainisme (ou le refus de tout simplement accepter de s’insérer dans un front commun), de prôner un juridisme étroit comme modalité de sortie (en actionnant l’article 50, ce qui semble une folie vue notre inclusion dans l’euro, et avalise le coup d’État de 2008), et de parier sur une tactique gaulliste de rassemblement national, sans avoir le charisme et le caractère correspondant à ce modèle exigeant, malgré d’évidentes capacités de pédagogue et d’analyse technique très fouillée des dossiers.

[4] Dont Claude Lioure et moi avons participé à la fondation en 2016.

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