Mutation des mentalités collectives et déconstruction de la souveraineté nationale

[Partie 1/3] – Un processus de rupture sociale, politique et idéologique

Comment se fait-il que le projet d’Union européenne, économiquement, socialement et politiquement désastreux, ait pu être mis en place et maintenu ? Certes, son acceptation n’est pas répartie de manière homogène dans toute la population. Elle est au contraire fortement corrélée à des critères sociaux-professionnels (pour ne pas dire de classes) et éducatifs. Toute une partie de la population, la plus éduquée et celle qui pense (souvent à tort) être à l’abri des déstabilisations dues à la mondialisation néolibérale, se reconnaissant dans le projet européiste de « dépassement » de la nation, s’est organisée pour ne plus avoir à en passer par un arbitrage majoritaire sur ces grandes orientations prises en dehors ou contre l’avis des classes populaires ou des classes moyennes précarisées par ces choix. Ce processus complexe, mélange de fausse conscience et d’évolutions sociales profondes de longue durée, doit être analysé dans ses grandes lignes si l’on veut comprendre la nature de l’impasse actuelle, dégageant ainsi les pistes pour la débloquer.

La progressive sécession des élites

Le projet européen, vaisseau amiral de la mondialisation néolibérale, n’a pu être mis en place qu’avec la participation active ou passive de toutes les « élites » des pays membres, en incluant dans ces dernières les dirigeants politiques, syndicaux, les médias de masse, les hauts fonctionnaires, les universitaires et autres intellectuels. Autant les années de progrès social de l’après-guerre proviennent directement d’une exigence politique permanente revendiquée par la majorité des citoyens, et pour commencer des classes populaires, autant le projet européiste n’en provient aucunement.

Lorsque les débats publics portaient sur ce projet, sa nature technocratique et antipolitique a systématiquement été minorée, ainsi que sa portée institutionnelle concrète, notamment la dissolution de la souveraineté[1], et bien sûr les conséquences sociales et économiques qui découlent de ces choix non sanctionnés par l’électorat : l’austérité, le chômage de masse, la dette publique, la désindustrialisation,  les déséquilibres commerciaux structurels, la fraude fiscale des gros patrimoines, le démantèlement de l’État social et des services publics, bref la situation néolibérale devenue permanente. Car c’est ici que le bât blesse. Cette politique néolibérale aurait pu rester celle d’une mandature ou deux, restant reliée aux simples rapports de force politiques nationaux. Ce qui l’aurait rendue, électoralement, réversible. Mais la spécificité de l’intégration européenne, c’est de figer le néolibéralisme dans des traités qui prennent toujours plus la place des politiques économiques nationales, interdisant une telle réversibilité. Relier ces effets concrets à leurs causes européennes (dans le sens où c’est par ce biais qu’elles passent, et c’est par ce biais qu’elles deviennent inévitables) est resté un discours, quand il existait, extrêmement marginal et minoritaire de la part des élites, afin de ne pas inquiéter les citoyens sur ce projet systématiquement présenté comme nécessaire, souhaitable et inéluctable.

À partir du lancement du marché unique en 1987, sous l’impulsion de Jacques Delors et avec l’aval de François Mitterrand, la désintégration de notre autonomie politique s’est accélérée et a pris sa tournure actuelle, les institutions européennes préemptant l’essentiel des politiques publiques. Lors du traité de Maastricht en 1992, il a fallu changer la constitution pour pouvoir adopter la monnaie unique. Une fois encore, cette rupture stratégique ne provenait en rien d’une exigence populaire ou majoritaire, au contraire. Le débat de l’époque fut particulièrement représentatif de la duplicité des élites qui le portaient en général, du président Mitterrand en particulier pour le cas de la France. Ce dernier ne fut que très minoritairement et timidement démenti, à gauche comme à droite. François Mitterrand, alors que l’on connaît le poids symbolique et pratique du président de la République en France, ne cessa d’assurer lors de ces débats sur l’adoption de ce traité décisif, que la souveraineté de la France ne serait, pour l’essentiel, en rien compromise. Il n’en était rien, bien évidemment, et le Conseil constitutionnel venait de le lui rappeler officiellement. Face à Philippe Seguin[2], il ne cesse de vouloir rassurer sur le problème de la souveraineté. Il engage ainsi la France dans un choix radical aux conséquences incalculables, sans mandat politique pour ce faire. À l’heure où la constitution l’oblige pourtant à consulter les citoyens, il s’agit donc de les rassurer, en l’occurrence de mentir.  « L’ensemble de nos institutions est parfaitement maintenu et il est du droit normal d’un gouvernement et d’un Parlement que de renoncer, au bénéfice d’une entité plus importante (en l’occurrence, l’Europe), à tel ou tel aspect de ses compétences. Je n’ai pas dit de sa souveraineté. […] Vous ne pouvez pas argumenter en ayant l’air de laisser penser que la France perd tout d’un coup les moyens de sa souveraineté. […] Ce serait alors, vraiment, comme si on avait perdu une guerre ! Et croyez-vous que je puisse l’accepter plus que vous ? [3]». Et ce, alors que le cadre constitutionnel de sa fonction présidentielle stipule en toutes lettres dans l’article 5 que « Le président de la République veille au respect de la Constitution. […] Il est le garant de l’indépendance nationale […] ».

Ce projet est avant tout celui de la très grande majorité des élites dans la définition large précédemment proposée. On a pu dire que l’intégration européenne était un projet fait par les classes dirigeantes européennes, pour les classes dirigeantes européennes, afin de se débarrasser des pressions électorales sur leurs prises de décision. Citons le sociologue Marc Joly en 2001 : « En France, qui ne voit que les élites, dont la vision du monde, consensuelle, réformatrice et hiérarchisante, s’accommode mal du système démocratique et de la solidarité nationale, se sont approprié la « construction européenne », et en ont fait leur seul projet effectif ? ». Et encore un peu plus loin. « À partir de [la conférence de Messine], les élites politico-administratives stato-nationales se sont approprié la « construction européenne », y voyant le moyen de mettre en œuvre les réformes que les contraintes de la démocratie nationale, les mettant partiellement sous le contrôle du peuple, leur interdisaient d’accomplir, et organisant pour ce faire une recomposition de leurs propres pouvoirs à l’échelle européenne. » [4]

Mais ces élites émancipées de tout mandat démocratique n’auraient pu imposer ce choix sans l’accord et le soutien, devenu progressivement hégémonique, d’une large partie de l’électorat des classes éduquées. C’est le mystère qu’il s’agit de percer afin de comprendre comment un projet si évidemment contraire à toute logique politique et démocratique a pu ainsi prendre toute la place dans un pays où, pourtant, la primauté du politique constitue l’axe central de son histoire longue, et les processus démocratiques celui de son histoire contemporaine.

L’abandon des classes populaires est le produit d’une nouvelle stratification sociale

Nombreux sont les auteurs qui situent entre la moitié des années 1960 et le début des années 1980 au plus tard le grand retournement : celui qui voit les personnes les plus éduquées (devenues une part massive – mais non majoritaire – de la population depuis le boom des études supérieures initié dans les années 1960) abandonner politiquement les classes populaires. Il est sans doute impossible de le comprendre sans se pencher sur le concept sociologique, idéologique et politique de « classes moyennes ». Ce concept semble de prime abord trop flou et insaisissable, au statut bâtard entre sociologie et rhétorique politique, pour pouvoir être utilisé rigoureusement. Mais son importance est historique, marquant une époque, celle des Trente Glorieuses, où l’on pouvait objectivement penser que l’amélioration des niveaux de vie et des conditions de travail, si elle continuait sur cette pente, inclurait définitivement les classes populaires dans une vaste classe moyenne en termes d’inclusion sociale et de standards de vie. D’autre part, une situation politique nationale ne peut se réduire à une confrontation nue entre classes populaires et capitalistes (cette opposition restant objectivement constante), l’attitude du reste de la population étant décisive pour cristalliser tel ou tel moment politique.

Cette vision des Trente glorieuses n’est pas forcément irénique. Si la société est profondément pacifiée par cette pleine inclusion des classes populaires dans le corps politique national, et par la résorption partielle de la « question sociale » du fait des effets concrets de l’État social, c’est aussi de par la place officielle que l’on fait au… conflit social et politique, précisément reconnu comme inhérent et nécessaire à une pleine vie démocratique. Une vie syndicale très active est protégée par un statut officiel (malgré mille chausses trappes sur le terrain), et par un chômage de masse encore très faible. Si les années 1970 sont encore la décennie qui, en France, connaît le plus de conflits sociaux et de grèves dans tous les secteurs productifs, privés et publics, c’est dû à l’effet d’inertie de cette inclusion des classes populaires dans les fameuses « classes moyennes », qui produit à plein ses effets au moment même où la matrice sociologique, historique et politique qui l’a permise se renverse silencieusement. 

Pour ce qui est de la définition socio-professionnelle des classes moyennes, on peut partir des approximations du xxe siècle à son sujet, consolidées par quelques sociologues contemporains qui se sont spécialisés sur ce sujet (comme Louis Chauvel, quelles que soient les critiques, pour nous souvent légitimes, que l’on puisse porter sur son travail). La nouveauté du xxe siècle concernant la composition des classes moyennes, c’est le progressif remplacement, dans ses grands volumes, des anciennes, basées sur des ressources patrimoniales et une certaine indépendance entrepreneuriale, par des nouvelles, basées sur des ressources culturelles et éducatives. La composition des anciennes, souvent qualifiée de petite bourgeoisie, peut être grossièrement cataloguée comme suit, en partant du bas vers le haut de l’échelle sociale : petits artisans, petits commerçants, fermiers propriétaires, commerçants et artisans employeurs, chefs d’entreprise modestes. Les professions libérales classiques (avocats, notaires, médecins, commissaires-priseurs, etc.), fermant le ban, et étant intermédiaires entre les anciennes et les nouvelles catégories du point de vue de l’exploitation sociale d’un haut niveau éducatif.  La composition des nouvelles peut être schématisée ainsi : employés dans le privé et dans le public, techniciens, professeurs du primaire et du secondaire, enseignants du supérieur, ingénieurs, hauts fonctionnaires, cadres supérieurs. La crise économique des années 1930 aura raison de l’ancienne domination numérique de la première catégorie, et sera le terreau de la nouvelle, surtout à partir de la Reconstruction.

Le marxisme avait su fort utilement distinguer classe « en soi », objective (sa place effective dans le mode de production), et la classe « pour soi », subjective (la conscience de classe, qui n’accompagne pas forcément le fait de faire partie d’une classe « en soi »). Il en est de même bien sûr pour les classes moyennes. Le processus d’inclusion massive des classes populaires dans la société de statuts protégés et de conditions de salaires, de vie et de travail, permise par la construction de l’État social d’après-guerre, donne, à tort ou à raison, le sentiment aux classes populaires qu’elles ont rejoint les classes moyennes, au moins tendanciellement. Un certain nombre d’indicateurs objectifs viennent d’ailleurs partiellement corroborer ce sentiment. Bien que les ouvriers et les petits employés, par rapport aux « véritables » classes moyennes, ne bénéficient que modérément des bienfaits de cette nouvelle société, c’est suffisamment le cas pour changer significativement leur condition. Cette sécurité matérielle et statutaire améliorée leur procure par ailleurs la possibilité bien plus assurée, dans un contexte de plein emploi et de sécurité sociale, de s’engager régulièrement dans des luttes massives pour continuer d’améliorer cette condition, dans une sorte de cercle vertueux.

Dans les années 1970, cette décennie charnière discrètement décisive, sans révolution ni rupture historique visible, on peut donc penser que l’accession réelle des classes populaires à la sécurité, aux types de revenus, au mode de vie général des classes moyennes triomphantes, n’est qu’une question de temps, si ce n’est déjà une réalité bien engagée. Il n’en est rien hélas, et c’est même le contraire qui a souterrainement court. Outre les grands changements économiques bien connus de cette période, qui ouvre la nouvelle phase néolibérale du capitalisme (plus qu’une « crise » dont le concept même implique que le phénomène soit étroitement circonscrit dans le temps), un bouleversement idéologique radical commence alors à devenir visible. De nouvelles thématiques politiques apparaissent, jusqu’alors ignorées ou délaissées par les luttes sociales et politiques classiques : féminisme, régionalisme, écologie, défense des immigrés, libération sexuelle, engagement dans la vie associative plutôt que dans l’activisme politique ou syndical, etc. Loin de former le prolongement contemporain du progrès social des décennies précédentes, ces nouveaux combats (quels que soient les jugements positifs, ou négatifs, que l’on puisse porter sur eux par ailleurs) étaient tout au contraire le symptôme d’un renversement de perspective et d’un changement social et idéologique majeur.

L’alliance partielle mais décisive entre classes populaires et une partie significative des classes moyennes y compris supérieures dans les luttes politiques, symbolisée par l’importance du marxisme dans les années d’après-guerre, se disloque alors très rapidement. Entre mai 1968 (paroxysme déjà ambigu de l’ouvriérisme précédent, puisqu’en rupture de ban avec le PCF et la CGT) et la fin des années 1970, les classes moyennes, à l’importance numérique croissante et désormais massivement passées par des études supérieures, rejetant les valeurs de leurs aînés et parfois leur origine sociale pour les personnes issues de la méritocratie républicaine, se détournent désormais de toute solidarité politique et idéologique avec les classes populaires. On peut illustrer arbitrairement cette rupture par l’évocation de quelques œuvres politico-culturelles significatives encadrant la période en France (mais la même évolution a cours dans tout le monde occidental). En 1971[5] sort en salles, créant l’évènement, le film documentaire important de Marcel Ophuls, tourné en 1969, « Le Chagrin et la Pitié ». Ce documentaire fleuve de 4 heures, est un montage serré et brillant de près de 60 heures de témoignages et de films d’époque, et porte sur les années d’Occupation. Il choisit résolument de mettre l’accent sur l’ambiguïté fondamentale supposée de la masse des Français face au régime de Vichy et à la collaboration, afin de briser le « mythe d’une France unanimement résistante ». Ce mythe avait cependant été partiellement construit par ceux qui s’attelaient à le détruire, car la geste gaullienne visant à justifier la représentativité de la France libre n’avait jamais été prise pour argent comptant par la population qui savait bien que les résistants armés n’étaient qu’une toute petite minorité, ce qui ne fait pas pour autant du reste des Français des collaborationnistes.

Mais ce qui nous importe ici, c’est le symptôme d’une vision polairement inversée des classes populaires de la part des classes éduquées, tournant rapidement opéré entre la suite de mai 1968 et le tout début des années 1970. Les classes populaires, dans leur ensemble, sont désormais volontiers vues à travers ce prisme généralisateur, prenant la partie pour le tout (il est bien évident que l’on trouve des personnes singulières méprisables dans toutes les classes sociales, et toute la question est la valeur réelle, historique et statistique, de ce genre de généralisations). Toujours est-il qu’au rebours de la tradition jusqu’alors volontiers ouvriériste de la gauche, la vision générale sur les classes populaires, plutôt favorable pour l’ensemble des générations d’après-guerre tous bords confondus, se renverse. Elles sont vues désormais comme plus ou moins compromises dans la collaboration, dans leur grande masse. Le « Français moyen », expression désignant l’ensemble des classes populaires et de la petite bourgeoisie, donc toutes les strates sociales inférieures, dont sa caricature est le « beauf », est désormais dépeint comme tendant naturellement, au gré du contexte et n’écoutant que son intérêt bassement matériel, aux compromissions avec le fascisme, voire à son soutien masqué ou déclaré, avant de retourner sa veste lorsque le vent tourne. Dans les deux cas, ces propagandes en partie spontanées en disent bien sûr plus long sur les visions contemporaines des classes éduquées vis-à-vis de leurs compatriotes, que sur la complexité et la gravité des évènements historiques en question. La vision déjà négative de la gauche vis-à-vis de la petite bourgeoisie, s’étend désormais aux classes populaires en leur entier. Les clients populaires du patron du café ne sont plus distingués de ce dernier, le soupçon se généralisant, objectivant à bon compte un retournement politique.

Toujours est-il que les classes populaires seront désormais majoritairement décrites par les classes éduquées comme vulgaires et archaïques, mesquines, chauvines, sexistes, avinées, racistes, bêtement asservies à la société de consommation et de ce fait à leur propre exploitation, attachées à des organisations politiques et syndicales totalitaires, etc. Pensons à la présentation caricaturale et négative, quasi haineuse, des classes populaires dans les Charlie Hebdo de l’époque, dans les films comme « Dupont Lajoie » sorti en 1975, ou « À mort l’arbitre » sorti en 1984. La troupe du Splendid (dont le noyau fondateur s’est connu dans un lycée chic de Neuilly), emblématique de cette nouvelle génération, se fera même comme spécialité la caricature des classes populaires, notamment dans la série des Bronzés (le premier de la série sort en 1978), ou dans « Le père Noël est une ordure » (1982). Quand les classes populaires apparaissent comme telles dans les œuvres artistiques, c’est désormais leur vulgarité et leur bassesse morale, voire leur dangerosité supposée qui sont mises généralement en avant. Les classes populaires ne sont plus soutenables politiquement et moralement et la nouvelle génération des classes moyennes éduquées se lave les mains de toute solidarité avec ces catégories de la population devenues suspectes et vouées à disparaître avec la société industrielle rentrée en crise, donc appartenant au passé, un passé globalement à condamner. Citons pour terminer cette brève évocation du tournant des années 1970, le titre du livre emblématique sorti à l’issue de cette décennie, en 1980, de l’écologiste André Gorz : « Adieu au prolétariat. Au-delà du socialisme. » (Paris, Galilée, 1980).

Car à gauche, ce ne sont pas que les classes populaires qui sont abandonnées à leur sort (qui s’assombrit déjà à toute vitesse suite à la désindustrialisation engagée par une décennie déjà de libre-échange). Le socialisme, dans sa globalité, qui depuis presque un siècle signifiait l’espoir de la mise en place d’une société égalitaire grâce à la conquête de l’État permettant l’arraisonnement voire le démantèlement du capitalisme, est en passe d’être tout à fait abandonné, la victoire de 1981 signant son chant du cygne. L’État social lui-même est vu comme un problème (centralisation, bureaucratisation, pente totalitaire) et non plus comme la solution. Au même moment, à droite, le néolibéralisme finit d’enterrer toutes les traces du gaullisme. Toujours en 1980, sort le livre « Demain le libéralisme » (Paris, Librairie Générale Française, 1980), du journaliste économique néolibéral Henri Lepage, succès de librairie, et qui prône la conversion à l’État minimal, aux solutions de marché et à la mondialisation pour sortir de la « crise ».  La chute du PCF, la conversion du PS en 1983 au néolibéralisme, l’abandon du gaullisme, la déconsidération des classes populaires, la méfiance face à l’État, l’écroulement du socialisme comme espoir collectif, le tout dans la première moitié des années 1980 : la mue générale des classes éduquées est actée, nous avons changé de monde. Le projet européen de déconstruction de la souveraineté et de l’État social ne rencontrera plus aucun obstacle politique devant lui au sein des classes éduquées, devenues maîtresses du jeu politique, électoral, syndical, culturel, médiatique, universitaire et institutionnel.

Les classes éduquées et les classes supérieures se constituent alors spontanément, du fait de leur masse inédite, de leur nouvelle cohérence idéologique, des logiques immobilières urbaines ségrégatives (par les prix tout simplement), en un isolat social préservé de tout contact réel et symbolique avec le reste de la nation. Cet isolat devenu autosuffisant est idéologique, social, culturel et même géographique. Il se concentre dans les grandes métropoles et les régions touristiques ou attractives, ses membres développant tout un panel de stratégies conscientes (évitements de la carte scolaire par exemple) ou inconscientes (prix des logements et coût de la vie en général des territoires privilégiés) afin d’éviter toute « mixité sociale » avec les classes populaires. Cet isolat capte l’essentiel du pouvoir en se soustrayant à toute solidarité et responsabilité vis-à-vis des classes populaires et moyennes précarisées, autres que l’assistance compassionnelle (faisant retour au XIXe siècle sur cet aspect aussi). Cette sécession des élites, cet isolat des classes éduquées, a été étudié en détail par quelques rares chercheurs, notamment Christopher Lasch, Emmanuel Todd, Christophe Guilluy, Éric Maurin et Jérôme Fourquet. Elle s’explique surtout par le fait majeur établi par Emmanuel Todd, la rupture sociale et idéologique produite par la massification des études supérieures dans une large partie des classes moyennes. « […] pour la première fois, les « éduqués supérieurs » peuvent vivre entre eux, produire et consommer leur propre culture. Autrefois, écrivains et producteurs d’idéologie devaient s’adresser à la population dans son ensemble, simplement alphabétisée, ou se contenter de parler tous seuls. L’émergence de millions de consommateurs culturels de niveau supérieur autorise un processus d’involution. Le monde dit supérieur peut se refermer sur lui-même, vivre en vase clos et développer, sans s’en rendre compte, une attitude de distance et de mépris vis-à-vis des masses, du peuple et du populisme qui naît en réaction de ce mépris [6]».

Il nous semble impossible de comprendre la rapidité, l’ampleur et la place hégémonique du phénomène de l’européisme au sein des classes éduquées, si l’on n’a pas à l’esprit le processus de rupture sociale, politique et idéologique que nous venons de retracer partiellement à grands traits. La généralisation de l’européisme, dans ses conséquences concrètes, implique l’acceptation du remplacement de l’État social politique et souverain, fondé sur le sentiment majoritaire de l’intérêt général surplombant l’ensemble des classes sociales, par la gouvernance par traités. Cette dernière ne reconnait plus de communautés politiques distinctes et autonomes, mais uniquement des individus de droit et récuse la légitimité des processus politiques et démocratiques à orienter les grands choix économiques, budgétaires et sociaux. Ce processus entraîne l’arrêt brutal de l’inclusion des classes populaires et du bas des classes moyennes au sein de la société protégée, et l’abandon concret de la démocratie, radicalement incompatible avec l’européisme.


NOTES

[1] Et non pas son prétendu « transfert ».

[2] Un peu trop intimidé par la stature présidentielle de son adversaire pour tenir face à lui un discours trop clair et radical, mais un des rares hommes politiques de poids qui s’engage alors clairement pour le non.

[3] Débat télévisé de TF1 « Aujourd’hui l’Europe » à La Sorbonne en vue du référendum sur le traité de Maastricht, le 3 septembre 1992.

[4] Marc Joly, Le souverainisme, Paris, F.-X. de Guibert, 2001, p.93 et p.99.

[5] Sur le fond du dossier, il est conseillé de lire l’ouvrage important de l’historien Pierre Laborie, Le chagrin et le venin. Occupation. Résistance. Idées reçues, Paris, Gallimard, 2014 (pour la dernière édition).

[6] Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, Gallimard, 2008, p.96, cité par Jérôme Fourquet dans L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019, p.94.

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