L’autoritarisme, où le libéralisme économique face aux processus démocratiques [Partie 4 : les deux contradictions historiques du libéralisme]

Pourquoi relier l’État d’exception actuel à la vieille théorie réactionnaire de Karl Schmitt, et au néolibéralisme ? L’histoire des idées ne paraît a priori pas la meilleure manière d’analyser les stratégies de ceux qui détiennent le pouvoir social et politique. Car les gens ici cités ne sont finalement que des intellectuels, et non des hommes de pouvoir. Ils ne font partie ni des classes dirigeantes[1] ni des classes dominantes. C’est bien sûr l’alliance entre ces dernières qui déterminent in fine l’orientation concrète de nos institutions sociales, « publiques » comme « privées », et selon des intérêts infiniment plus concrets que des plans idéaux et des constructions intellectuelles élaborées que ne lisent qu’une maigre partie de ces classes[2]. Ils ont cependant plus facilement leurs oreilles que bien d’autres acteurs sociaux..
Il ne s’agit aucunement d’établir une énième théorie du complot, une reconstruction téléologique qui réduirait notre histoire la plus contemporaine à une conspiration de quelques personnes bien organisées et bien introduites, où tout le monde serait d’accord, ces intellectuels entre eux, comme avec les classes dominantes et dirigeantes qui ne constitueraient elles-mêmes qu’un seul bloc, dirigeant en secret le monde entier. Mais si ce n’est pas l’efficacité réelle, mais seulement l’efficacité relative de l’influence des penseurs néolibéraux qui à elle seule peut expliquer la nature actuelle de notre crise, pourquoi y attacher autant d’importance ?
L’hypothèse ici privilégiée est que la réflexion néolibérale est à la fois le symptôme et l’activateur partiel d’un problème concret, réel et massif, au centre des sociétés capitalistes avancées. Et ce sont, à notre sens, ces penseurs qui expriment le mieux le problème à résoudre et le type de logique qui a été déployé par les classes dominantes pour y faire face. C’est aussi leur courant de pensée qui a le mieux répondu aux inquiétudes et aux attentes des classes dominantes, ainsi qu’à une large partie des classes éduquées. Assez large pour constituer un bloc social capable d’imposer le cadre institutionnel et symbolique qui est le nôtre depuis un demi-siècle. En fait, la position néolibérale n’est économique qu’en apparence. Quinn Slobodian présente ce courant comme étant avant tout juridico-politique et dont le but est de préserver l’ordre économique et social des pressions démocratiques nationales. C’est ce courant qui expose avec le plus de clarté et de cohérence le point de vue dominant concernant la tension entre le capitalisme et la démocratie. Cette tension n’est pas fortuite ou conjoncturelle, mais au contraire structurelle. On ne peut donc espérer la conjurer avec de simples discours, il faut des solutions instituées et des projets sociaux globaux pour y faire face.
On verra d’ailleurs qu’in fine, le succès de la formule néolibérale est une illusion et même une erreur fatale pour les classes dominantes (qui ne sont donc pas forcément plus lucides sur leurs propres intérêts bien compris que n’importe qui). On ne peut cependant nier la cohérence d’ensemble de ce projet. C’est sans nul doute, de tout temps, la solution la plus durable et la plus efficace que ceux qui dominent les sociétés occidentales aient mis en place pour faire face au « problème » démocratique que recèle en soi (et pour elles) le système social occidental dans lequel se trouve enchâssé le capitalisme lui-même. Mais c’est aussi cette solution pluri-décennale qui rentre désormais en crise au niveau international, et en phase de radicalisation au niveau national. D’où le retour de la dynamique liberticide de l’État d’exception, sorte de bon en arrière pour le néolibéralisme. Le système de démocratie limitée, et non pas la dictature, est la solution néolibérale par excellence (même si ses penseurs ne reculent pas devant cette éventualité lorsque la situation, selon eux, l’exige). Dans chaque société qui s’inscrit dans les institutions néolibérales, les processus du parlementarisme représentatif sont alors limités à l’élection des gouvernants, à l’arbitrage des problèmes de mœurs et d’identité, ainsi qu’au traitement des questions secondaires relevant du style idéologique de la gouvernance en place (gauche ou droite, conservatisme ou progressisme, coalition centriste ou gouvernance technique apolitique, etc.) dans le cadre inamovible de la mondialisation néolibérale. L’essentiel est que ce cadre soit totalement inaccessible à l’arbitrage populaire. C’est ici le principal succès du néolibéralisme, et c’était bien son objectif stratégique.
On peut repérer dès le XVIe siècle les racines de la double contradiction inscrite dans la manière dont la bourgeoisie libérale assure sa victoire matérielle et sociale. L’essor de l’individualisme moderne et de l’État moderne politique, centré sur la souveraineté législative, c’est-à-dire la libre capacité de transformer les institutions publiques, se double d’une politique économique interventionniste, assurant le début du processus capitaliste. Car le mercantilisme, qui a mauvaise presse partout, est pourtant ce qui a permis la création des rendements croissants, à la base du décollage industriel. L’Angleterre et la Hollande, les pays où est née la révolution industrielle, ont imité à l’échelle d’une vaste société le modèle innovateur des cités-États italiennes. C’est ce décollage industriel qui est lui-même la base de la puissance exponentielle des pays occidentaux, et du pouvoir croissant, parallèle et logique des classes sociales qui détiennent et profitent de cette puissance productive. La plasticité nouvelle de la société qu’a permis la souveraineté étatique croisée avec la destruction du cadre social rigide de la société traditionnelle (incompatible avec le développement du capitalisme), a rendu possible une transformation continue de la société. Il a en effet été nécessaire que celle-ci s’adapte en permanence à ses nouveaux rapports de production, eux-mêmes pris dans une dynamique de changement incessant. Cependant, plus le pouvoir social de la bourgeoisie a grandi, plus elle est parvenue à faire en sorte que l’État ne vienne plus interférer avec l’« économie ». Cette dernière[3], source stratégique de leur puissance sociale montante, est alors pensée comme un processus ayant vocation à être socialement autonome. C’est aussi le domaine de la liberté sociale. En miroir, le domaine de l’État est pensé comme celui de la contrainte, nécessaire pour maintenir l’ordre social mais encombrant lorsqu’il veut avoir son mot à dire dans les relations sociales et économiques. Car par ailleurs, en raison de la croissance de l’État, la haute fonction publique de chaque monarchie territoriale a elle-même développé le sens de son autonomie relative. En effet, l’individualisme, pour des raisons complexes, entraîne l’autonomisation idéologique, de toutes les sphères sociales d’activité[4]. D’autre part, les classes dominantes ne sont pas homogènes, et le personnel politique qui compose les classes dirigeantes n’en provient pas intégralement. Il n’est donc jamais garanti que l’intervention étatique soit parfaitement alignée sur l’intérêt de la majorité des classes dominantes[5]. Verrouiller, limiter, contrôler le sommet étatique est donc logiquement un de leurs soucis principaux. C’est cette préoccupation qui est à l’origine du libéralisme classique.
Les classes dominantes ont un deuxième souci structurel. La nouvelle plasticité de la société est issue du nouveau mode de production, de la souveraineté étatique, et de l’individualisme qui postule une liberté individuelle incompatible à terme avec un cadre social rigide. L’ensemble met à nu l’aspect institué des sociétés, et donc toujours modifiable, disponible aux choix publics pour les grandes orientations entraînant les sociétés modernes dans telle ou telle direction générale, induisant telle ou telle forme de société, d’économie, de redistribution, de division du travail, etc. Les individus sont désormais forcément présentés comme libres de leurs choix de vie et comme des citoyens (au moins en puissance). De ce fait, la légitimité de chaque arrangement politique repose in fine sur l’accord explicite de la population. Le ressort potentiellement démocratique des nouvelles sociétés qui abritent le capitalisme, et qui éclatera lors des révolutions et de leurs suites, est donc structurel et non éliminable. « Démocratique » dans un sens non idéologique, en tant que logique symbolique en quelque sorte immanente des sociétés modernes. Cette logique systémique présente nécessairement deux facettes. Puisque la société se présente d’elle-même comme disponible aux choix, et que ces choix sont publics, l’arbitrage public subit forcément une pression de la part de ceux qui vont devoir assumer concrètement les conséquences positives ou négatives de ces choix. Rendre ces choix légitimes sur le long terme implique donc forcément d’associer la population à cet arbitrage, d’obtenir son consentement de manière plus ou moins directe. C’est le volet politique de la démocratie. La partie socialement dominée de cette population, largement majoritaire, sait par expérience que les choix publics peuvent soit affaiblir soit renforcer sa position sociale, structurellement fragile par rapport aux classes dominantes. C’est le volet social de la démocratie. Or les classes dirigeantes sont plus proches socialement et idéologiquement des classes dominantes que des classes dominées. De ce fait, ces dirigeants sont, d’une manière générale, logiquement portés à valider des choix et des orientations qui désavantagent la majorité de la population.
Ces classes dirigeantes sont aussi portées à renoncer à avoir une politique économique volontariste et interventionniste, puisque c’est désormais mal vu par les classes dominantes, qui ont beaucoup de poids dans la sélection des classes dirigeantes. C’est cette pression libérale qui a progressivement transformé la politique économique interventionniste qui visait à développer l’économie nationale afin d’augmenter les moyens d’intervention de l’État, en économie politique libérale, avec en particulier le principe du libre-échange et celui du laissez-faire. Le libéralisme dit « manchestérien » est devenu dominant d’abord dans l’Angleterre impériale. Force est de constater que, sur le long terme, cette transformation a été fatale pour sa puissance. Les conséquences ne se sont pas fait sentir immédiatement, du fait des facilités permises par l’Empire britannique. Étant encore la principale puissance industrielle du monde, ce dernier avait intérêt au libre-échange dans un premier temps. Ce système avantage en effet les pays les mieux placés et dont l’économie est la plus productive, critère garantissant un prix et un niveau de qualité hors d’atteinte des pays moins avancés. Mais rapidement, les puissances montantes les plus efficaces et les plus interventionnistes (l’Allemagne et encore plus les États-Unis), ont développé un capitalisme beaucoup plus efficace, à l’abri de la concurrence britannique grâce à une politique sagement protectionniste[6]. Elles disposaient par ailleurs d’un vaste marché intérieur intégré. Face à ce phénomène, l’Angleterre, a persisté dogmatiquement dans une politique commerciale libre-échangiste, ce qui a eu pour effet de la désindustrialiser inexorablement, et de l’affaiblir d’autant. Et pourtant, cette politique n’a pas eu de cesse jusqu’à aujourd’hui, et le Royaume-Uni n’est plus qu’un nain économique en comparaison de ce qu’il a été. Car sur le plan idéologique, dans le monde occidental, c’est l’« économie politique » classique, puis néo-classique, prônant le libre-échange comme un dogme sacré, qui a eu le vent en poupe, et pas les écrits hétérodoxes d’un Friedrich List (par exemple), expliquant que le protectionnisme est une nécessité pour les industries naissantes. C’est la deuxième contradiction de la bourgeoisie. Elle ne veut plus partager avec l’État son emprise sur l’économie capitaliste, devenue l’unique base de sa puissance sociale. Elle commence alors à confondre son idéologie spontanée avec la réalité sociale, et confondre l’argent avec la puissance.
Dans la dynamique libérale, la bourgeoise est donc aux prises avec deux contradictions. Tout au long du XIXe siècle, elles s’avèrent cependant surmontables pour elle, notamment grâce au suffrage censitaire, puis en raison du poids résiduel de la paysannerie, plus conservatrice socialement et politiquement, lors des débuts du suffrage universel masculin. Les tensions démocratiques, déjà bien réelles, sont donc restées contenues. Tout a changé lorsque plusieurs facteurs se sont conjugués : la généralisation du suffrage universel ; l’exode rural continu ; l’éducation de masse ; le reflux de la religion ; la montée des médias de masse ; etc. Le système instable et en tension permanente de la société occidentale est alors entré en crise. De 1880 (pour donner arbitrairement une date ronde) à 1945, les sociétés occidentales ont subi les premiers effets sérieux de leur double contradiction. Des théories essayant d’analyser le phénomène et d’y apporter des réponses pérennes et efficaces sont alors apparues. Les solutions les plus autoritaires se révélant intenables dans la durée, la pensée néolibérale s’est alors développée. Comme nous l’avons vu, cette dernière est une pensée institutionnelle stratégique bien plus qu’une idéologie économique. Elle préconise une solution institutionnelle, juridique et politique[7] au « problème » de la démocratie qui envahit la sphère du parlementarisme représentatif. Il s’agit de découpler institutionnellement la sphère nationale de celle des règles économiques, placées prioritairement dans des institutions supranationales, et/ou dans des institutions nationales rendues indépendantes du pouvoir politique. Le tout verrouillé constitutionnellement et chapeauté juridiquement par des conventions internationales, elles-mêmes parfois inclues directement dans les constitutions[8]. L’ensemble a bel et bien retiré toute souveraineté économique et sociale à la souveraineté nationale. C’est la solution ordolibérale et « ordo-globaliste » de l’« école de Genève » néolibérale, comme la nomme Slobodian.
Si elle s’avère, au fil des décennies, comme la solution universelle dans les pays occidentaux, ce n’est pas pour des raisons idéologiques mais pour des raisons pratiques. Elle s’est révélée la plus efficace pour rendre étanches aux pressions démocratiques les options « libérales » qui consistent à privilégier les arbitrages « automatiques » du marché aux arbitrages politiques susceptibles d’être pollués par des pressions électorales. Non pas parce que le marché serait en pratique toujours efficient ou optimal, mais parce que n’étant pas une politique mais une règle du jeu décentralisée, les mécanismes qui favorisent tels ou tels acteurs sont vécues sous le mode de la fatalité aveugle et non pas de l’arbitrage social conscient et public. Les forces aveugles et imprévisibles du marché sont l’équivalent fonctionnel des Dieux antiques : elles interviennent de manière non maîtrisable par les hommes, qui sont soumis à leur caprice, indisponibles à la volonté collective consciente. Et c’est tout l’intérêt pratique et stratégique pour les classes sociales qui en profitent. Ce faisant, il a fallu rendre opérationnel au fil des décennies cet échafaudage juridique d’institutions économiques néolibérales. Elles peuvent sans conteste être qualifiées de « néolibérales », parce que cette idéologie en a été l’architecte théorique, et en a souvent fourni les acteurs pratiques de réalisation. Mais aussi parce que leur objet est typique de son unique objectif stratégique central, encore une fois, assurer l’étanchéité des flux économiques internationaux aux interventions volontaristes et discrétionnaires des gouvernements, eux-mêmes toujours susceptibles de subir la pression de leurs citoyens. Et les techniques institutionnelles privilégiées sont bien celles portées par ce courant : les banques centrales indépendantes, les tribunaux d’arbitrages supranationaux, les institutions supranationales, les dérégulations financières, les constitutions économiques, etc.
L’histoire de la victoire institutionnelle du néolibéralisme est celle d’un tâtonnement expérimental et incrémentiel, d’un bricolage au cas par cas, reculant là où il y a trop de résistance, avançant là où c’est possible[9]. Un tâtonnement qui profite chaque fois que possible de sa conjonction avec la politique des États-Unis. Car sans leur accord au moins tacite, rien n’aurait été possible à l’échelle internationale. Malgré la diversité du néolibéralisme sur le plan idéologique, son réseau d’influence est resté relativement soudé et efficace, notamment grâce à la Société du Mont-Pèlerin, et notamment parce que son ennemi est resté toujours le même (le nationalisme économique et l’État social). Ainsi, dès que la situation internationale s’est montrée favorable ici ou là, tel ou tel membre bien placé a pu exercer son influence. Surtout, le néolibéralisme a su faire la preuve de sa pertinence pragmatique au cas par cas. En RFA, la mise hors politique de la création monétaire, et l’acceptation finalement consensuelle du libre-échange, ont montré que la dépolitisation partielle de l’économie pouvait reconfigurer dans la durée une société nationale. Puis, la constitutionnalisation européenne de la politique économique selon les canons néolibéraux[10] a fourni la preuve éclatante de la possibilité de s’affranchir dans la durée des processus démocratiques, nationaux par nature. C’est par la constitutionnalisation de l’économie (sanctuarisant la politique économique) et par son découplage des institutions nationales, que les intérêts de ceux qui détiennent des fortunes financières ont été à la fois systématiquement avantagés et protégés de toute menace démocratique.
C’est donc fort de cette expérience spectaculairement réussie que les institutions mondiales ont été repensées selon la logique néolibérale, et non pas en raison d’une victoire idéologique du petit groupe néolibéral. Encore moins pour des raisons « économiques », puisque le marché unique est le ventre mou de la croissance mondiale. Mais tel n’était pas l’objectif. Peu importe la couleur du chat du moment qu’il mange les souris. Et c’est donc sur le terrain pratique que la stratégie néolibérale a fait ses preuves sur la durée, en répondant au problème central des classes dominantes des sociétés modernes : contrer les processus démocratiques, sans ruiner les bases de sa légitimité, et limiter les marges de manœuvre de l’État dans sa capacité d’intervention économique. C’est pour cette raison pragmatique, et non par un véritable soutien idéologique, que les classes dominantes ont confié à des néolibéraux la direction de l’OMC. La logique hayékienne par exemple, quoique d’une assez grande cohérence, malgré quelques failles logiques importantes, est d’une impressionnante complexité, et de plus radicalement incompatible avec les hypothèses de base de toute l’économie néoclassique dominante dans les universités ou dans la presse grand public. C’est donc essentiellement au niveau de son efficacité pratique à dépolitiser les choix économiques qu’elle a bâtie son succès.
Mais paradoxalement, son succès révèle ses faiblesses structurelles. Elles concernent deux contradictions séculaires au sein des sociétés modernes.
Première contradiction
Tout d’abord les classes dominantes ne voient pas l’importance que revêt une politique économique centrée sur l’efficacité productive nationale pour la solidité et la puissance des sociétés qu’elles dominent. D’autant plus lorsque les choix qu’il faudrait faire impliquent des concessions avec les forces sociales qu’elles ont vaincues. Elles peuvent en effet désormais les exploiter sans faire de concession (si ce n’est dans le discours) étant donné les arrangements institutionnels qu’elles sont parvenues à imposer, en particulier la division internationale du travail. Ce point est essentiel. Dominer une société puissante n’est pas la même chose que dominer une société elle-même dominée ou impuissante. Encore faudrait-il, pour les classes dominantes, veiller à préserver la puissance matérielle de la société qu’elles dominent. Or, les institutions néolibérales garantissent également la fluidité illimitée des mouvements de capitaux, impliquant une division internationale du travail en quelque sorte mise sur pilotage automatique, rendant les marchés financiers non maîtrisables, y compris par les classes dominantes en tant que classe. Cette nouvelle répartition internationale des investissements et de la production impliquaient de fait une redistribution de la puissance sociale au niveau mondial dont les conséquences ne pouvaient être que massives et stratégiques sur le long terme. Quand les États-Unis soutenaient cette reconfiguration fondamentale dans les années 1990, notamment par le biais de l’intronisation de l’OMC, et se lançaient sous Bill Clinton avec un enthousiasme naïf dans leur propre désindustrialisation, ils signaient à terme leur arrêt de mort en tant que puissance internationale dominante. Aujourd’hui, soit trois décennies plus tard, après toute une série d’effets de cliquet, il est trop tard pour refaire le film en arrière, et les puissances qui s’apprêtent à dominer l’échiquier mondial sont celles qui n’ont pas écouté les sirènes de la désindustrialisation, mais qui ont conservé un pilotage national de l’économie productive, à commencer par la Chine.
Deuxième contradiction
D’autre part, la réussite antidémocratique est telle que l’une de ses conséquences majeures, à savoir le démontage systématique de l’État social, déstabilise une partie toujours plus importante de la population dite périphérique (mais néanmoins majoritaire) de chaque pays occidental, et détruit leur classes moyenne. En conséquence de quoi, la base de légitimité de l’ensemble institutionnel néolibéral s’effondre. Et elle s’effondre au moment même où la puissance internationale occidentale se voit contestée par les pays qui ont fait tout l’inverse de sa stratégie.
C’est depuis qu’a débuté cet effondrement que les classes dominantes occidentales se sont lancées dans une véritable fuite en avant pour tenter de maintenir leur domination. Elles ont pris conscience que leur victoire n’a été que temporaire et qu’elle n’est plus désormais qu’apparente. Sans effet de feedback de la réalité sociale en raison même de leur domination sans partage, elles se retrouvent incapables de toute pensée stratégique alternative, en dehors de la logique régressive et répressive de l’État d’exception. Une pente fatale en réalité, car l’économie productive et le soutien majoritaire des populations ne sont pas de simples options pour assurer leur domination. Dans les sociétés modernes, ces deux ingrédients sont déterminants, pour des raisons structurelles. Le fait que ces sociétés soient dominées par des classes qui doivent désormais leur succès social au refoulement, voire, à la longue, à l’oubli réel, de ces deux paramètres fondamentaux, rend leur situation à proprement parler inextricable. S’approchant du mur, elles ne savent pas faire autre chose qu’accélérer, ayant pris soin d’enlever tous les freins à leur véhicule institutionnel et ne connaissant plus que la ligne droite depuis des décennies. Le réarrangement institutionnel antidémocratique, au centre de leurs préoccupations et de leur angoisse sociale, aura été leur narcotique fatal une fois qu’elles se sont accoutumées à son efficacité. Car il véhiculait sa propre logique, celle du pilotage aveugle et décentralisé des choix productifs, ainsi que celle du refoulement de la nécessité pour tout ordre social de correspondre, au moins de loin et pour une part majoritaire de la population, à leur sens partagé de la justice. Il ne leur reste plus que la solution grossière de la contrainte généralisée, du libéralisme ouvertement autoritaire. Cela signale à tout observateur réveillé la fin du règne de cet arrangement, aussi sophistiqué et efficace que déraisonnable en son fond. La numérisation de la vie sociale, le nudge et la stratégie du chaos permanent ne produiront aucun miracle pour les classes dominantes, et ne font que retarder une confrontation inévitable avec une population qui ne pourra que se radicaliser au fur et à mesure de cette fuite en avant. Un moment viendra où commencera sa mobilisation pour l’organisation, à son profit et selon ses intérêts, de la démondialisation, clé stratégique de la reconquête de notre autonomie institutionnelle et matérielle, clé de la démocratie politique et sociale, clé de la pacification durable de nos sociétés.
Conclusion
Alors que le spectre de la guerre mondiale réapparaît, sortir au plus vite de cette course à l’abîme, est désormais la mission de toutes les personnes qui ont compris les logiques qui sont à l’œuvre. Les logiques profondes qui sont à la source de ce cauchemar collectif nous disent, par contraste, ce qu’il faut privilégier : la renationalisation de la politique économique et la démocratisation de l’État, et partant, des choix publics fondamentaux. Il faudra pour cela combattre frontalement des classes dominantes de nouveau radicalisées, comme dans les années 1930, même si cette radicalisation se fait sur des bases entièrement différentes. Le temps des compromis est derrière nous, et ce n’est pas de notre fait. Ce n’est pas nous qui nous radicalisons, mais la situation elle-même, hélas.
NOTES
[1] À part quelques-uns qui ont pu avoir des fonctions importantes en RFA, dans les institutions européennes ou encore dans celles du GATT puis de l’OMC.
[2] Même si l’on sait que, par exemple, les livres de Hayek étaient pour Margaret Thatcher des livres de chevet, ou que lorsque Ludwig Erhard lisait Wilhelm Röpke, c’était d’après ses propres dires comme « de l’eau dans le désert ».
[3] Il faut comprendre que l’économie, tel qu’on l’entend depuis le XVIIIe siècle, est un nouveau concept, mais c’est un sujet en soi.
[4] La science, l’art, la politique, l’économie, la religion, etc., pensés désormais comme des domaines séparés et indépendants les uns des autres.
[5] En particulier sur celui des détentrices d’une rente financière, grandes gagnantes du nouveau système mais qui ne sont pas les seules à pouvoir agir au sommet.
[6] Aucune économie capitaliste importante, y compris d’ailleurs la britannique, n’a pu se développer initialement en dehors du protectionnisme, qui n’est pas une option pour tout décollage industriel.
[7] Mais en réalité antipolitique, justement. L’ambiguïté tient à l’usage courant du terme « politique ». Cet usage courant fait de toute stratégie de pouvoir une « politique ». Tout individu ou groupe social qui a une stratégie de pouvoir, a ainsi une « politique ». Mais l’origine historique et la spécificité de ce terme signifie tout autre chose : le fait de considérer et d’organiser les institutions publiques comme des choix ouverts, réversibles et publics. De la sorte, une stratégie de pouvoir particulière, en l’occurrence rendre indisponibles les institutions économiques au débat et au choix public, stratégie de pouvoir en soi strictement antipolitique au sens étroit, devient une stratégie « politique » au sens courant puisqu’une stratégie de pouvoir…
[8] Comme pour le cas du traité de Lisbonne pour les pays signataires.
[9] Les traités d’investissements bilatéraux, la situation particulière de la RFA, la mise en place technocratique de l’intégration européenne, les mutations du GATT.
[10] Mise sous tension des législations nationales par la liberté constitutionnelle du mouvement des capitaux, soumission des budgets publics à la discipline de fer des marchés financiers, « législation » et jurisprudence des institutions non élues qui s’appliquent directement aux citoyens et entreprises nationales, sans passer par l’intermédiaire des institutions représentatives nationales, etc.
Une histoire de L’ÉTAT D’EXCEPTION [1]
Une histoire de L’ÉTAT D’EXCEPTION [2]
Une histoire de L’ÉTAT D’EXCEPTION [3]