L’autoritarisme, où le libéralisme économique face aux processus démocratiques [Partie 3 : structure antidémocratique de l’« État » néolibéral, matrice de la pente autoritariste actuelle]

« Le néolibéralisme est […] incompatible avec un État démocratique, si par démocratie on entend un régime qui intervient, au nom de ses citoyens, avec l’autorité de la puissance publique, dans la répartition des biens économiques résultant des événements du marché. »
« La politique de consolidation des finances publiques […] doit procurer aux marchés financiers […] la certitude que leurs exigences peuvent être et seront, en cas de litige, satisfaites en priorité par rapport à celles des citoyens. […] Étant donné qu’il n’est pas encore possible en Europe, au nom de la raison économique, d’abolir du jour au lendemain ce qui subsiste de la démocratie pratiquée à l’échelon de l’État-nation, et tout particulièrement la « révocabilité » des gouvernements nationaux, la méthode consiste à faire s’engager ces gouvernements dans un régime supranational non démocratique – dans une sorte de super-État international dénué de tout fonctionnement démocratique -, et à confier à celui-ci les tâches de régulation. L’Union européenne, depuis les années 1990, est devenue un tel régime. [1]»
Wolfgang Streeck
« […] il est possible de conjuguer forme nationale et vitalité démocratique, à condition de limiter l’ouverture économique mondiale. Il est également possible de conjuguer hypermondialisation et forme nationale, à condition de sacrifier sa vitalité démocratique, les nations se retrouvant prises dans un ensemble de contraintes économiques qui les dépassent. [2]»
David Djaïz
« Si on a affaire à une démocratie dont le jeu [sert] normalement les intérêts des catégories de producteurs les plus nombreux (travailleurs salariés), l’équilibre au sein de la communauté sera toujours rompu en faveur du travail[3]»
François Perroux
Nous avons déjà abordé la transformation radicale de la nature de l’État, par le biais de la gouvernance par traités pour les États membres de l’Union européenne, et ses effets radicalement dépolitisants, vidant la souveraineté de sa substance, et donc les processus démocratiques de leurs enjeux concrets (économiques et sociaux). Mais il n’est pas inutile de se pencher d’un peu plus près sur la logique interne de ce que nous appelons désormais par inertie « État ». Ce dernier, devenu simple administration subsidiaire, est juridiquement encastré dans les institutions extranationales de la mondialisation néolibérale, tandis que son économie est reliée directement aux flux dérégulés de cette dernière. Cette configuration institutionnelle est d’autant plus radicalement néolibérale qu’elle est postnationale, car c’est bien ce qui lui a permis de se soustraite aux contraintes électorales et aux luttes sociales. Plusieurs décennies de ce régime inédit nous permettent d’en dresser le bilan. Il est bien évident que les conséquences concrètes, sociales, de cette politique, sont dévastatrices pour la solidarité et l’unité nationale, le tissu industriel, l’emploi, la cohésion territoriale, le niveau de vie, les conditions de travail, la santé publique, la sécurité sociale prise dans son sens large et l’environnement. Les programmes néolibéraux ont durement impacté les classes populaires et moyennes dans leur ensemble. Assimilés à leurs conséquences désormais bien balisées, ils sont devenus, fort logiquement, globalement impopulaires. Or, toute les structures économiques et juridiques supranationales[4] ont été configurées comme autant d’effets de cliquet (rendant, le plus qu’il est possible, coûteux, complexe voire impraticable tout retour en arrière) pour que ce rejet virtuellement majoritaire des contreréformes néolibérales ne puisse aboutir sur la remise en cause de ce cadre institutionnel économique et juridique qui les rend nécessaires.
D’une part, le cadre macroéconomique global reconfiguré sur des bases néolibérales depuis au moins 40 ans en impose les contraintes objectives, par la dérégulation financière et commerciale qui met en concurrence internationale non seulement les firmes, mais les sociétés elles-mêmes dans leur ensemble, avec leurs systèmes salariaux, fiscaux, règlementaires, etc. Toute mesure politique en faveur des droits sociaux met donc désormais en péril la compétitivité de l’économie nationale. C’est parfois un simple argument rhétorique des néolibéraux, mais c’est hélas bien souvent une vérité objective, dans le cadre bien sûr de la mondialisation néolibérale, cadre considéré comme intouchable et en dehors de toute décision politique, voire humaine[5]. L’aspect concurrentiel n’est parfois que rhétorique (les salaires et les conditions de travail des pays sans législation sociale protectrice ne sont tout simplement pas à la portée des entreprises nationales qui voudraient s’aligner sur de tels standards minimalistes), parfois fondé (concurrence intra-nationale, et concurrence avec les pays économiquement comparables). La très forte désindustrialisation de nos pays est issue pour l’essentiel de ce travail concurrentiel dévastateur. De plus, du fait de la liberté de mouvements des capitaux, les industries qui restent sur notre sol sont désormais bien souvent la propriété de groupes étrangers, à la merci de leurs propres priorités[6]. Tout comme d’ailleurs notre dette publique…
Mais la pression sur les salaires et les conditions de travail ou les normes règlementaires vient souvent par un autre biais, tout aussi redoutable. Si on inclut toute la nébuleuse des sous-traitants avec les grandes entreprises détenues par des capitaux financiers actionnariaux qui sont leurs donneurs d’ordre et dont ils dépendent, il faut bien se pénétrer de cette vérité spécifiquement néolibérale : si les propriétaires financiers jugent que le taux de rendement de leurs actions passe en dessous de ce qu’ils souhaitent, ils n’hésitent pas à retirer leurs capitaux immédiatement de cette grande entreprise, pour les déplacer en l’espace d’une seconde dans une autre plus rassurante et surtout plus rentable. L’entreprise victime de cette très grande volatilité de ses capitaux doit alors trouver immédiatement des repreneurs acceptant de la recapitaliser si elle veut éviter la mise en faillite, et doit donc redoubler « d’attractivité » pour les « investisseurs » issus des marchés financiers. Elle est sinon contrainte de fermer, ou se fait dépecer (avant de fermer), entraînant dans sa chute tous ses sous-traitants, et ce même si elle est parfaitement viable et même rentable. Tout est donc fait pour qu’une telle situation n’arrive pas, et ces contraintes, bien réelles et en rien rhétoriques, sont souvent internalisées par les salariés et leurs syndicats, ce qui est toujours l’idéal de tout système de contrainte. Enfin, la nouvelle division internationale du travail a profondément déstructuré au niveau national la cohérence interne des filières productives, rendant à court terme[7] impossible une sortie immédiate de l’internationalisation impressionnante des grandes multinationales, et donc une réindustrialisation relativement rapide. Ici encore, on constate un bel effet de cliquet, donnant une apparence irréversible à la mondialisation néolibérale, ce qui est exploité à son maximum par l’immense cohorte des tenants du statu quo.
D’autre part, un cadre institutionnel particulièrement rigide pensé pour être à l’abri de toute pression démocratique, impose la légalité de ce nouvel agencement des structures économiques. Il l’impose par des voies constitutionnelles, par la supériorité des traités européens sur la hiérarchie des normes nationales, et par la captation des politiques publiques par des institutions « indépendantes » (du politique) au niveau national et supranational. Rappelons que les traités européens ne sont révisables qu’à l’unanimité, et que la conformité de nos lois avec eux est vérifiée de très près par toutes sortes de tribunaux nationaux (juges ordinaires, Conseil d’État, Conseil constitutionnel) ou supranationaux (CJUE). Dans ce cadre étroit, la souveraineté du peuple ne peut plus s’exercer que dans le champ culturel, religieux, identitaire et sociétal, c’est-à-dire les domaines non directement préemptés par les institutions supranationales. Mais les activités productives, publiques comme privées, avec leurs immenses enjeux sociaux et budgétaires, sont soustraites aux processus démocratiques. Des processus similaires mais moins englobants se retrouvent dans les pays en dehors de l’Union européenne, avec l’essor des traités de libre-échange et leurs tribunaux d’arbitrage court-circuitant la souveraineté des États, le poids du FMI, de la Banque mondiale et de l’OMC, et l’exploitation systématique des asymétries géopolitiques diverses pour imposer par tous les moyens, y compris militaires, le cadre néolibéral et ses tristement fameuses « réformes de structure » aux pays qui n’ont pas la force de résister à l’hégémonie occidentale.
Mais toutes ces contraintes objectives, macroéconomiques et institutionnelles, ne suffisent pas cependant pour obtenir le consentement de la partie majoritaire des populations victimes involontaires de ce processus continu de démantèlement des acquis sociaux, du lien social et de la solidarité territoriale. Ces classes populaires, ou ces classes moyennes à l’abandon, ne voient pas pourquoi il faudrait qu’elles abandonnent l’idéal politique précédent, celui de l’autogouvernement des nations qui les voyaient libres de décider de la forme économique et sociale correspondant à leurs arbitrages démocratiques internes. Les forces politiques actuelles ont bâti ce cadre institutionnel imposant le respect de ces contraintes économiques internationales[8] et ces obligations juridiques supranationales et constitutionalisées. Dans cette folle construction où l’absence de possibilité d’une alternative est au cœur de la logique institutionnelle et idéologique néolibérale[9] il faut donc que tous les gouvernements majoritaires – gouvernements dont le pouvoir discrétionnaire et l’indépendance par rapport à leurs électeurs ont été particulièrement renforcés dans ce processus – imposent, y compris par la force, cette orientation à une population devenue franchement rétive, de plus en plus mécontente de sa double peine (sociale et politique).
En effet le nouveau système institutionnel postnational a indirectement mais radicalement évacué la population des processus d’orientation générale de la société, et en a fait la victime expiatoire permanente de la nouvelle économie néolibérale financiarisée et globalisée[10]. Ce phénomène est particulièrement évident pour ses membres les plus exposés, les salariés du privé et tous ceux dont les modestes revenus doivent être complétés par les dispositifs de ce qui reste de l’État social, et qui dépendent de l’accès aux services publics sur leur territoire pour ne pas sombrer dans la désocialisation. Tous ces gens-là ne peuvent tout simplement plus se reconnaître comme citoyens. La preuve concrète que l’on fait bien partie de la communauté des citoyens se trouve dans le constat que les décideurs publics, pour former la définition de l’intérêt général et déterminer les grandes orientations économiques et sociales, ont dû prendre en compte leurs exigences majoritaires et leurs intérêts. Or toutes les décisions prises ont abouti à la dégradation continue de leur situation matérielle. Depuis au moins la moitié des années 2000, on constate, même pour ceux qui ont un emploi, la baisse de leur niveau de vie. Leur pouvoir d’achat est entamé par la conjugaison d’une stagnation des salaires et d’une hausse des prix non mesurée par l’INSEE (chargée officiellement de mesurer l’inflation), en particulier les dépenses liées au logement, le tout aboutissant à une pression croissante des dépenses contraintes[11]. La dégradation des conditions de vie provient également d’une difficulté croissante à accéder aux services publics de base dans des conditions normales, notamment pour la santé, et par des conditions de travail toujours plus exigeantes en termes de flexibilité et de mobilité. Du moins pour ceux qui en ont encore un, puisque le chômage de masse fait partie intégrante des nouveaux équilibres macroéconomiques internationaux qu’on a mis résolument en dehors des arbitrages démocratiques. Les pays, comme par exemple les États-Unis ou l’Allemagne, qui pour des raisons diverses (souvent des traumatismes historiques collectifs qui leur sont propres, la crise de 1929 n’ayant pas eu la même ampleur et les mêmes conséquences partout) tentent d’éviter un chômage de masse trop important sont alors tentés d’aggraver encore la déflation salariale et la « flexibilité » des conditions de travail, avec à la clé l’explosion du nombre de travailleurs pauvres. La révolte historique des Gilets jaunes fin 2018 est incompréhensible sans la prise en compte de cette double peine, à la fois démocratique et sociale, dont le poids repose particulièrement sur les plus exposés, dans un contexte « politique » totalement bloqué.
C’est ce qui a fait dire à beaucoup d’analystes critiques que non seulement le néolibéralisme n’exigeait pas du tout la disparition de l’État, mais au contraire qu’il impliquait logiquement et concrètement un « État fort » (cette notion schmittienne problématique, comme on l’a vu), cette nécessité augmentant au fur et à mesure de la conjugaison d’une part des effets explosifs, anomiques et désocialisants de cette orientation, et d’autre part de la visibilité toujours plus évidente de la stérilisation des processus démocratiques. Ce constat est vrai pour ce qui est de la nécessité, désormais, d’un autoritarisme croissant pour parvenir à imposer à des populations de plus en plus rétives un approfondissement continu du néolibéralisme dans ses aspects autant économiques et sociaux que proprement institutionnels. Toutefois ce constat mobilise, en qualifiant cet autoritarisme technocratique « d’État fort », une conceptualisation problématique de l’État. Mais avant de se pencher sur ce problème, il faut d’abord souligner à quel point le constat de l’autoritarisme grandissant, de ce libéralisme autoritaire, de plus en plus violent et attentatoire aux libertés publiques et individuelles, est pertinent et important pour bien comprendre ce qui nous attend dans le futur immédiat.
Car il faut bien imposer cette succession ininterrompue de décisions impopulaires, en dehors de tout arbitrage démocratique. Il n’y a pas la possibilité d’un tel arbitrage pour une raison institutionnelle et pour une raison politico-idéologique. La raison institutionnelle a déjà été décrite ici plusieurs fois, les choix économiques étant figés dans des procédures supranationales et constitutionnalisées. Mais il n’y a même pas de débat pluraliste à la hauteur du problème et des enjeux, étant donnée l’hégémonie idéologique du postnational dans les classes supérieures et dans les médias classiques possédés par les gagnants de l’ordre néolibéral. En face de la structure institutionnelle néolibérale européenne, il n’y a pas de force nationale de rappel instituée et organisée, significative, politique, en capacité d’inverser le processus en cours depuis plusieurs décennies, et ce malgré de fortes mobilisations spontanées ou syndicales (partant des bases syndicales puisque la direction de ces syndicats est complètement absorbée dans le système postnational néolibéral). Tant qu’aucun parti politique de masse ne s’empare de manière crédible et structurée de la question de la restauration de la souveraineté[12] afin de pouvoir remettre la puissance publique au service du progrès social (et désormais du progrès environnemental, si tel est le souhait majoritaire), il ne reste que la révolte populaire improvisée face au rouleau compresseur de la mondialisation néolibérale. Cette révolte des classes populaires et des classes moyennes précarisées, plus ou moins organisée, plus ou moins visible, se constate dans tous les pays occidentaux victimes des effets de la mondialisation néolibérale depuis des décennies, effets aggravés pas la crise initiée en 2007.
Pour la France et sur le long terme, un mouvement comme celui des Gilets jaunes, dressés contre la perte de niveau de vie des salariés les plus exposés et la déconstruction démocratique, ou encore la révolte contre la énième contreréforme des retraites entamée fin 2019, réservent de grandes possibilités. Ces réactions spontanées signifient que nous avons, c’est désormais certain, tourné la page de l’acceptation résignée de la déconstruction systématique de l’État social. Les réactions populaires contre cette involution furent encore plus effectives et précoces dans le monde anglo-saxon (États-Unis et Royaume-Uni). Ces nations ont une longueur d’avance pour ce qui est des réalisations politiques de ce refus, même si leurs classes populaires n’ont, elles non plus, aucun représentant politique à la hauteur de la situation et défendant réellement leurs intérêts. L’élection de Trump et l’imposition populaire victorieuse du Brexit sont néanmoins de grandes victoires remportées contre l’oligarchie traditionnelle de droite et de gauche qui ne voulaient ni de l’un ni de l’autre, contre tous les tenants du statu quo. Ces deux grandes percées d’un pouvoir électoral populaire contestataire enfin retrouvé, faisant s’écrouler les dirigeants interchangeables de la mondialisation néolibérale, viennent se joindre au souvenir encore vif de la frayeur des européistes après la révolte politique des Grecs (rendue stérile par la trahison de Tsipras). Cette vague de fond fut encore confirmée récemment par l’arrivée au pouvoir en Italie pour quelques temps de l’alliance improbable de la Ligue et du Mouvement cinq étoiles (qui elle aussi, et sans surprises, a fait long feu). L’insurrection des Gilets jaunes lors de l’hiver 2018-2019, non récupérables par les forces politiques et syndicales de tous bords, est venue encore renforcer ce surgissement d’une résistance populaire radicale face à l’immobilisme actuel. Cet immobilisme, malgré toute une série de tentatives de récupération politique, traverse tout l’arc gauche-droite, de Lutte Ouvrière au Rassemblement national en passant par toutes les formations les plus visibles.
À partir de 2015 donc, le néolibéralisme est entré en crise ouverte, une crise électorale, sociale et idéologique, après être entré en crise économique depuis 2007. Remontent enfin à la surface, après plus de trois décennies de glaciation, une exigence de restauration de la souveraineté nationale, une contestation résolue de « l’alternance unique », et un refus de continuer éternellement la déconstruction des acquis sociaux et du niveau de vie. Cette atmosphère de crise de régime latente crée une certaine panique oligarchique, débouchant sur une fuite en avant néolibérale. Cela se traduit par une accélération des contre-réformes qui avivent toujours plus les tensions, et une confrontation désormais directe et tendue avec la majorité des électorats nationaux, sans le filtre amortisseur classique de la lutte idéologique devenue stérile entre droite et gauche. Dans le cadre de cette montée des résistances populaires et de la crise ouverte du néolibéralisme, l’autoritarisme, conjuguant répression policière et juridique, surveillance généralisée et désinformation officielle sur les sujets critiques, est inévitable. Seule une sortie de ce cadre néolibéral institué, autant sur le plan économique que politique, pourra nous faire sortir de cette phase de violence grandissante, sociale et physique.
Revenons sur l’expression « État fort ». Il a pour lui son évidence et sa familiarité. On perçoit immédiatement que la capacité de contrainte de l’État sera mise au service de la répression de la résistance sociale et politique à l’ordre qu’il met en place. Il vaudrait mieux pourtant privilégier une autre expression que l’on retrouve parfois chez les mêmes auteurs critiques, celle d’un « libéralisme autoritaire », antidémocratique et répressif, comme le juriste et futur nazi, Carl Schmitt, le conçu en 1932 pour séduire son auditoire d’entrepreneurs et de financiers allemands. Un gouvernement fort pour imposer coûte que coûte la liberté du marché contre les pressions redistributives démocratiques. Parler d’un libéralisme autoritaire est moins oxymorique qu’il n’y paraît de prime abord, et surtout moins trompeur que l’expression « État fort néolibéral ». Pour comprendre notre position, il faut revenir sur la compatibilité apparemment paradoxale du libéralisme et de la contrainte publique. Le libéralisme, quoiqu’attaché aux libertés individuelles, est hostile aux libertés politiques publiques, aux droits collectifs, méfiant face à la souveraineté politique de l’État, cette menace permanente face à l’indépendance des acteurs économiques dominants, et encore plus face à la souveraineté de la nation, impliquant la possibilité d’une intervention de la majorité pour mobiliser l’arbitrage étatique en faveur des salariés. Lorsque les pouvoirs publics interdisaient ou limitaient les syndicats, rejetaient tout projet redistributif au nom de l’inviolabilité de la propriété privée et de la liberté individuelle, interdisaient ou limitaient le droit de grève, réprimaient par la force les manifestations populaires, ils ont toujours pu compter sur le soutien résolu des « libéraux ». Cette idéologie est depuis son origine dogmatiquement opposée à toute intervention politique de l’État dans les processus économiques afin de réaliser tel ou tel objectif social d’ordre général. Mais cette position fut radicalisée par des gens comme Carl Schmitt, puis de manière à peine moins sulfureuse par Friedrich Hayek et tous les autres néolibéraux influents.
Seul l’État-nation souverain a les moyens d’imposer une médiation instituée entre les intérêts économiques opposés de ses membres, y compris vis-à-vis des acteurs sociaux les plus puissants. C’est également le seul arrangement social et institutionnel opérationnel capable de faire face aux intérêts internationaux en opposition, tout en tenant compte des particularités, des équilibres et des enjeux spécifiques de chaque société nationale. Si tous ne le font pas bien entendu, il n’en reste pas moins que seul un État effectivement souverain peut coopérer internationalement, pas un État qui ne l’est plus que putativement (réputé être souverain, sans en avoir les moyens) dominé par un autre ou pris dans des engagements supranationaux lui ayant coupé toute latitude politique. Ces deux constats se rejoignent et font comprendre que la voie supranationale est celle de la plus grande rigidité politique, empêchant toute adéquation entre une situation nationale (avec ses divisions et ses enjeux sociaux propres), les grandes orientations des politiques publiques et le contexte international. Pour les dirigeants pris dans ces logiques, les processus démocratiques deviennent un problème structurel, un luxe qui ne leur est plus permis, et dont de toutes façons ils ne voient plus l’intérêt. Les grandes orientations étant préemptées par une structure institutionnelle supranationale verrouillée, il faut faire passer toutes les mesures visant à les concrétiser comme les meilleurs choix possibles, ou à défaut comme les conséquences nécessaires d’une contrainte extérieure inévitable. Les résistances populaires inévitables, et montantes, seront alors présentées comme une incompréhension de la pertinence et/ou de l’inéluctabilité de cette unique orientation possible. D’où cette insistance particulière sur la « pédagogie » des « réformes » néolibérales incessantes, et l’importance structurelle dans cette configuration de contrôler étroitement tous les grands médias de masse et les institutions en lien avec le pouvoir (grandes écoles, économistes, cours de justice, partis de gouvernement, etc.) afin de minimiser autant que possible toute possibilité de dissidence idéologique, sociale et politique.
La composante autoritaire des régimes néolibéraux a ainsi une double dimension. Elle a une dimension politico-institutionnelle très fortement limitative, n’autorisant les pouvoirs publics à entamer la liberté des marchés que pour réaliser l’objectif d’une concurrence maximale, à l’exclusion de tout autre objectif (que ce soit la croissance, la justice sociale, le plein emploi, l’égalité territoriale, l’indépendance, la santé publique, le respect des grands équilibres écologiques, etc.). Mais elle a aussi une dimension directement répressive de plus en plus imposante et permanente, puisqu’il faut bien imposer à des populations forcément rétives les conséquences toujours plus destructrices et visibles que cette contrainte rigide implique. Son deuxième volet, la répression sans cesse accrue des mobilisations sociales, est directement, visiblement et plus classiquement autoritaire cette fois. Il est cependant parfaitement inévitable dans cette logique de gouvernance européenne par traités, puisque son premier volet de suppression de la souveraineté économique des États-nations implique une impopularité structurelle et grandissante, au fur et à mesure que ce projet d’ensemble se réalise et produit ses effets destructeurs. La montée conjuguée et liée des tensions sociales internes, des différentes forces centrifuges (séparatismes, communautarismes, xénophobie) et des tensions internationales est inhérente à la poursuite sans fin de la soumission de ce qui fut naguère des démocraties à des traités européens dont le contenu n’a jamais été voulu par les peuples, et dont ils subissent de plus en plus durement les effets.
Mais c’est justement en analysant les caractéristiques et les ressorts spécifiques de cette nouvelle sorte d’autoritarisme (le libéralisme autoritaire impliqué par la gouvernance multinationale par traités), que l’on comprend que l’on se trompe en le qualifiant d’État fort. L’origine de cette erreur fréquente vient encore une fois de ce que l’on confond paresseusement l’État politique souverain avec le simple monopole de la contrainte physique, et l’édification d’un vaste ensemble bureaucratique centralisé. Or la configuration néolibérale a eu précisément pour objet de déconstruire le cœur de ce qui fait la spécificité de l’État, sa souveraineté. Elle a visé la souveraineté étatique car c’était ce qui donnait à l’État sa capacité à politiser la société en affirmant son droit d’avoir la compétence de sa compétence, de légiférer souverainement sans être soumis à une puissance interne ou externe qui limite ce droit. On ne peut sans contredire son intelligibilité historique qualifier « d’État fort », un État qui ne peut plus décider de rien librement, et qui est contraint de lutter contre ses propres citoyens (le sont-ils encore d’ailleurs ?) afin d’appliquer contre leur volonté majoritaire un ordre dont il n’est plus la source, mais dont il est devenu le simple gestionnaire, et le gendarme de plus en plus mobilisé. Les aspects secondaires de l’État-nation souverain, qui ne lui sont en rien spécifiques, restent et sont même renforcés (bureaucratie et répression), tandis que ce qui fait sa singularité, son intérêt politique et démocratique tout comme sa force historique motrice (la souveraineté, la politisation de la société, puis sa démocratisation) est juridiquement stérilisé. Rien n’est plus faux, de ce point de vue, que de qualifier cette forme autoritaire de société postnationale, postpolitique et antidémocratique, d’État fort.
Concrètement, comme nous l’avons vu, le libéralisme autoritaire postnational repose sur toute une structure emboîtée d’institutions « nationales » et transnationales qui instaurent un ordre juridique tout entier dirigé par l’objectif « d’immuniser le capitalisme néolibéral contre la démocratie », selon la belle expression du sociologue allemand Wolfgang Streeck[13]. Il précise : « Un capitalisme néolibéral et une démocratie électorale peuvent cohabiter pacifiquement dès lors que la démocratie a perdu sa capacité à opérer toute intervention politique égalitariste dans le « libre jeu du marché ». [Cela semble] requérir de vider la politique […] de son contenu : l’incorporation des marchés dans les États devait être remplacée par l’incorporation des États dans les marchés. »
Rappelons une dernière fois, afin de ne pas prendre la mondialisation néolibérale pour ce qu’elle n’est pas, les processus spécifiques sur lesquels elle repose et puise sa force étonnante. Le premier pilier économique stratégique capable de changer les structures mêmes de l’économie est le libre-échange généralisé des capitaux, des biens, des services et des hommes. Il permet une gigantesque division internationale du travail mettant en concurrence directe les sociétés elles-mêmes et non pas simplement les marchandises. Le deuxième pilier est celui de la financiarisation des budgets publics (contraindre les États à toujours diminuer les services publics et les revenus sociaux par la dette publique de marché, devenue le seul instrument autorisé de financement des déficits) et de la financiarisation de l’économie capitaliste elle-même (s’assurer que ce soit l’actionnaire et ses intérêts spécifiques, à savoir augmenter à très court terme la valeur de marché de ses actions, qui commandent à la stratégie des grandes entreprises, et non plus une stratégie entrepreneuriale de long terme). Enfin, dans « l’Union européenne », toute une superstructure juridique transnationale s’assure qu’aucun État ne soit autorisé à toucher, même à la marge, à ces deux piliers stratégiques qui reconfigurent de fond en comble les structures de production des sociétés et les capacités d’intervention des États englués dans cette « gouvernance multiniveaux ». Ce troisième pilier est bien le plus stratégique, celui de la gouvernance par traités et par institutions indépendantes du politique. Aucun État digne de ce nom, donc véritablement souverain, fort ou faible, n’est compatible avec la conjonction de ces trois piliers.
La vitesse à laquelle nous avons pu passer de l’État social à des sociétés néolibérales autoritaires et régressives a de quoi étonner. En deux décennies, des années 1970 aux années 1990, nous avons littéralement changé de monde, changé de forme de société. La politisation des sociétés se révèle ainsi une arme à double tranchant, permettant très rapidement à l’échelle historique (deux décennies ce n’est rien) autant d’aller dans le bon sens que vers les plus profondes régressions. Mais c’est aussi cette grande plasticité institutionnelle et sociale qui doit nous rendre espoir. Ce qui a été déconstruit et reconfiguré aussi rapidement peut subir à son tour le même traitement, dans l’autre sens, et en tirant les leçons de cette spectaculaire fragilité afin de consolider plus efficacement sa nouvelle configuration. C’est bien de nous, de notre action collective, que dépend en dernière analyse le sens de notre histoire.
NOTES
[1] [Souligné par l’auteur] STREECK Wolfgang, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard, 2013, p.91 et p.161-163.
[2] DJAÏZ David, Slow démocratie. Comment maîtriser la mondialisation et reprendre notre destin en main, Paris, Allary Éditions, 2019, p.65, reprenant ici les travaux de l’économiste hétérodoxe Dani Rodrik. Si nous sommes en désaccord profond avec une partie essentielle de son analyse et encore plus de ses propositions, cela n’enlève rien à ses très solides qualités pédagogiques, de synthèse et de clarté pour expliquer des phénomènes très divers et complexes. D’autre part, si son ouvrage est hélas mis au service d’une énième version d’une Europe sociale (certes en soulignant par ailleurs l’importance démocratique irremplaçable de la forme nation, mais une nation qui reste encastrée dans toutes les institutions de la mondialisation néolibérale), il ne tranche pas moins fortement avec les réflexes idéologiques standards de ses innombrables confrères qui assimilent toute évocation positive du fait national « aux heures sombres ». Car David Djaïz souligne fortement que la solidarité sociale et la cohésion territoriale, ainsi que les processus véritablement démocratiques, ne sont possibles qu’au sein d’une nation stabilisée.
[3] François Perroux, Capitalisme et communauté de travail, Paris, Sirey, s. d. [1938], p.198, cité par COHEN Antonin, « Du corporatisme au keynésianisme. Continuités pratiques et ruptures symboliques dans le sillage de François Perroux », Revue française de science politique 2006/4 (Vol. 56), p. 555-592.
[4] Il s’agit pour l’essentiel du libre-échange généralisé, de la financiarisation de l’économie et des budgets publics et enfin de la gouvernance par traités qui stérilise la possibilité de libres gouvernements nationaux habilités à piloter des politiques économiques sous la pression de leurs électorats.
[5] Le récit de la « mondialisation », de droite et de gauche est volontiers téléologique, décrivant ce processus comme un destin multiséculaire, et un processus sans sujet. Ce récit prend aussi grand soin de ne pas séparer le volet néolibéral (à savoir la dérèglementation commerciale et financière et l’impossibilité de toute politique économique souveraine), pourtant issu de décisions politiques réversibles, du reste de la mondialisation contemporaine issue notamment des nouvelles technologies et des innovations dans les transports et leurs coûts. Il semble pourtant élémentaire de concevoir que l’on peut garder la technologie des conteneurs (sans lui donner autant d’importance cependant) ainsi que celle d’Internet (en découplant autant qu’il est possible ce dernier des grands oligopoles américains qui le contrôlent), pour prendre ces exemples importants, sans pour autant se priver de revenir à un strict contrôle national des mouvements des capitaux, des devises et du commerce international. Ce qui ne signifie bien évidemment en rien l’autarcie, même s’il s’agit cependant de diminuer le taux d’ouverture de notre économie, inutilement et exagérément dépendante de l’extérieur. Le mot valise mondialisation aura ainsi permis de mélanger les poires multiséculaires de la tendance à l’accroissement des interdépendances internationales et à l’innovation technologique, avec les bananes néolibérales de la dérèglementation et de la dépolitisation de l’économie. Le but bien sûr était de quasi naturaliser les structures institutionnelles du néolibéralisme, pourtant éminemment réversibles. Alors qu’il est bien évident que nous ne reviendrons jamais à la situation d’avant les Grandes Découvertes, il est parfaitement possible de reprendre le contrôle politique et démocratique de nos économies nationales… C’est non seulement possible, mais indispensable de tous les points de vue.
[6] Il faut lire à ce sujet le très informé IZARD Laurent, La France vendue à la découpe. Entreprises, terres agricoles, immobilier, brevets, quand la France vend son avenir, Paris, l’Artilleur, 2019.
[7] Mais seulement à court terme car là aussi sur le moyen terme ces choix sont réversibles.
[8] Ces contraintes comprennent aussi le fait de livrer artificiellement les budgets publics à l’arbitrage unilatéral et discrétionnaire des marchés financiers.
[9] Thatcher avait su lancer le slogan qui convient à l’idéal néolibéral : « There is no alternative ». L’économie est une sorte de loi naturelle, nous n’avons pas d’autre choix que de la respecter, la politique ne peut se fixer d’autres objectifs que de plier la société à cette loi intangible…
[10] La faute à racheter étant ici d’avoir poussé à bâtir un État social à son bénéfice, perturbant ainsi l’ordre naturel de l’économie.
[11] Cf. l’ouvrage de HERLIN Philippe, Pouvoir d’achat. Le grand mensonge, Paris, Eyrolles, 2018, dont l’analyse est reprise par ce bon connaisseur de l’INSEE qu’est Emmanuel Todd dans un de ses derniers ouvrages : TODD Emmanuel, Les luttes de classe en France au xxie siècle, Paris, Seuil, 2020. Ajoutons cependant que la méthodologie de Philippe Herlin, intelligemment inspirée du pragmatisme de Jean Fourastié sur l’étude historique des prix, est infiniment supérieure à la qualité des recettes platement ultralibérales de la troisième partie de son ouvrage. Ce contraste, pour un esprit un peu trop dogmatique, pourrait facilement décrédibiliser son analyse initiale. Ce serait une erreur. On peut d’ailleurs en dire autant de Jean Fourastié.
[12] Le qualificatif de « souverainiste » pour qualifier les rares personnes qui soutiennent cette nécessité de bon sens est ici un symptôme de notre impasse, mais se révèle complètement déplacé en l’occurrence. Les « ismes » en général désignent une idéologie. Or il y a deux sortes de « souverainistes ». Ceux qui réclament plus de sévérité de l’État, sur tel ou tel sujet, souvent sécuritaire, ou sur l’immigration, ou qui réclament une meilleure protection des entreprises nationales, dans tel ou tel secteur. Tout en n’appelant pas à restaurer… la souveraineté de l’État, ce qui implique bien sûr que ce dernier se retire des institutions supranationales et des traités correspondants incompatibles avec sa souveraineté. Et ceux qui appellent à la restauration de la souveraineté pleine et entière de l’État. Pour ces derniers, il ne s’agit pas d’idéologie, mais d’un problème de base, aussi logique que pratique. Si les gens veulent rester des citoyens, c’est-à-dire posséder collectivement un pouvoir d’arbitrage sur les grandes orientations de leur société, cela impliquent qu’ils disposent d’une autonomie institutionnelle non limitée de l’extérieur. Un bulletin de vote, par exemple, n’a de sens que parce qu’il peut exercer une pression politique sur les choix des dirigeants politiques eux-mêmes. Mais si ces derniers ne sont élus que pour gérer un « État » qui ne dispose plus de sa souveraineté matérielle, alors le bulletin de vote ne sert plus à rien, si ce n’est à valider, tacitement, un processus antidémocratique. La souveraineté n’étant pas une plus ou moins grande sévérité, ou un synonyme de « pouvoir », ou la prétention absurde d’une toute puissance, mais simplement le fait, pour un État, de disposer de la compétence de sa compétence et la libre capacité d’instituer telle ou telle contrainte légale, et de prendre toute direction collective issue d’un libre arbitrage public, sans qu’une autre institution intérieure ou extérieure soit en capacité de préempter ces choix, c’est évidemment la condition de possibilité, logique et pratique, d’un arbitrage démocratique (et même tout simplement politique). En faire une idéologie, et bien sûr une idéologie dépassée, est une manière de refouler cette évidence, et de disqualifier cette possibilité. Rappeler cette évidence et cette nécessité ne fait pas de vous un « souverainiste », mais un démocrate conséquent, ce qui certes est devenu rare dans les pays occidentaux. Mais n’enlève rien à cette évidence et cette nécessité. Il vaut donc mieux parler tout simplement de souveraineté, concept de base de l’Etat, et de son lien avec la possibilité du moindre arbitrage public libre, plutôt que de « souverainisme », qui en vérité ne veut pas dire grand-chose, surtout quand il commence à être décliné (« souveraineté alimentaire », ou « industrielle », ou « pharmaceutique », etc.). Puisque la souveraineté est une capacité juridique par définition généraliste, et ne se découpe pas en tranches.
[13] STREECK Wolfgang, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard, 2013, p.282.
Une histoire de L’ÉTAT D’EXCEPTION [1]
Une histoire de L’ÉTAT D’EXCEPTION [2]