Une histoire de L’ÉTAT D’EXCEPTION [2]

L’autoritarisme, où le libéralisme économique face aux processus démocratiques [Partie 2 : les sources de la thèse]

Cette deuxième partie est un dossier commenté rassemblant des citations des principaux penseurs du néolibéralisme ainsi que celles de plusieurs chercheurs critiques spécialisés dans ce sujet.

Pourquoi le néolibéralisme ? Parce que l’État d’exception est la forme radicalisée d’un processus de contournement des processus démocratiques, afin d’éviter qu’ils poussent la puissance publique à infléchir les politiques publiques dans un sens redistributif en faveur du progrès social. Or c’est bien l’objectif essentiel des institutions néolibérales. Le néolibéralisme est continûment interventionniste. Les fameuses « réformes » ne sont jamais finies, c’est un horizon qui s’éloigne au fur et à mesure que l’on avance vers la déconstruction de l’État social. Mais c’est un interventionnisme libéral bien sûr : ces interventions ont pour seul but d’aviver les processus concurrentiels, ou de fluidifier les opérations de marché, les flux financiers, monétaires ou commerciaux, tout en sécurisant les opérations d’investissements et de spéculation au détriment des intérêts nationaux. Si le marché est aussi central dans cette nouvelle mouture du libéralisme que dans l’ancienne, c’est parce qu’il est pensé comme l’autre de l’intervention volontariste de l’État dans les processus de production, d’échanges, et de répartition des revenus (bref, l’économie). La vision de ce qu’est le marché peut varier d’une école néolibérale à une autre, mais pas le fait qu’il est l’alternative à privilégier face à une politique économique interventionniste. Pour des économistes néolibéraux de l’école autrichienne comme Mises ou Hayek, le marché n’est qu’une opération de découverte de l’information d’acteurs décentralisés (non omniscients mais aguerris par la concurrence à exploiter les informations disponibles pour ajuster leurs actions), seule solution pouvant préserver liberté individuelle et efficacité économique. Pour les économistes néoclassiques, le marché représente la possibilité d’une efficience sociale optimale à partir du moment où les acteurs « rationnels » maximisateurs se comportent comme la théorie néoclassique marginaliste le postule héroïquement. Pour les premiers comme pour les seconds, c’est le marché, libre de toute volonté politique discrétionnaire, qui est bien le seul moyen de coordonner les actions économiques des individus et des entreprises à même de préserver liberté individuelle et efficacité. Peu importe en pratique les axiomes initiaux, et même le type idéal de société du point de vue des valeurs de chaque école. Ce qui importe, c’est leur refus commun de laisser au débat public la possibilité d’influer significativement sur les orientations économiques et sociales. Pour les penseurs du néolibéralisme, il faut donc faire obstacle à la souveraineté économique couplée au suffrage universel. C’est bien ce qui fait l’unité pratique de ce courant de pensée devenu hégémonique dans les sociétés occidentales.

Pour eux, la délibération démocratique n’est pas acceptable dans le champ économique et social, car sinon, c’est la liberté qui est menacée fatalement, et l’État interventionniste qui s’étend sur toute la société. Comme nous l’avons vu précédemment[1], c’est Carl Schmitt qui a théorisé cela de la manière la plus élaborée et c’est son analyse qui a été la plus influente sur ce sujet. C’est également lui qui a théorisé le concept « d’État d’exception » pour en souligner la nécessité pratique. Si pour les penseurs néolibéraux, et contrairement à Schmitt, l’État d’exception n’est qu’une solution de dernier recours, il vaut de toute façon mieux que de laisser le champ libre à l’invasion de l’État par les requêtes démocratiques. Lorsque ces dernières redeviennent menaçantes, alors ils pensent nécessaire de recourir à des solutions autoritaires si l’on veut préserver la liberté des actions individuelles décentralisées dans la vie sociale. En sorte un pouvoir autoritaire apte à contraindre les individus à rester libres dans la société civile, sorte de perversion de l’oxymore rousseauiste. Or, plusieurs décennies de néolibéralisme institué ont tellement décomposé les sociétés occidentales, que les classes sociales défendant le statu quo sur les institutions de la mondialisation néolibérale deviennent partout minoritaires. Et les signes d’une situation qui a perdu sa stabilité se multiplient : les référendums européens perdus en 2005, le vote en faveur de Syriza en Grèce en 2010[2], le Brexit au Royaume Uni en 2016, l’élection de Trump en 2017, la révolte des Gilets jaunes en 2018…Pour les néolibéraux, il faut donc verrouiller encore davantage le dispositif antidémocratique existant. Et les réflexions schmittiennes reprennent ici tout leur poids du fait des difficultés du régime parlementaire représentatif à contenir efficacement les poussées démocratiques.

Le néolibéralisme contre la démocratie, une thèse argumentée

Afin de souligner la validité de cette ligne interprétative (l’hostilité radicale à la démocratie des nouveaux libéraux une fois que le suffrage universel a libéré toutes ses potentialités de démocratisation du système oligarchique du parlementarisme libéral), nous proposons ci-après toute une série de citations largement commentées. Enfin, en conclusion de cet article, nous soulignerons le lien structurel entre le combat néolibéral contre la démocratie et les deux contradictions majeures des sociétés occidentales, qui les font arriver désormais à un point d’incandescence inquiétant. La première grande contradiction se trouve entre le potentiel démocratique de l’individualisme libéral, non voulu en tant que tel mais incompressible, et la structure oligarchique de tous les montages institutionnels libéraux et néolibéraux. La deuxième grande contradiction réside dans la tendance majeure du libéralisme (aggravé par le néolibéralisme) à déréaliser les bases matérielles, les structures productives sur lesquelles les sociétés occidentales ont pourtant construit leur puissance. Ces bases résident dans le développement des activités industrielles permises par des politiques économiques adaptées (ne reculant pas, par exemple, devant le protectionnisme lorsque c’est nécessaire). Le libre-échange et la financiarisation déconstruisent en effet le soubassement de cette puissance, alors même qu’elles s’inscrivent dans la stratégie des classes dominantes afin de se débarrasser des pressions démocratiques[3]. Ces contradictions, insurmontables, reviennent à présent comme en boomerang. Elles mettent en crise le néolibéralisme qui semble être à la fois en fin de cycle, et à la fois dans une phase paroxystique de fuite en avant. C’est dans ce cadre que s’inscrit l’État d’exception, technique désormais principale de gouvernement dans les sociétés occidentales, en crise externe face aux pays encore (ou nouvellement) industrialisés, et en crise interne face à la majorité de leur population.

Citations commentées

  • Sur les inventions conceptuelles de Carl Schmitt concernant l’État « total quantitatif », ou État « faible », ou « État-partis pluraliste », ou « démocratie illimitée », dénonçant la « politisation de l’économie » ou celle de la société, tous ces concepts désignant l’État social qui intervient dans l’économie sous la pression de processus démocratiques :
  • « […] l’État total, qui ne connaît plus rien d’absolument non politique et qui exige l’abolition des dépolitisations du XIXe siècle, en mettant fin notamment à l’axiome posant une économie libre à l’égard de l’État (c’est-à-dire non politique) et un État sans lien avec l’économique ». Et dans « cet État total, toutes choses sont politiques, du moins en puissance, et la référence à l’État ne peut plus fournir de quoi définir le caractère distinctif du politique », Carl Schmitt, La Notion de politique. Théorie du partisan, Flammarion, Paris, 1992 [1932], p.60 et 61, citées par Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire, La Découverte, Paris, 2020, p.13.
  • « Il est beaucoup plus important de reconnaître que la cause de l’actuel « État total », ou plus exactement de la politisation totale de l’ensemble de l’existence humaine, se trouve dans la démocratie elle-même et que l’on a besoin […] d’une autorité stable pour entreprendre les dépolitisations nécessaires et pour conquérir à nouveau, à l’extérieur de l’État total, des sphères et des domaines de vie libre », Carl Schmitt, Légalité et légitimité, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2016 [1932], p.69. Et comme le note Augustin Simard dans son éclairante présentation de cet ouvrage : « Car bien plus qu’à la question du nazisme, c’est à celle du « néolibéralisme » ou du « libéralisme autoritaire » que le texte de Schmitt nous renvoie immédiatement », ibid., p. XXIV.
  • « Un État de partis pluralistes ne devient pas « total » par vigueur et par puissance, mais par faiblesse ; il intervient dans tous les domaines de la vie, parce qu’il doit satisfaire aux prétentions de tous les intéressés », Carl Schmitt, Légalité et légitimité, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2016 [1932], p.71, cité par Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire, La Découverte, Paris, 2020, p.13.

La pensée classique « antitotalitaire » nous a habitués à assimiler fascisme, nazisme et stalinisme dans ce concept problématique (le totalitarisme). Mais un des tous premiers penseurs de ce concept, Carl Schmitt, assimile parlementarisme, lois sociales et « État total quantitatif », c’est-à-dire étendant son emprise sur la vie sociale et économique, par faiblesse par rapport aux demandes sociales. Pour mieux y opposer l’État total qualitatif, apte à découpler par la force vie politique (volontariste) et vie économique (laissée à la spontanéité des décideurs décentralisés). Les penseurs néolibéraux se glisseront dans cette analyse schmittienne du « totalitarisme », mais en proposant leur propre solution, comme nous le verrons plus loin.

  • Sur l’effroi de Carl Schmitt (et de tous les conservateurs) devant le phénomène des partis de masse :
  • « Comment sommes-nous tombés dans cet État de faiblesse totale ? À y regarder de plus près, ce que nous avons-là n’est absolument pas un État total, mais bien plutôt une multiplicité de partis totaux qui réalisent la totalité en eux-mêmes, qui s’emparent en eux-mêmes totalement de leurs membres, qui régissent les hommes du berceau jusqu’au cercueil, de la crèche jusqu’à l’association funéraire et crématiste, qui s’établissent totalement au sein des groupes sociaux les plus divers et qui fournissent à leurs membres, sur consigne du parti, les bons avis, la bonne vision du monde, la bonne forme d’État, le bon système économique, la bonne sociabilité. Des partis dans l’ancien style libéral, qui ne sont pas capables d’une telle organisation, courent le danger d’être pulvérisés entre les meules des partis modernes, totaux en soi. La contrainte qui pousse à la politisation totale paraît inéluctable. La cohabitation entre plusieurs entités totales de ce genre, qui se mettent à dominer l’État via le Parlement et à en faire l’objet de leurs compromis, conduit à cette étrange extension quantitative indistincte de l’État à tous les domaines. […] Comment sortirons-nous de cette situation ? C’est précisément la faiblesse de l’État, dont j’ai mentionné les causes, qui a entraîné la confusion entre l’État et l’économie, ainsi que la confusion entre l’État et d’autres sphères non étatiques. Seul un État très fort pourrait rompre ce terrible enchevêtrement avec toutes sortes d’affaires  et d’intérêts qui sont en réalité de nature non étatique », Carl Schmitt, État fort et économie saine, 1932, dans Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire, La Découverte, Paris, 2020, pp.98-102.
  • Sur l’invention et la mise en pratique par Carl Schmitt de l’État d’exception étendu aux questions économiques afin d’imposer des mesures déflationnistes contre les majorités politiques et la majorité de la population, et son importance dans l’exacerbation du chaos de la fin de la République de Weimar dans ses trois dernières années :
  • Voir les trois parties cruciales « L’austérité contre la majorité », « État d’urgence économique » et « L’engrenage austéritaire-autoritaire » dans Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire, La Découverte, Paris, 2020, pp. 53-61.

La remarque que l’on peut faire ici au commentaire critique très éclairant de Chamayou est que sa postérité néolibérale, pour obtenir ce même résultat, loin de vouloir augmenter l’intensité de la souveraineté, entend au contraire la supprimer, obligeant les « gouvernants » à redevenir de simples gestionnaires (la « gouvernance ») d’un cadre néolibéral immuable en situation ordinaire, tout comme lors des crises économiques. Le résultat est le même (les pressions démocratiques sur l’économie sont empêchées), mais la technique de gouvernement et la conception de l’État sont presque point par point inversées. Et cette nouvelle technique de dépolitisation a pour propriété d’être encore plus étanche à toute inversion de tendance. Une population peut se soulever contre un pouvoir devenu autoritaire. Mais dans un État inséré dans des institutions néolibérales, il devra non seulement affronter toute une série d’institutions multilatérales et d’engagements internationaux complexes, mais de plus reconstruire une autonomie économique compromise par des décennies de mondialisation néolibérale visant à découpler par une radicale division internationale du travail production et pression sociale et politique. C’est dans la « construction européenne » (si mal nommée) que ce résultat et cette technique sont allés le plus loin…

  • Sur la postérité de la pensée autoritariste de Carl Schmitt, et notamment sur les penseurs néolibéraux germaniques et même anglo-saxons (souvent par le biais de Friedrich Hayek) :
  • « Une démocratie peut effectivement disposer de pouvoirs totalitaires, et il est concevable qu’un gouvernement autoritaire puisse agir selon les principes libéraux », Friedrich Hayek, La constitution de la liberté, Institut Coppet, Paris, 2019 [1960], p.138.

Il cite pour appuyer cette assertion stratégique un schmittien de 1932, à l’époque donc où Schmitt déployait sa théorie contre « l’État total quantitatif », H.O. Ziegler, « Autoritärer oder totaler Staat », Tübingen, 1932. Mais dans la page suivante, il cite directement Schmitt sur un de ses textes de 1923 contre le parlementarisme (et encore p.288 sur l’ancienne conception de la loi avant la démocratisation de l’État). C’est à la page 284 du même ouvrage (dans la partie 1 « L’« État de droit », doctrine méta-juridique » de son chapitre 14, deuxième note), qu’il s’exprime sur Carl Schmitt, d’une manière visiblement hypocrite :

  • « La conduite de Carl Schmitt sous le régime hitlérien ne change rien au fait que, parmi les textes allemands modernes sur notre sujet, les siens font partie des plus érudits et des plus pénétrants ».

Et pour faire bonne figure, il cite en parallèle son vigoureux ennemi, Hermann Heller. Or, une partie significative de son déploiement conceptuel est visiblement l’héritier et le continuateur du premier, contredisant donc frontalement les options du second…

Ceci étant posé, cette filiation n’est pas assumée telle quelle, non seulement parce qu’elle est gênante pour ses continuateurs du fait de la compromission de Schmitt avec le nazisme, mais aussi parce qu’ils ont un rapport paradoxal avec cette pensée. Schmitt se veut un pourfendeur radical du libéralisme en son entier. Les penseurs du « néolibéralisme », eux, se pensent comme des rénovateurs du libéralisme, en repensant à nouveaux frais les conditions de possibilité institutionnelles qui lui permettraient enfin de tenir ses promesses. Mais pour ce qui est de l’analyse des problèmes qui ont mis en crise le libéralisme classique dans toutes ses composantes, ils empruntent beaucoup à Schmitt. Les choses ne sont donc pas aussi simples qu’une simple filiation, puisque Hayek fera peser tout son effort sur les limites que l’on peut imposer à l’État pour qu’il ne puisse plus répondre aux pressions démocratiques sur l’économie, et non pas sur le décisionnisme schmittien, afin d’obtenir le même résultat. Il emprunte donc davantage à Schmitt son analyse du problème que ses remèdes. Il ne se rallie en effet à la solution directement autoritaire (comme au Chili) qu’en situation de crise, c’est-à-dire en situation de démocratie sociale. Une situation qu’il s’agit (pour lui comme pour tous les néolibéraux), de prévenir par une série de garde-fous institutionnels (fédéralisme, subsidiarité, constitutionnalisme économique, décentralisation, etc.), dans le but de bâtir une sorte d’État de droit 2.0, plus solide et étanche aux revendications démocratiques. Il est plus favorable aux solutions du type de celles déployées par l’ « Union européenne » que celles du gouvernement autoritaire sous la présidence de Hindenburg conseillé par Schmitt. D’ailleurs, toujours dans le même ouvrage, p.329, note 4, Hayek cite un article de Schmitt de 1934, donc dans sa période nazie, où ce dernier critique les limitations à l’action de l’État dues à la doctrine de l’ « État de droit », que pourfend Schmitt et que défend pour sa part Hayek (sur la base même d’une analyse historique plus ancienne de Schmitt lui-même !). Dans « Droit, législation et liberté » de Hayek, p.184-185 de l’édition Quadrige, il semble même condamner radicalement la pensée schmittienne. On ne peut donc confondre l’un avec l’autre. Mais c’est sans doute pour mieux faire oublier à quel point il lui emprunte. Car la vision matricielle d’une démocratie jugée « illimitée » qui entraîne forcément la société à être engloutie dans un État total « quantitatif » reste sa grille d’analyse privilégiée[4]. Il dit d’ailleurs qu’il compte bien reprendre son analyse sans pour autant reprendre ses conclusions, et dans le même ouvrage, dans une note p.848 de l’édition Quadrige :

  • « La faiblesse d’un gouvernement omnipotent démocratique a été clairement distinguée par Carl Schmitt, l’extraordinaire analyste allemand de la politique qui, dans les années 20, a probablement compris le caractère de la forme de gouvernement qui se développait alors, mieux que la plupart des gens ; et qui en chaque occasion en a déduit des critiques virulentes en choisissant la mauvaise cible, à mon avis, tant du point de vue moral qu’intellectuel ».

Il est d’ailleurs intéressant de citer ici une partie de cette page qui motive cette note significative sur Schmitt :

  • « L’assemblée démocratique unique, omni-compétente et toute-puissante, où une majorité capable de gouverner ne peut se maintenir qu’en s’efforçant de supprimer toute cause de mécontentement pour chacun des groupes qui la soutiennent, est, pour cette raison même, poussée à s’emparer du contrôle de toutes les sphères d’activité. […] Comme toute chose tend à devenir une question de politique, pour laquelle il est possible d’appeler le gouvernement à trancher d’autorité, une proportion toujours plus large des activités humaines est détournée des efforts productifs vers des efforts politiques […] ».

Cette vision du totalitarisme comme conséquence inéluctable d’une démocratie « illimitée » (sur une grille de lecture indéniablement schmittienne plus ou moins assumée donc) aura une importante postérité dans l’après-guerre, y compris en Allemagne. Ce qui est certain, c’est que pour Hayek comme pour les autres penseurs néolibéraux, ce qui pose problème et compromet les « libertés économiques » (c’est-à-dire la libre affectation des investissements, des revenus, de la production et des échanges par le jeu automatique de la seule concurrence), ce sont bien les processus démocratiques. Ce sont en effet ces derniers qui viennent fatalement perturber ce jeu concurrentiel. Or, le marché concurrentiel est pour ces penseurs la seule garantie capable d’assurer l’autonomie de la « société civile », comprendre la société non dirigée par l’État politique. Rappelons ici qu’un État est politique, et partiellement démocratique, lorsqu’il met sa souveraineté (son autonomie législatrice) au service d’une volonté majoritaire, c’est-à-dire d’un arbitrage populaire entre plusieurs options politiques mises en débat. Orienter les choix économiques nationaux en fonction des pressions populaires, voilà le danger fatal, à éviter à tout prix.

C’est bien pourquoi les néolibéraux s’attaquent frontalement à la souveraineté, afin de déconstruire les conditions de possibilité de ce processus authentiquement démocratique, tout incomplet et imparfait soit-il. Cette immense victoire stratégique du néolibéralisme, nous laisse pour seule liberté de choisir les gestionnaires qui administreront une route devenue unique. Ils avaient donc raison de s’attaquer frontalement à la souveraineté politique, et nous avons collectivement eu le tort de ne pas en défendre l’architecture institutionnelle. En particulier, il n’était pas vraiment du goût de la gauche (toutes obédiences confondues) de défendre la souveraineté de l’État. Les dirigeants et penseurs de gauche n’aiment en effet guère le concept de souveraineté, aux résonnances bien trop étatiques pour eux[5]Les néolibéraux ont eu l’intelligence de viser le cœur des conditions de possibilité des processus démocratiques, mais encore l’ont-il fait alors que la gauche n’avait de cesse que de « lutter contre l’État », vu toujours et partout comme l’instrument d’oppression aux mains des classes dominantes (le « monopole de la violence légitime »). Ce qui n’était qu’une vérité partielle du XIXe siècle et une réduction trompeuse de l’État du XXe siècle, devint pourtant un lieu commun hégémonique dans les années 60 et 70. Le point focal de la critique visait « le pouvoir » dans toute sa généralité, et l’État en particulier, que l’on ne distinguait plus du capitalisme. Pourtant, à cette période nous vivions les derniers feux de l’économie mixte qui ménageait des parts toujours plus grandes des économies nationales en dehors du capitalisme proprement dit (plus de la moitié de l’économie nationale française), ce qui créait des marges toujours plus grandes pour les rapports de force démocratiques.

La pensée néolibérale en général, et celle de Hayek en particulier, reposent sur une analyse schmittienne critique de la démocratie sur les questions économiques et de redistribution sociale (une démocratie dénoncée comme « illimitée »). Elles en viennent à des conclusions certes aussi antidémocratiques que celles de Schmitt, mais opposées sur la manière : sauvegarder l’autonomie de l’économie libérale en limitant la démocratie, et limiter la démocratie en déconstruisant la force du gouvernement par la dissolution multiforme de la souveraineté politique. Et cette stratégie ne peut atteindre ses objectifs que s’il existe une méthode qui permette de le faire d’une manière qui ne soit pas aussi visible que dans la solution ouvertement autoritaire proposée par Schmitt avant l’arrivée au pouvoir des nazis Le mieux s’avère tout simplement de laisser les populations choisir leurs dirigeants, tout en s’assurant que ces derniers n’ont plus le loisir de disposer des choix économiques fondamentaux. On peut obtenir ces deux résultats en « détrônant la politique », ce qui implique de déconstruire la souveraineté, en particulier économique. Pour atteindre ce but, la méthode prend trois voies principales. Dissoudre la souveraineté dans des structures fédérales en amont et dans la décentralisation du pouvoir étatique en aval, ensuite constitutionnaliser l’économie afin de la sortir des arbitrages électoraux, et enfin privatiser les activités publiques de l’État.

Là encore, la pensée de Friedrich Hayek est prémonitoire, aussi rigoureuse que franche. Une fois accompli un marché unique permettant à la concurrence d’ajuster librement les activités à l’échelle fédérale, explique-t-il dans un texte séminal de 1939, il faut empêcher un gouvernement économique à cette échelle :

  • « Des compétences économiques déterminées, qui sont aujourd’hui exercées en règle générale par les États-nations, ne pourraient l’être ni par la fédération ni par les États à titre individuel. »

Car Hayek se prononce en faveur d’une fédération, et non pas d’un État fédéral, précisément afin de dissoudre la souveraineté, car « pour qu’en pratique une fédération soit possible, il faut qu’il y ait, dans l’ensemble, moins de gouvernement ». Il serait aussi à terme dans un marché unique impossible de maintenir des politiques monétaires nationales.

  • « La présence, dans une union pourvue d’un système monétaire uniforme, de banques centrales nationales encore indépendantes semble en réalité fort douteuse. Elles auraient vraisemblablement à être regroupées dans une sorte de réserve fédérale (Federal-Reserve-System) ».

Les contraintes inhérentes au libre-échange intégral une fois démontées les protections nationales se chargeraient, automatiquement et silencieusement, d’empêcher et de forts prélèvements fiscaux, et des prix plus élevés qu’impliquent la solidarité avec les régions défavorisées.

  • « Croit-on vraiment que le paysan français soit disposé à payer pour ses engrais un prix plus élevé afin de venir en aide à l’industrie agrochimique britannique ? Le travailleur suédois paiera-t-il plus pour ses oranges afin de soutenir les producteurs d’orange californiens ? L’employé du quartier des banques de Londres paiera-t-il plus pour ses chaussures ou son vélo par solidarité avec l’ouvrier américain ou belge ? ».

Bref, une politique économique significative de soutien catégoriel ou de transfert interrégional n’est concevable que dans un espace national. Il en est de même pour les stratégiques politiques sociales (droit du travail, assurances sociales, etc.). La conclusion s’impose d’elle-même :

  • « On peut s’imaginer que les Anglais ou les Français puissent confier la protection de leurs existences, de leur liberté et de leurs biens – bref, les fonctions d’un État libéral – à une organisation supra-étatique. Mais il n’est ni vraisemblable, ni souhaitable qu’il leur faille être disposés à transférer le pouvoir au gouvernement d’une fédération, à voir régulées leurs vies économiques – à voir décider par d’autres ce qu’ils doivent produire ou consommer. Il est pour cela nécessaire qu’aucune compétence de ce type ne puisse subsister dans une fédération d’États-nations. Il en découle ceci : une fédération signifie qu’aucun de ces deux échelons de gouvernement ne peut avoir le droit de planifier la vie économique sur le mode socialiste. S’il devait s’avérer que la démocratie n’est ensuite possible qu’à l’échelon international, à la condition que les missions du gouvernement international soient circonscrites à un programme pour l’essentiel libéral, alors ce ne ferait que confirmer l’expérience faite à l’échelon national, où il est chaque jour manifeste que l’on ne peut mettre en œuvre la démocratie qu’à la condition de ne pas en abuser, et qu’à la condition que les majorités s’abstiennent de faire un usage abusif de leur capacité d’ingérence dans la liberté des individus. Mais si le prix qu’il nous faut payer pour avoir un gouvernement démocratique international réside dans la délimitation de son pouvoir et de sa portée, alors il n’est certainement pas trop élevé ». La fin bien sûr est un euphémisme ironique, puisqu’explicitement tel était bien le but et la fédération le moyen, fonctionnellement (par sa seule logique) efficace. Tous les extraits proviennent de Friedrich A. Hayek, « The Economic Conditions of Interstate Federalism » [1939], in F.A. Hayek (dir.), Individualism and Economic Order, Chicago, University of Chicago Press, 1980, p.255-272, tel que cité par Wolfgang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Gallimard, Paris, 2014 [2013], pp 141-149.

On peut reprendre à notre compte les conclusions de Streeck quant à la postérité européenne de la réflexion hayékienne :

  • « Mais, avec le temps, l’intégration européenne relégua loin dans les oubliettes les illusions keynésiennes et planificatrices. Plus le processus d’intégration avançait, jusqu’à devenir le cœur de l’économie politique européenne, plus il se conformait aux intuitions hayékiennes de 1939 sur la nécessité, dans une fédération, d’une neutralisation économique des institutions démocratiques, et sur celle d’un transfert des décisions allocatives aux marchés libres ; et plus il se conformait aux intuitions hayékiennes sur la nécessité d’interdire les interventions étatiques faussant le marché dans les États membres, une interdiction qui est allée jusqu’à la suppression des monnaies nationales. […] Aujourd’hui, […] les forces des « marchés », dont l’objectif est d’épargner aux processus d’accumulation capitalistes tout correctif politique, s’appuient avant toute chose sur la dynamique institutionnelle prévue par Hayek. La transformation de l’Union européenne en un instrument de libéralisation du capitalisme européen n’a pas débuté en 2008 : elle est la créature et le résultat d’un processus de transformation continu qui représente la variante et l’incarnation européenne du processus de libéralisation à l’œuvre à l’échelle de la planète depuis les années 1980. Dans la mesure où ce processus consistant à mettre un terme à la dimension démocratique du capitalisme en gommant toute dimension économique de la démocratie se poursuit très rapidement, avec pour objectif une hégémonie institutionnalisée de la justice de marché sur la justice sociale, il serait possible de le qualifier d’hayékisation du capitalisme européen… », ibid., pp.147-149, souligné par l’auteur.

Cet article visionnaire d’Hayek avait déjà été repéré dans Perry Anderson, Le Nouveau Vieux Monde. Sur le destin d’un auxiliaire de l’ordre américain, Agone, Marseille, 2011 [2009], p.55 :

  • « […] une Europe fédérale, dans ce sens-là, ne signifierait pas – comme le craignent les conservateurs britanniques – un super-État, mais moins d’État. Hayek a été un prophète lucide de cette vision. Dans son essai The Economic Conditions of Interstate Federalism, publié en 1939, il a exposé la logique actuelle de l’Union monétaire européenne avec une force et une clarté inspirée. Après avoir soutenu que les États, dans une telle union, ne pourraient plus mener une politique monétaire indépendante, il notait que les interventions macroéconomiques nécessitaient toujours un certain commun accord sur des valeurs et des objectifs et poursuivait : « Il est évident qu’un tel accord sera proportionnel à l’homogénéité et à la similarité des mentalités et des traditions des habitants d’une région. Si, dans l’État national, la soumission à la volonté de la majorité sera facilitée par le mythe de la nationalité, il est clair que le peuple rechignera à se soumettre à toute intervention dans ses affaires quotidiennes si la majorité qui soutient le gouvernement est formée de gens de différentes nationalités et de traditions différentes. Après tout, le simple bon sens commande que le gouvernement central d’une fédération composée de tant de gens différents ait une compétence limitée s’il veut éviter d’affronter une résistance croissante de la part des divers groupes qu’il inclut. Mais qu’est-ce qui pourrait interférer plus complètement dans la vie intime des personnes que la direction centrale de la vie économique, avec son inévitable discrimination entre les groupes ? Il ne fait presque aucun doute que le gouvernement d’une fédération aura une compétence bien plus étroite en matière de régulation de la vie économique que celle des États nationaux. Et puisque, comme nous l’avons vu, le pouvoir des États constituant la fédération sera alors plus limité, la plupart des interventions dans la vie économique auxquelles nous sommes habitués seront impossibles dans le cadre d’une organisation fédérale ».

C’est aussi ce que relève Cédric Durand dans son introduction au volume collectif de 2013 « En finir avec l’Europe », aux éditions La Fabrique, lorsqu’il commente de manière serrée le même article visionnaire de Hayek :

  • « Pour Friedrich Hayek, qui est sans doute le penseur néolibéral le plus marquant du XXe siècle, le principal atout d’une fédération est qu’elle tend à désarmer la capacité de la puissance publique à mener une politique économique. […] Quelles sont les conséquences attendues de la levée de toutes les entraves à la circulation des biens, des personnes et des capitaux, et de l’intégration monétaire ? D’abord, les États nationaux sont privés de la possibilité de mener des politiques industrielles car elles impliquent des distorsions de concurrence. Ils ne peuvent pas davantage réglementer efficacement la qualité des produits, les conditions de travail ou même la fiscalité car la libre-concurrence rend ces instruments inopérants. Les organisations syndicales ou professionnelles ne sont pas plus en mesure d’imposer efficacement des protections particulières. Enfin, par définition, une politique monétaire commune ne peut fluctuer au gré des intérêts d’un État particulier. Ne doit-on cependant pas craindre – dans la perspective de Hayek – la réaffirmation de ces instruments de politique économique au niveau fédéral ? Aucunement, et ce pour les raisons suivantes : d’abord, le principe même d’une politique industrielle devient caduc dès lors que la taille du marché est telle que les principaux compétiteurs en lice sont dans l’union ; surtout, obtenir une protection ou un soutien pour un secteur en particulier devient extrêmement difficile car, dans un vaste marché, il n’existe pas de liens de solidarité suffisantes. […] Plus fondamentalement encore, les différences de niveau de développement sont un obstacle à toute interférence vis-à-vis du marché. En effet, les interventions requises ne sont pas les mêmes selon le niveau atteint et la solution qui s’impose pour ne pas privilégier explicitement tel ou tel est donc de ne rien faire. […] Pour Hayek encore, une fois que les fondements d’une économie capitaliste sont en place, des peuples aux cultures et aux histoires différentes n’accepteront pas au niveau fédéral un pouvoir capable d’organiser la production et la consommation selon un plan. Et [citant ici l’article de Hayek] « comme, au sein d’une fédération, ces pouvoirs ne peuvent être laissés aux États-nations, il apparaît donc qu’une fédération signifie qu’aucun des deux niveaux de gouvernement ne pourra disposer des moyens d’une planification socialiste de la vie économique ». […] Si l’histoire de l’intégration européenne ne saurait se résumer à cette intégration négative à la Hayek, elle en constitue cependant une inspiration essentielle. Avant même le tournant global vers le néolibéralisme entamé dans les années 1970, la supériorité d’un ordre social fondé sur le principe de libre concurrence apparaît comme un principe fondateur du projet européen. Le traité de Rome de 1957 assigne ainsi comme objectif « l’établissement d’un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché commun » (première partie, art.3) ». Cédric Durand rajoute ici en note : « les travaux de Hayek ont été une des sources d’influence du traité de Rome via le pôle libéral du Mouvement européen. Voir François Denord et Antoine Schwartz, « L’économie (très) politique du traité de Rome », Politix, no 89, 2010, P.35-56 ». […] La mise en œuvre des dispositifs envisagés prendra plusieurs décennies. […] Le processus d’intégration européenne est fondamentalement marqué par l’expérience de l’entre-deux-guerres et la persistance d’un problème central pour la bourgeoisie : contrer « l’intrusion des masses dans la relation capitaliste » (W. Bonefeld, « European integration : the market, the political and class », Capital & Class, 26 (77), 2002, p.125.) […] L’élévation de la concurrence comme norme supérieure […] se réalise grâce à une hiérarchie institutionnelle dans laquelle la régulation du marché – c’est-à-dire une concurrence libre et non faussée – doit être garantie par des autorités extradémocratiques. Le processus d’intégration européenne participe – à l’instar d’autres dispositifs tels que les cours constitutionnelles – de la mise en œuvre de ce projet politique. Il ne reprend pas à son compte les concessions en termes de droits sociaux consentis aux travailleurs dans le contexte du plein-emploi de l’après-guerre, mais, au contraire, il joue un rôle de contrepoids à ces avancées dans la socialisation de l’économie en fondant des lieux de prise de décision qui échappent à l’influence populaire. Le gouvernement technocratique par des règles et des autorités indépendantes met ainsi à l’abri de la décision politique discrétionnaire de larges pans de la politique économique. […] La bourgeoisie européenne accepte la démocratie de masse ; mais plutôt que d’avoir recours à l’État policier pour entraver son irruption dans l’organisation de l’économie, comme l’avait anticipé Rosa Luxemburg, elle s’efforce de contenir la menace via des barrières institutionnelles qui constituent la substance du processus d’intégration européenne […]. L’échelon européen, en raison de son caractère supranational, échappe en partie aux rapports de force sociaux qui s’expriment dans le cadre des États-nations ; il constitue une terre vierge fertilisée dès l’origine par des réseaux politico-économiques transnationaux acquis aux idées néolibérales. Conformément à la logique mise en évidence par Hayek, la montée en puissance de l’échelon fédéral facilite le renforcement des principes du libre marché au détriment des interventions de la puissance publique. La construction européenne se présente comme une expérience inédite de construction politique visant à contrer préventivement les coups que pourraient porter à l’ordre capitaliste les mouvements sociaux et politiques », Cédric Durand (dir.), En finir avec l’Europe, La Fabrique, Paris, 2013, pp.20-28.

Après avoir rédigé cet article fondamental, Hayek enfonce le clou dans son petit ouvrage de propagande pendant la guerre, où il associe planisme, interventionnisme et lois sociales à la pente fatale menant tout droit au totalitarisme, ouvrage qui fut alors très lu et reste encore aujourd’hui un best-seller, « La route de la servitude » :

  • « Il ne peut pas y avoir de lois internationales sans un pouvoir capable de les faire respecter. L’obstacle à la création d’un pareil pouvoir international résidait dans l’idée qu’il devait pouvoir disposer pratiquement de tous les moyens illimités que possède un État moderne. Avec la division du pouvoir sous un régime fédéral ce ne serait plus nécessaire. La division du pouvoir servirait à la fois à la limitation du pouvoir central et à celle du pouvoir des États isolés. Dans ce cas, de nombreuses variantes du planisme aujourd’hui fort à la mode, deviendraient tout à fait impossibles », Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, PUF, Paris, 1985, p.246.

C’est donc ici une logique de contournement et d’évidement des processus démocratiques nationaux que propose de mettre en place Hayek, contournement réalisé par le biais de la dissolution discrète de la souveraineté que peut mécaniquement obtenir une large fédération fondée uniquement sur le marché concurrentiel. Toujours dans le but d’éviter la logique démocratique qu’expose Carl Schmitt. Cette intuition pragmatique s’est révélée spectaculairement efficace. Mais cela ne suffit pas, il faut s’attaquer plus frontalement à la souveraineté, lorsque cette dernière se révèle être au service de son détenteur putatif, le peuple. Dès « La route de la servitude », rédigé entre 1938 et 1943, Hayek voit dans la démocratie le danger et non la solution :

  • « Il est important de voir clairement les causes de cette inefficacité reconnue des parlements lorsqu’il s’agit de l’administration détaillée des affaires économiques d’une nation. La faute en est ni aux députés considérés individuellement, ni aux institutions parlementaires en tant que telles, mais aux contradictions inhérentes à leur tâche. On ne leur demande pas d’agir là où elles peuvent se mettre d’accord, mais de se mettre d’accord sur tout, sur l’ensemble de la direction des ressources nationales. Le système qui donne la décision à la majorité n’est pas approprié à cette tâche. On peut trouver une majorité là où il y a à choisir entre des alternatives limitées. Mais c’est un préjugé de croire qu’il faut une majorité à tout propos. […] Dans une démocratie, le contrôle conscient n’est possible que dans les domaines où il est vraiment possible de se mettre d’accord. Dans d’autres domaines il faut s’en remettre au hasard [à savoir le marché, la solution privilégiée par Hayek pour les choses matérielles et la distribution des revenus]. […] La démocratie est essentiellement un moyen [et non une fin en soi], un procédé utilitaire pour sauvegarder la paix intérieure et la liberté individuelle. […] Si la démocratie entreprend une tâche qui nécessite l’usage d’un pouvoir qui ne saurait être guidée par des règles fixes, elle devient nécessairement un pouvoir arbitraire », Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, PUF, Paris, 1985, pp.71-78.

En 1960, lorsque paraît aux États-Unis, où il a émigré, son nouvel ouvrage, « La constitution de la liberté », Hayek n’est déjà plus un économiste mais un philosophe politique, dont l’objectif est de déconstruire les fondements théoriques de la démocratie, et de proposer les voies institutionnelles pour sa limitation drastique. Le droit constitutionnel, dont le développement à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle est concomitant de la frayeur des libéraux face aux partis politiques de masse, est alors mis au service de cette déconstruction de la souveraineté. Ce que recherchent les néolibéraux est le moyen de corseter la latitude donnée à la loi, dans le cadre d’un État souverain, de s’emparer de tout domaine social pour le politiser. Telle est la conception nouvelle de « l’État de droit », c’est-à-dire de la démocratie limitée, strictement encadrée par des instances indépendantes non élues (comme les cours constitutionnelles), une fois les constitutions dûment remplies des interdictions stratégiques limitant les pouvoirs de décision étatique. Le but est de transformer les gouvernements parlementaires, à l’origine oligarchiques, mais devenus des moyens pour la population de contrôler son destin matériel et social, en un gouvernement par les règles, tout en respectant les formes mêmes du parlementarisme contemporain, à savoir la désignation des élus par le suffrage universel, sans suppression des partis. Ici aussi, Hayek pense avec Schmitt pour l’analyse, mais contre Schmitt dès qu’il s’agit des solutions, puisqu’il s’agit de déconstruire sans bruit la souveraineté :

  • « Les traditions démocratique et libérale […] divergent néanmoins sur le champ ouvert à l’action politique censée guidée par la décision démocratique [c’est-à-dire pour lui prise à la majorité]. Alors que le démocrate dogmatique considère qu’il est souhaitable que le plus grand nombre possible de problèmes soient résolus par un vote majoritaire, le libéral estime qu’il y a des limites précises au domaine des questions à résoudre ainsi. Le démocrate dogmatique pense, notamment, que toute majorité courante doit avoir le droit de décider de quels pouvoirs elle dispose et comment les employer, tandis que le libéral considère comme important qu’une majorité momentanée n’ait que des pouvoirs limités par des principes à long terme. […] Le concept crucial pour le démocrate doctrinaire est celui de souveraineté populaire. Ce concept signifie pour lui que la règle majoritaire n’est pas limitée ni limitable. […] Les considérations générales et l’expérience récente montrent que la démocratie ne demeure effective qu’aussi longtemps que le gouvernement, dans son action coercitive, se limite à des tâches qui peuvent être accomplies démocratiquement. [Hayek cite alors le journaliste et essayiste américain très influent Walter Lippmann, celui du colloque fondateur de 1938 lançant si ce n’est le néolibéralisme lui-même, du moins sa campagne de communication ; ce personnage est malaisé à cerner, élitiste mi progressiste mi néolibéral, se réclamant autant de Keynes pour son renouvellement du libéralisme, que de Hayek pour sa dénonciation du planisme, et de tous pour celle du libéralisme platement laissez-fairiste :] « Dans une société libre, l’État n’administre pas les affaires des hommes. Il administre la justice entre les hommes qui mènent eux-mêmes leurs propres affaires », Walter Lippmann, An Inquiry into the Principles of the Good Society, Boston, 1937 ».

L’État doit certes intervenir puisque le néolibéralisme insiste systématiquement sur l’aspect artificiel, institué, fragile, conditionnel, et non naturel du libre marché. Mais il doit, dans cette logique, se limiter strictement à établir les règles générales, notamment celles de la libre concurrence. Au besoin, il corrige les déséquilibres spontanés qui menacent cette dernière, tandis que la vie matérielle s’auto-organise librement au sein de ce marché. Ses acteurs peuvent alors agir sans entraves étatiques, et sans buts collectifs contraignants, comme par exemple corriger les inégalités sociales découlant de la concurrence instituée. L’« État » néolibéral est donc interventionniste sur les règles générales, celles de la justice commerciale et du marché concurrentiel, et il est dans une dynamique de laisser-faire en ce qui concerne les conséquences sociales et politiques de cet agencement particulier, agencement lui-même mis en dehors des débats légitimes par sa constitutionnalisation. Que devient la souveraineté, condition logique et pratique de la politisation de la société ? Il faut bien comprendre que le néolibéralisme veut dépolitiser l’État, l’agencement symbolique et institutionnel de l’État politique seul à même de rendre toujours disponibles les institutions faisant société, y compris économiques, disponibles à la modification publique issue d’un débat et d’un arbitrage public, et – en démocratie parlementaire – d’un arbitrage majoritaire. Cette politisation doit disparaître, car cette disponibilité des institutionsest incompatible avec la logique hayékienne et néolibérale d’un pouvoir qui s’interdit désormais de vouloir autre chose qu’une règle générale, sous peine de tomber sous la qualification infamante du « dirigisme », du « planisme », de la « dictature de la majorité », c’est-à-dire de la pente fatale qui mène tout droit au « totalitarisme » ! Telle est en effet la petite musique qu’il nous est donnée d’entendre depuis les années 1970 au moins… Si seulement il n’y avait qu’Hayek pour nous la chanter, mais depuis le chœur est innombrable. Du moins la vertu d’Hayek résidait dans sa grande franchise sur la radicalité de cette logique :

  • « Le concept de souveraineté, comme celui d’État, peut être un outil indispensable pour le droit international – bien que je ne sois pas certain que, si nous acceptons ce concept-là comme point de départ, nous ne rendions du fait même l’idée de droit international vide de sens. [On le voit, la concession est ici toute formelle] Mais pour l’examen du problème interne d’un ordre légal, l’un et l’autre concept me semblent aussi inutiles que trompeurs. En réalité, toute l’histoire du constitutionnalisme, au moins depuis John Locke, qui est la même chose que l’histoire du libéralisme, est celle d’une lutte contre la conception positiviste de la souveraineté, et la conception apparentée de l’État omnipotent », Friedrich A. Hayek, The Mirage of Social Justice, 1976, repris dans Droit, législation et liberté, PUF, Paris, 2013, p.443.

Les citations ici privilégiées (celles qui laissent le moins de doute possible sur sa visée générale), pourraient donner l’impression que la pensée d’Hayek est caricaturale. En réalité, si elle est en effet radicalement antidémocratique, elle est malgré tout d’une grande finesse, et son appareil argumentaire est un véritable monument. Il faudrait plusieurs ouvrages pour critiquer efficacement l’impressionnant mécanisme qu’il déploie pour méthodiquement saper les bases logiques et institutionnelles des processus démocratiques. Tout comme Carl Schmitt, qu’il a d’ailleurs lu de très près, il repère immédiatement tous les points de faiblesse et toutes les incohérences du système parlementaire démocratisé et de l’idéologie qui le justifie (tant bien que mal). En effet, cette dernière bricole la plupart du temps des idées vaguement démocratiques sur une armature oligarchique et élitiste initiale restée inchangée, afin d’asseoir la légitimité d’un pouvoir bourgeois sur une base plus large, mais sans jamais refondre tout le système institutionnel, juridique et idéologique sur cette nouvelle base afin de le rendre cohérent. Et pour cause, puisqu’un régime authentiquement démocratique n’a jamais été voulu par la bourgeoisie et son régime familier, le parlementarisme. Dès lors, des arguments parfois pertinents, mais instrumentalisés pour l’agenda antidémocratique de Hayek, sont facilement mobilisés par cet esprit acéré et ce polémiste hors pair, comme le montre cette pointe contre le positivisme juridique utilisée ici pour déconsidérer la souveraineté politique[6]:

  • « Excepté là où l’unité politique est créée par conquête, les gens se soumettent à l’autorité non pour lui permettre de faire tout ce qu’elle veut, mais parce qu’ils font confiance à quelqu’un pour agir conformément à certaines conceptions de ce qui est juste. Il n’y a pas d’abord une société qui ensuite se donne des règles, mais ce sont des règles communes qui font que des bandes dispersées fusionnent en une société. Les conditions de soumission à l’autorité reconnue deviennent une limite permanente de ses pouvoirs parce qu’elles sont les conditions de la cohésion et même de l’existence de l’État ; or, à l’ère libérale, ces conditions de soumission étaient comprises comme impliquant que la contrainte ne pouvait être employée qu’à rendre obligatoire l’obéissance à des règles générales de juste conduite. L’idée que la source de tout pouvoir doive être quelque volonté que rien ne borne vient de ce que le constructivisme a hypostasié ce concept, par une fiction que lui rendaient nécessaires ses postulats erronés, lesquels méconnaissaient complètement les sources réelles de l’allégeance. La première question que nous devrions toujours poser en examinant la structure de gouvernement n’est pas : « qui possède tel et tel pouvoirs », mais si l’exercice d’un pouvoir déterminé, est justifié par les conditions implicites attachées au consentement d’obéir à cet organe. […] L’idée d’une omnipotence de quelque autorité, découlant de la source de son pouvoir, est ainsi essentiellement une dégénérescence provoquée par l’optique constructiviste du positivisme juridique, et qui se manifeste partout où la démocratie a existé pendant un certain temps. […] Cette illusion fut renforcée par la naïve croyance que, de cette manière, les gens « agissaient tous ensemble » ; une sorte de conte de fée présenta « le peuple » faisant des choses, préférables moralement aux activités indépendantes des individus. Finalement, cette imagerie bizarre conduisit à la théorie d’après laquelle la mécanique démocratique de prise de décisions est toujours orientée vers le bien commun – le bien commun étant défini comme les conclusions dégagées par les procédures démocratiques », Friedrich A. Hayek, Political Order of a Free People, 1979, repris dans Droit, législation et liberté, PUF, Paris, 2013, pp.675-678.

Afin de parcourir la solution constitutionnelle d’Hayek au problème qu’il vient de styliser (il faut brider la démocratie, simple technique de décision, pour sauvegarder la liberté), suivons la synthèse de Grégoire Chamayou dans « La société ingouvernable » :

  • « L’objectif général – restreindre drastiquement les marges de manœuvre du pouvoir gouvernemental en matière sociales et économique – valait pour tout type de régime, mais « en démocratie », sa mise en œuvre butait sur une difficulté spécifique : pouvait-on trouver un moyen de l’imposer sans rompre trop ouvertement avec les formes du régime représentatif ? « On a généralement cru que cela était impossible », signalait Hayek qui, lui, pensait avoir trouvé l’astuce : « le problème ne paraissait insoluble que parce qu’on avait oublié un idéal plus ancien, selon lequel le pouvoir de toute autorité chargée de fonctions gouvernementales devait être bornée par des règles de long usage, que personne n’avait le pouvoir de changer ou d’abroger ». Une seule solution, la constitution. […] À la trop grande latitude de la décision démocratique, on opposait le modèle d’un gouvernement « constitutionnellement limité » en matière de décision économique. […] Détrôner la politique, donc, par la sanctuarisation constitutionnelle de l’économie. […] Hayek, lui, ne se cache pas derrière son petit doigt : on passerait ainsi, assume-t-il, à un régime de « démocratie limitée ». Mais en quel sens ? En ceci, précise-t-il « afin d’éviter les malentendus », que l’activité du législateur devrait « se limiter à l’adoption de règles de conduite générales et abstraites ». […] « Une constitution du genre ici proposé rendrait évidemment impossible toutes les mesures socialistes de redistribution ». […] Qu’y a-t-il dans la zone interdite ? Le panneau vous l’indique en toutes lettres : en vertu de notre nouvelle constitution, redistribution des richesses interdite, défense absolue de toucher à l’ordre « spontané » des inégalités sociales. Une des clés de la stratégie institutionnelle correspondante consiste à jouer sur les échelles de pouvoir : étirer, écarteler et faire en définitive éclater l’unité de la souveraineté territoriale classique. Tandis que le verrou constitutionnel serait transféré, vers le haut, à des instances fédérales, tout un pan des anciennes fonctions d’État serait décentralisé, reversé à des échelons inférieurs », Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique, Paris, 2018, pp.236-238. Les citations d’Hayek sont pour la plupart tirées de « Political Order of a Free People », 1979, que l’on retrouve traduit dans « Droit, législation et liberté », déjà cité.

Fédéralisation, constitutionnalisation de l’économie, il ne reste plus qu’à relever la place de la décentralisation et de la privatisation des services publics dans cette déconstruction hayékienne de la souveraineté politique, véritable feuille de route d’une stratégie visant à assécher toute possibilité de processus démocratique, tout en maintenant de manière formelle le régime représentatif et le suffrage universel.

  • « Sans ces pouvoirs arbitraires malencontreusement conférés aux « législatures » [Hayek conteste cette qualification aux assemblées contemporaines qui passent des lois « particulières » et non générales et abstraites, donc capables de privilégier telle ou telle partie de la population, notamment les moins avantagées dans la société civile par des mesures concrètes de redistribution],l’ensemble des structures étatiques aurait indubitablement évolué de façon toute différente. Si toute administration était soumise à une loi uniforme qu’elle ne pourrait modifier, et que personne ne pourrait changer pour servir à des fins administratives concrètes, l’abus de la législation au service d’intérêts spéciaux cesserait. La plupart des activités de service actuellement exercées par le pouvoir central seraient dévolues aux autorités régionales et locales ; celles-ci auraient le droit de lever des impôts dont elles fixeraient le montant, mais qu’elles ne pourraient lever et affecter qu’en se conformant à des règles générales posées par une législature centrale. Je crois que le résultat serait la transformation des gouvernements locaux et même régionaux en des entreprises quasi commerciales en compétition pour attirer des habitants. Elles auraient à offrir une combinaison de coûts et d’avantages qui rendrait la vie sur leur territoire au moins aussi attirante qu’ailleurs, dans la limite de leur peuplement potentiel. En supposant leurs pouvoirs limités par la loi de telle sorte que la liberté de circulation de migration soit assurée, et que le régime fiscal ne puisse être discriminatoire, leur intérêt serait entièrement d’attirer ceux qui, en fonction du cadre territorial, sont susceptibles d’apporter la meilleure contribution au produit commun », Friedrich A. Hayek, Political Order of a Free People, 1979, repris dans Droit, législation et liberté, PUF, Paris, 2013, pp.862-86
  • « Il n’est nullement nécessaire, assurément, que le pouvoir central ait à décider à qui doit être confié le soin de rendre les différents services, et il est tout à fait contre-indiqué de lui en donner le mandat. À vrai dire, bien que pour le moment et dans certains cas il soit exact que seules des institutions gouvernementales ayant pouvoir de prélever des taxes puissent rendre certains services, il n’y a pas de justification à ce que des agences étatiques quelconques possèdent le droit exclusif de fournir tel ou tel service. Il peut se produire que le fournisseur en place de certains services soit en une position tellement favorable pour les offrir, qu’aucun compétiteur du secteur privé ne se présente et qu’il y ait ainsi un monopole de fait ; néanmoins, il n’y a alors aucun intérêt social à ce qu’on lui confère un monopole légal, en quelque sorte d’activité que ce soit.  Cela veut dire évidemment que toute agence d’origine gouvernementale autorisée à lever des taxes pour financer certains services devrait être astreinte à rembourser la taxe perçue, à qui préfère demander le service ailleurs. Cela s’applique sans exception à tous les genres de service dont présentement le gouvernement possède ou vise à acquérir le monopole légal, à la seule exception du maintien et de la sanction de la loi avec l’appoint d’une force armée (y compris la défense contre des ennemis extérieurs), c’est-à-dire à toutes les activités de l’État depuis l’instruction publique jusqu’aux transports et communications, y compris la poste, les télégraphes et téléphone, la radiodiffusion, tous les « services publics », les diverses garanties « sociales » et, par-dessus-tout, l’émission de la monnaie », Friedrich A. Hayek, Political Order of a Free People, 1979, repris dans Droit, législation et liberté, PUF, Paris, 2013, pp.864-865.

On le voit, le monde idéal décrit ici par Hayek nous semble étrangement familier, nous décrivant précisément l’esprit de notre agencement institutionnel contemporain néolibéral depuis les années 1980, et leur objectif unique… Car il ne faut pas oublier que toute cette ingénierie institutionnelle sophistiquée, formant système, n’a qu’un objectif principal : stériliser, progressivement et sans le dire, tous les processus démocratiques, mais en laissant intactes les apparences du suffrage universel et du régime représentatif traditionnel, tout comme la coquille, complètement évidée, de la souveraineté étatique territoriale. Le décor du théâtre n’a pas bougé, il reste familier, mais la pièce qui y est jouée est celle du libéralisme autoritaire sous sa forme pateline et apparemment non violente.

Dans ce panorama, l’accent a d’abord été mis sur Hayek, puisque c’est manifestement le penseur néolibéral à la fois le plus cohérent et le plus influent. On pourrait croire qu’en procédant ainsi, on confonde la partie avec le tout, alors qu’il est commun de souligner la diversité, voir l’hétérogénéité de la pensée néolibérale, surtout depuis les travaux de fond de Serge Audier. Notamment dans Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Grasset, Paris, 2012, Audier a voulu souligner les grandes différences idéologiques qui traversent ce courant. Si tant est que l’on puisse, si on suit l’auteur, continuer de qualifier de « courant » tous ces différents rénovateurs du libéralisme classique (d’où le « s » accolé après « néolibéralisme »). Il ne s’agit pas ici de disqualifier l’énorme travail de dépouillement des sources que ce chercheur a accompli, ni même ses conclusions sur la diversité idéologique du néolibéralisme (pour notre part, nous maintenons cependant le singulier, on va voir pourquoi). En effet, son travail sur ce sujet si important est bienvenu (et fait désormais autorité). Il ne faut certes pas mettre toutes les composantes historiques, géographiques et idéologiques du néolibéralisme, avec toutes ses nuances, dans le même panier réducteur, et en ne se focalisant de plus souvent que sur l’ultralibéralisme américain de l’école néoclassique en économie. De plus, dans son très instructif ouvrage Penser le « néolibéralisme ». Le moment néolibéral, Foucault et la crise du socialisme, Le Bord de l’Eau, Lormont, 2015, il redresse une confusion indéniable de beaucoup des penseurs critiques du néolibéralisme en France et aux États-Unis qui utilisent les leçons de Michel Foucault au Collège de France sur le néolibéralisme comme base intellectuelle de leur analyse critique, en postulant que ce dernier était, comme eux, un farouche et lucide contempteur de ce courant en passe de devenir hégémonique. Or sa démonstration est incontestable, on ne peut soutenir une pareille position. Si on ne peut pour autant tout inverser en affirmant que Foucault était néolibéral (tout simplement parce que c’est faux), il faut pourtant bien convenir que sa critique est à tout le moins très mitigée, voyant dans cette nouvelle technique de gouvernement des possibilités et une marge de manœuvre pour la liberté individuelle bien supérieures, à ses yeux, à celle de l’État social dirigiste. Bref.

Audier semble par contre largement surestimer l’hétérogénéité du néolibéralisme. Il prend les divergences idéologiques pour des divergences politiques significatives, prenant ces penseurs au mot, et leurs visions du monde comme des marqueurs rédhibitoires de l’unité du néolibéralisme. Mais ceci nous semble relever du penchant classique de l’histoire des idées à prendre excessivement celles-ci au mot. Ce qui confère l’unité du néolibéralisme comme objet de recherche historique, sociologique et critique, ce ne sont pas ses idées à proprement parler, mais l’origine sociale et historique de ce courant, ainsi que son objectif concret. Son unité provient avant tout de ce qu’il combat, puisque c’est à l’origine un courant qui affronte la réalité politique et sociale de son temps. La crise du parlementarisme couplée à la crise de 1929 ont compromis la domination idéologique et pratique du libéralisme classique dans toutes ses dimensions. Et l’analyse fondamentale du problème pour tous ces rénovateurs (et même pour la minorité de ce courant qui semble vouloir rétablir le vieux laissez-faire, comme Mises par exemple) est la même : le danger mortel pour l’équilibre économique et politique provient de la montée des processus démocratiques, le suffrage universel qui rend le parlement poreux aux exigences sociales redistributives et protectrices, et qui oblige les gouvernements majoritaires à intervenir toujours plus dans l’économie et à politiser la société. L’analyse schmittienne (mais non sa solution) est ici partagée par tous les penseurs néolibéraux, dans leur grande diversité idéologique[7]. C’est l’hostilité à la démocratie[8] qui les rassemble, et qui donne un sens indéniablement commun à leurs préconisations, dans toute leur diversité. Cette unité provient aussi de la dimension libérale de leur néolibéralisme : pour ce qui est de la production et des échanges, c’est le prix de marché qui doit prédominer sur l’intervention publique et politique une fois que l’on s’est assuré que la mécanique concurrentielle n’était pas faussée. Et c’est cette dimension qui doit être mise à l’abri des interférences démocratiques. À partir de là, toute une gamme de visions sociales et idéologiques de la forme que doit prendre la société différencient les tenants de cette réaction. Il faut également comprendre que les aspects strictement économiques et techniques de la mondialisation néolibérale, en particulier la dérégulation financière, monétaire et commerciale, ainsi que la financiarisation des budgets publics[9], ne sont pas en elles-mêmes des dogmes économiques intangibles ou idéologiques, mais bien elles aussi des mesures politico-stratégiques de contrôle extérieur des choix sociaux non-contrôlables par les gouvernements des pays enserrés dans les contraintes instituées de la mondialisation néolibérale. L’imposition généralisée de cette structure institutionnelle interdit aux États toute marge de manœuvre significative pour privilégier une politique de progrès social ou même d’expansion économique[10]. Bref, que ce soient les aspects institutionnels juridico-politiques dirigés directement contre les processus démocratiques, ou les mesures de mondialisation financière et commerciale, l’ensemble de ce que l’on met, à raison, dans le néolibéralisme, n’a besoin d’aucune homogénéité proprement idéologique pour détenir une incontestable unité. Et quelle que soit sa forme, son adversaire est fort logiquement la capacité des peuples, en tant que communautés politiques nationales, à peser sur leur destin matériel et social. Telle est la véritable unité pratique du néolibéralisme, et il faut relever qu’elle n’est pas de nature doctrinale ou théorique, mais bien de nature concrète et stratégique. C’est d’ailleurs ce qui explique que toutes les classes dominantes, en réalité peu sensibles aux débats proprement idéologiques, aient fini par soutenir universellement, dans le monde occidental, cette mutation fondamentale. Était-ce véritablement et objectivement leur intérêt bien compris ? Si ce choix a pu apaiser leur principal sujet d’inquiétude (la pression continue des salariés sur leur taux de profit, leurs prélèvements fiscaux et la stabilité des prix impactant la valeur de leur patrimoine), il leur a cependant fait perdre de vue le mécanisme sur lequel reposait in fine leur puissance globale, à savoir l’industrie, cœur des rendements croissants et par ce biais stratégique de la puissance des sociétés occidentales qu’ils dominaient socialement. En se débarrassant efficacement de leur ennemi social (et alors même que leur ennemi géostratégique principal, l’URSS, s’écroulait), ils ont scié la branche matérielle sur laquelle ils ont oublié qu’ils étaient assis.

Nous l’avons vu, au niveau théorique et idéologique, le néolibéralisme est divers, voire hétérogène. Mais l’on retrouve très précisément chez tous les penseurs les plus influents du renouvellement du libéralisme manchestérien l’analyse schmittienne anti-démocratique ainsi que la volonté de se débarrasser des politiques économiques interventionnistes nationales (sauf pour rétablir le fonctionnement concurrentiel du marché) . Pour avoir un éclairage sur la position des autres grands penseurs du néolibéralisme, interrogeons le remarquable essai de Jean Solchany sur Wilhelm Röpke et sur les origines du néolibéralisme. Solchany pour sa part n’hésite pas à identifier comme point commun cette méfiance radicale envers les masses et les processus démocratiques. Il repère cette pente dès le début de carrière des pères de l’ordolibéralisme[11] et du néolibéralisme « sociologique »[12], même si ces qualifications sont réductrices, chaque penseur ayant bien sûr ses spécificités, et évoluant sur tel ou tel point au court du temps :

  • « Si la mue du Röpke économiste en un Röpke sociologue est manifeste dans la première moitié des années 1940, les prémisses de sa lecture de la crise au-delà de l’économie remontent à la décennie précédente. L’épreuve traversée depuis le début des années 1930 ne serait pas une « crise du capitalisme », mais une « crise de l’interventionnisme et du demi-socialisme », traduirait l’« effondrement de cette mixture impure d’économie de marché et d’économie planifiée ». […] L’imbrication croissante des sphères de l’économie et la politique qui en découle entraîne la « politisation de l’économie » et l’« économisation de la politique ». [On reconnaît là la dénonciation schmittienne et sa recommandation de dépolitisation radicale de l’économie] […] Chez Wilhelm Röpke, la Grande Dépression [issue de la crise de 1929] ne vient dans un sens que conforter une lecture libérale de l’économie et de la société déjà solidement structurée à la fin des années 1920. Mais plus fondamentalement encore, elle favorise la cristallisation d’une peur des masses qui sera au cœur de sa sociologie des années 1940 aux années 1960. […] Alors que la « civilisation de masse moderne » étouffe la personnalité, la « révolte des masses » qui s’émancipent de la tutelle spirituelle des élites menace le système social, attise le bellicisme et le nationalisme. Parmi les références invoquées [par l’article de Röpke sur la « signification séculaire de la crise mondiale » de janvier 1933 que cite ici Solchany] figurent l’incontournable José Ortega y Gasset [intellectuel élitiste et réactionnaire très influent de l’entre-deux-guerres], mais aussi Alexander Rüstow et Walter Eucken. La réflexion de Wilhelm Röpke n’est pas celle d’un homme isolé, mais reflète la quête interprétative d’économistes libéraux soucieux de promouvoir une analyse globale de la crise, soucieux également de la diffuser auprès des décideurs économiques. Secrétaire général de la chambre d’industrie et de commerce de Berlin depuis 1902, Fritz Demuth est à l’origine de l’Association allemande pour une politique économique libre, un think tank fondé en février 1932 avec le soutien de Karl Lange, le directeur du VDMA [Verein deutscher Maschinenbau-Antalsten, Association des entreprises allemandes de machines-outils] […] Personnage clé du VDMA [dont il est le directeur du département de politique économique], Alexander Rüstow obtient de son côté l’adhésion de ses camarades Walter Eucken et Wilhelm Röpke au comité directeur d’un Bund [l’association en question] présenté comme le rassemblement de « toutes les forces, dans la théorie et la pratique, qui défendent d’une manière ou d’une autre le libéralisme économique ». [Dans ce contexte de lobbying libéral de ces trois jeunes économistes en vue, outre Röpke, Eucken et Rüstow publient courant 1932 des articles importants sur l’état actuel du capitalisme, que résume ici Solchany, en commençant par Eucken, le fondateur principal et le plus influent de l’ordolibéralisme :] L’État libéral du XIXe siècle, qui séparait les sphères de l’État et de l’économie, qui déléguait quasiment la direction de cette dernière aux entrepreneurs, n’est plus. Le nouvel État économique du XXe siècle est un « État économique interventionniste » qui ne cesse d’étendre ses prérogatives depuis l’ère bismarckienne. L’emprise fiscale entrave l’initiative des entrepreneurs et met hors d’état de fonctionner le système des prix, jusqu’alors régulateur de l’économie. Mais l’État économique est aussi un État faible. Se référant aux analyses de Carl Schmitt, Walter Eucken dénonce un État moderne devenu la proie des « groupes économiques » : les entrepreneurs adeptes du lobbying protectionniste et les ouvriers organisés dans les syndicats cherchent à « renforcer leurs positions dans le cadre de l’économie capitaliste ». La fixation des prix n’est plus le produit de la concurrence, mais d’une politisation de l’économie. Le processus de production et de répartition devient tributaire des groupes de pression, l’« ordre économique est devenu anarchique ». […] Pour expliquer cette évolution, Walter Eucken incrimine les « forces chaotiques de la masse ». […] Plus fondamentalement, Walter Eucken impute l’ère des masses à la « démocratisation du monde et à la libération qui en a résulté des forces démoniaques au sein des peuples ». La Révolution française serait à l’origine du processus. Les masses, voilà l’ennemi. Dans un monde moderne où la religion a perdu de son influence et ne semble plus donner du sens à la vie, elles chercheraient à combler un vide spirituel insupportable en adhérant à des pseudo-religions. Parmi celles-ci, la croyance en l’État interventionniste, en l’État total. En septembre 1932, lors du Congrès du Verein für Socialpolitik [association pour la politique sociale] qui se déroule à Dresde, Alexander Rüstow, dans sa contribution au débat sur l’Allemagne dans la crise mondiale, […] n’est pas moins sévère envers la réalité weimarienne. Lui aussi la juge dominée par le « subventionnisme » et l’ « interventionnisme », responsables de la crise. Cette représentation d’un État faible devenu la proie des groupes d’intérêt véhicule des sous-entendus antiparlementaires et antidémocratiques. Alexander Rüstow a recours à un concept schmittien par excellence lorsqu’il dénonce le « pluralisme, en vérité le pluralisme de la pire sorte » qui règnerait sous Weimar. Il plaide donc pour un État fort, qui incarnerait l’« autorité » et la « direction » (Fürhertum), qui serait « neutre au service de l’intérêt général le plus élevé », qui reposerait sur une « Constitution correctement et organiquement construite » [même s’il rejette cependant explicitement la violence, contrairement à Schmitt]. De son côté, dans son article de 1932, Walter Eucken en appelle à un État qui aura trouvé la force de se « soustraire à l’influence des masses » et de s’éloigner de l’économie, permettant le rétablissement de conditions favorables à l’épanouissement du capitalisme. Dans le contexte d’alors, il ne fait guère de doute que cette réflexion s’inscrit elle aussi dans un horizon d’attente antidémocratique, dans une logique plus ou moins marquée de refondation autoritaire du système politique. Pour Walter Eucken, le fond du problème est que la « démocratisation » a donné aux « partis et aux masses organisées par eux une influence beaucoup plus importante sur la direction de l’État et donc sur la politique économique ». Si Walter Eucken ne fait pas mystère de son rejet de la démocratie, Alexander Rüstow est un peu plus explicite dans la définition de cette alternative au « pluralisme honni » qui mettra en œuvre l’« interventionnisme libéral » qu’il appelle de ses vœux : le « nouveau libéralisme […] exige un État fort, un État au-dessus de l’économie, au-dessus des intérêts ». Nul doute que Wilhelm Röpke adhère à cette vision. Dès 1923, soucieux de remédier au déclin de l’idée libérale, il a écrit que le libéralisme ne peut pas être antiétatiste, car l’« État est l’incarnation du bien commun au-dessus des groupes d’intérêt, ou du moins devrait l’être ». […] Ces considérations intitulées « Libéralisme économique et pensée de l’État », peuvent être considérées comme l’anticipation la plus précoce du nouveau libéralisme du début des années 1930, qui fait de l’« État fort » le vecteur de la lutte contre l’ « interventionnisme », le « monopolisme » et le « subventionnisme ». Mais Wilhelm Röpke partage-t-il le credo antiparlementaire et antidémocratique de ses camarades ? Au vu de la condamnation de la « démocratie parvenue au stade dégénéré du pluralisme », à laquelle il se livre en juillet 1940 dans la NZZ [Neue Zürcher Zeitung], il n’a sans doute pas été insensible à la critique schmittienne des institutions weimariennes. […] Dans un texte intitulé « Tournant » (Epochenwende), mais que l’arrivée au pouvoir des nazis empêcha de paraître, la démocratie est présentée comme une menace pour le libéralisme : « Si le libéralisme exige donc la démocratie, c’est seulement sous la condition que cette dernière soit dotée de limitations et de sécurités visant à prévenir que le libéralisme ne soit pas dévoré par la démocratie ». Au total, il y a bien une méfiance à l’encontre de la démocratie et du parlementarisme chez les futurs ordolibéraux » [Solchany rappelle ensuite, pour ne pas caricaturer la pensée de Röpke, sa position antinazie, ainsi que, et malgré sa condamnation des masses, son soutien à la démocratie parlementaire à une époque où ces soutiens sont devenus rares chez les intellectuels]. À la fin des années 1920, ce jeune économiste [Alfred Müller-Armack (1901-1978), l’inventeur de la notion d’« économie sociale de marché » et un des économistes les plus influents lors du redémarrage, ordolibéral – mâtiné d’État social du fait de la force des syndicats –, de l’économie de la jeune RFA] impliqué dans la réflexion sur la conjoncture s’était également intéressé à des problématiques historicistes, en particulier à la notion de style économique. Il n’est guère éloigné d’Alexander Rüstow et de Walter Eucken lorsque, en 1932, il voit dans l’évolution du capitalisme depuis le XIXe siècle le produit d’une interpénétration croissante entre le politique et l’économique, particulièrement marquée en Allemagne. Sensible lui aussi aux thèses de Carl Schmitt, il critique l’« État de partis pluraliste ». L’« étatisation du processus économique » lui paraît irréversible. Seul un « État fort » résoudra les difficultés qui en résultent. L’économiste considère alors l’Italie fasciste comme un modèle. En mai 1933 il adhère au NDSAP et publie « Idée de l’État et ordre économique dans le nouveau Reich », ouvrage empreint d’idéologie völkisch […]. Alfred Müller Armack formule sous une forme radicale et fasciste l’aspiration à l’État fort présente dans le projet ordolibéral. Mais il n’est pas en relation avec ses promoteurs. […] En 1942 [en tant qu’expert officiel de la « cellule de recherche sur la colonisation et l’habitat »], il recommande la colonisation non seulement agricole, mais industrielle des régions polonaises annexées au Reich. Sujet sensible, son parcours sous le nazisme a fait l’objet d’évaluations contrastées. Ses contacts avec l’Eglise confessante et ses réticences à l’encontre du dirigisme nazi témoignent d’une distanciation après une phase initiale d’enthousiasme. Mais l’économiste, qui fait carrière en travaillant en relation avec de nombreuses administrations de l’État, n’est pas un opposant [pas plus que Ludwig Erhard, le principal dirigeant économique de la RFA, celui qui a su imposer la voie ordolibérale au sortir de la guerre. Si Alfred Müller-Armack et Ludwig Erhard ne font pas partie du cercle initial de l’ordolibéralisme, entre 1946 et 1948, ils sont tous deux devenus très proches de ses animateurs principaux]. Si Alfred Müller-Armack se réfère positivement à Wilhelm Röpke, la réciproque est également vraie. Dans l’Allemagne qui sort du nazisme, il y a bien une expertise néolibérale qui s’exprime et aspire à l’influence. [Et pour finir sur Wilhelm Röpke, et son analyse radicalement critique de l’État social et du parlementarisme lorsqu’il est sous la pression des masses, le tout empruntant toujours beaucoup à l’analyse schmittienne, quoiqu’hostile à ses solutions :] L’État-providence est la modalité suivant laquelle « s’accomplit avant tout, dans le monde non communiste, la soumission de l’homme à l’État ». Il garantit aux « masses domestiquées » une sorte de « stabulation confortable ». Devenu un État pieuvre par excellence avec la montée en puissance de l’État social, l’État moderne n’en reste pas moins un État faible, proie des groupes de pression. La vision du mini-État cohabite toujours avec celle du super-État. A la fin des années 1950, Wilhelm Röpke incrimine de nouveau le « pluralisme malade » qui ne chercherait pas à limiter l’État, mais à l’instrumentaliser à son profit ». […] Chez Friedrich Hayek comme chez Wilhelm Röpke, la démocratie est un danger pour la liberté et l’économie de marché. Tout est conçu dans [le] projet de Constitution [d’Hayek] pour neutraliser l’expression de la volonté populaire et réserver le pouvoir à une élite, jugée seule à même de l’exercer. Les deux têtes de file du néolibéralisme aspirent donc à une forme de gouvernement s’apparentant à l’aristocratie bien plus qu’à la démocratie. Cette dernière, régentée par les partis à l’écoute des masses, a accouché de l’étatisme, de la bureaucratie et de l’État-providence. Ainsi peut-on résumer l’objection néolibérale. […] De même que ses considérations ambivalentes, voire critiques sur la démocratie, les analyses de Wilhelm Röpke sur l’alternative représentée par un certain autoritarisme de droite s’inscrivent dans le même horizon de défiance antidémocratique consubstantiel à la vision du monde néolibérale. L’économiste est, il est vrai, resté relativement silencieux sur la question. Dans Die Gesellschaftskrisis der Gegenwart [la crise sociale de notre temps, 1942], il fait l’éloge de Mustapha Kemal, un dictateur qui n’est pas à confondre avec un « usurpateur collectiviste ». L’analyse est fondée sur l’opposition qui existerait entre d’une part la tyrannie des temps antiques et le pouvoir collectiviste des temps modernes et de l’autre la vraie dictature au sens du vieux droit romain, définie comme un pouvoir limité à la résolution de la situation d’exception qui a conduit à son attribution. […] Il existe donc des dictatures non collectivistes, dont le Portugal de Salazar [auquel Hayek fait parvenir en 1962 un exemplaire de sa Constitution de la liberté] fait également partie. […] Wilhelm Röpke ne semble donc pas totalement hostile aux régimes autoritaires, dans certains cas de figure du moins, lorsque leur homme fort adhère à une vision de l’ordre et de la société jugée « non collectiviste ». Mais son décès précoce [1966] interdit d’analyser la réaction qui aurait été la sienne face aux dictatures dans l’Amérique latine des années 1970. Ses considérations sur le continent sud-américain et l’enthousiasme manifesté en 1964 pour la prise de pouvoir par les militaires brésiliens apportent malgré tout des éléments de réponse [et ce penseur très conservateur socialement aura une grande influence aux États-Unis dans la synthèse libérale-conservatrice, synthèse promise à un grand avenir politique à partir des années 1970, renouvelant profondément les équilibres électoraux dans ce pays] », Jean Solchany, Wilhelm Röpke, l’autre Hayek. Aux origines du néolibéralisme, Publications de la Sorbonne, Paris, 2015, pp.191-200, pp.277-278, p.283, pp.335-336, pp.492-494.                         

Le dernier ouvrage que nous devons citer est celui de l’historien canadien Quinn Slobodian, « Les globalistes », récemment traduit. La thèse principale de cet ouvrage stimulant et très renseigné est que le projet néolibéral est bien un projet de déconstruction de la souveraineté nationale, afin de couper à la racine les processus démocratiques venant politiser, et par là pervertir, le fonctionnement des marchés. Afin d’appuyer sa thèse, l’auteur met l’accent sur l’aspect post-impérial de bien des éléments de la pensée néolibérale naissante (inspirée de l’exemple admiré de l’Autriche-Hongrie qui découplait nation historico-culturelle et souveraineté).

Avant de conclure ce dossier sur la mise en perspective théorique et historique de l’État d’exception, ce dernier étant inséparable du néolibéralisme depuis son origine (puisque la réflexion de Carl Schmitt précède et inspire les premiers penseurs néolibéraux), laissons la parole à Slobodian :

  • « Il ne s’agissait pas d’une vision minimaliste mais plutôt militante de la construction de l’État, mobilisée pour contrecarrer le pouvoir naissant des masses renforcées par la démocratie et les intérêts particuliers, notamment les syndicats et les cartels, qui cherchaient à entraver la liberté de la concurrence et la division internationale du travail. Dans les années 1930 et 1940, les néolibéraux désignent leur ennemi : le « nationalisme économique ». […] Comme nous le verrons, le nationalisme économique a constitué l’un des anti-modèles à partir desquels le néolibéralisme s’est construit : il était le reflet inversé de la manière dont les néolibéraux définissaient leur propre politique. À la doctrine ennemie du nationalisme économique, les néolibéraux opposent ce que Michael Heilperin [alors jeune économiste d’origine polonaise, néolibéral enseignant à Genève, comme Wilhelm Röpke, plus tard membre actif de la Société du Mont-Pèlerin, rédacteur en chef adjoint du magazine Fortune et qui jouera un rôle absolument majeur dans le refus de la Charte de la Havane, dans l’imposition de règles internationales garantissant la sécurité des mouvements internationaux des capitaux et dans les débats monétaires des années 1960], dans son intervention à la Conférence des études internationales de 1939, appelle l’ « internationalisme économique », qu’il définit comme « une politique visant à empêcher les frontières politiques d’exercer quelque effet perturbateur sur les relations économiques entre les territoires de part et d’autre de la frontière ». L’internationalisme économique entend faire des frontières politiques de simples lignes sur la carte, sans effets sur la circulation des biens et des capitaux. […] Pour les néolibéraux, la racine du problème est à chercher dans la tension qui existe entre les deux principes wilsoniens d’autodétermination nationale d’une part, de libre-échange économique d’autre part. Après la Première Guerre Mondiale, le monde s’est trouvé segmenté en unités politiques de plus en plus réduites, alors même que la technologie et les échanges poussaient « dans le sens d’un système économique mondial unifié ». Louis Marlio, l’industriel français qui a inventé le terme « néolibéralisme », a exposé le dilemme ainsi lors du colloque Lippmann : « C’est ce contraste entre le rétrécissement des territoires politiques et l’exigence de marchés économiques de plus en plus étendus qui a brisé l’ordre libéral ». […] [Hayek et Lionel Robbins (illustre économiste libéral anglais de la London School of Economics très influent dans l’entre-deux guerres)] exposent l’idée de fédérations à la fois larges et souples, au sein desquelles les nations constituantes garderaient le contrôle sur la politique culturelle, mais seraient tenues de garantir entre elles le libre-échange et la libre circulation des capitaux. Hayek et Robbins espèrent ainsi répondre aux aspirations des masses à l’autoreprésentation tout en préservant la division internationale du travail et la liberté de rechercher des marchés rentables. Ils misent aussi explicitement sur la capacité de leur projet fédéral à saper les velléités d’administration publique de l’industrie et les revendications populaires pour des politiques redistributives. […] La fourniture de prestations par l’État, observe [Lionel Robbins], implique la restriction de la libre circulation afin de conserver le contrôle sur les bénéficiaires. C’est, selon lui, une des raisons pour lesquelles la promesse d’égalité elle-même est pernicieuse : « Nous devons reconnaître que le système impliquerait dans une certaine mesure l’inégalité des revenus ». Créer une égalité économique à l’échelle de la nation ne fait que produire un malentendu sur l’origine de la prospérité. La dépendance du bien-être individuel à l’égard des flux de l’économie mondiale doit rester perceptible pour les citoyens de la nation. La planification étouffe les échos stimulants du monde. Comme Robbins l’affirmait déjà en 1934, il doit toujours être possible à l’industriel « de fermer ses usines du Lancashire et d’entreprendre des opérations au Japon ». La précarité partagée pouvait et devait être le fondement de l’unité mondiale. […] Hayek considère que c’est la correspondance entre souveraineté politique et souveraineté économique qui produit le sentiment de propriété inquiétant que les citoyens peuvent éprouver vis-à-vis des produits de leur territoire. « Dans l’État national, avec le cadre idéologique actuel, il est relativement simple de convaincre le reste de la communauté qu’il est dans son intérêt de protéger « son » industrie sidérurgique, « sa » production de blé, ou autre ». L’objectif de la fédération est de rompre le lien entre citoyenneté politique et propriété économique. Avec des frontières économiques ouvertes, les constellations d’intérêts ne seraient jamais définitives et ne pourraient « durablement s’identifier aux habitants d’une région particulière ». Comme Robbins, Hayek décrit la manière dont la libre circulation des biens et des capitaux disciplinerait les économies en les affranchissant de l’intervention et de la planification. Dans la mesure où les capitaux se déplaceraient pour trouver de meilleurs taux d’intérêt et que les marchandises proviendraient d’endroits où les prix sont inférieurs, « tout l’arsenal commercial et les autres formes d’organisations monopolistiques des industries particulières cesseraient d’être à la disposition des gouvernements ». […] Il faut toutefois noter que, même lorsqu’ils décrivent l’influence sur l’avenir de la perspective internationaliste de Hayek, les auteurs négligent de remonter vers le passé, vers l’empire des Habsbourg de sa jeunesse. Il racontera en 1978 : « Je pense que mon tout premier article […] portait sur une idée qui m’était venue à l’esprit au cours de mes derniers jours à l’armée, à savoir que l’on pourrait avoir un double gouvernement, l’un en charge de la culture et l’autre de l’économie ». Il affirme alors que cela lui était apparu comme un moyen de résoudre « les conflits de nationalités dans l’empire austro-hongrois ». Il se demande s’« il serait possible, dans les fonctions gouvernementales, de séparer les deux choses – laisser les nationalités avoir leurs propres arrangements culturels et le gouvernement central assurer le cadre d’un système économique commun ». […] Rétrospectivement, l’un des aspects les plus séduisants de l’empire des Habsbourg était la séparation qu’il assurait entre économie et politique. Le principe des nationalités multiples avait fait de lui un espace économique unique, sans langue ni culture homogène. Dans la monarchie des Habsbourg, « l’État et la nation ne coïncidaient pas », comme le souligne Mises [Ludwig von Mises, l’économiste néolibéral libertarien autrichien], fasciné. Contrairement aux républiques françaises ou aux imaginaires post-1848 en Allemagne, en Italie ou en Pologne, l’Autriche des Habsbourg n’avait pas le « principe des nationalités » comme « fondement idéologique ». Dans l’État multinational, toute velléité d’intervention risquait de rompre l’équilibre diplomatique, donnant l’impression de satisfaire des intérêts particuliers. […] Conformément à l’idée d’un domaine invisible de l’économie […], le gouvernement de l’économie ouverte resterait caché au public ; seuls les représentants pittoresques – et impuissants – de la politique nationale seraient visibles. L’essentiel résiderait dans le libre-échange et la libre circulation de la main-d’œuvre supervisés par un État central fort, bien que puisse se déployer un paysage varié, mais secondaire, d’institutions nationales et culturelles décentralisées. L’empire des Habsbourg de Mises, ressuscité pour le XXe siècle, était en premier lieu un gouvernement invisible de l’économie et en second lieu un gouvernement visible de nations aux pouvoirs neutralisés. […] Anticipant de plusieurs décennies la théorie des choix publics, Röpke rejoint les travaux de ses contemporains Walter Eucken et Franz Böhm, deux ordolibéraux allemands, en expliquant que le nationalisme économique est le résultat d’une stratégie politique par laquelle les élus embrassent le pluralisme de manière clientéliste, en promettant aux groupes d’intérêts subventions, emplois, augmentations de salaire, avantages fiscaux et tarifs douaniers en échange de leur soutien dans les urnes. La généralisation du suffrage universel masculin après la Première Guerre Mondiale a exacerbé cette dynamique, transformant les États en un « magot » (Beute) à répartir entre des groupes d’intérêts particuliers. Sous le poids des revendications protectionnistes, des salaires élevés et des politiques sociales de redistribution, les économies nationales deviennent apathiques et peu réactives aux stimulations occasionnées par la demande mondiale. Dans les conditions de la démocratie de masse, l’État se retrouve affaibli et divisé de l’intérieur, car il cherche à satisfaire tous les groupes à la fois. Les gouvernements surcompensent avec des projets d’autarcie et d’autosuffisance ainsi que de folles promesses de plein emploi. Les États s’écartent de plus en plus de l’efficacité d’un point de vue économique, les pays industriels protégeant l’agriculture et les pays agricoles stimulant l’industrie. Selon Röpke, les intérêts particuliers et les masses utilisent les États-nations comme des armes contre l’unité de l’économie mondiale, sapant ainsi les bases de la prospérité humaine. […] Le principe de l’économie mondiale entre en contradiction flagrante avec celui de la nation. À l’instar d’Eucken, Röpke associe les demandes des groupes d’intérêts en quête des faveurs économiques à une « politisation » (Politisierung) de la sphère économique [difficile de ne pas reconnaître dans tout cela la patte inaugurale de Schmitt]. [Slobodian relève alors qu’Eucken a la même analyse que Röpke de l’instrumentalisation de l’État par les masses et les groupes d’intérêts]. […] Walter Eucken et son collaborateur Franz Böhm évoquent pour cela la nécessité de créer une « constitution économique ». Empruntant l’expression au juriste conservateur Carl Schmitt, ils décrivent cette dernière comme une « décision politique totale sur la mise en ordre de la vie économique nationale ». Les ordolibéraux Eucken et Böhm n’accordent que peu d’attention à l’échelle internationale, mais Röpke porte leurs idées à un niveau supérieur, proposant un État fort comme moyen de sauver l’ordre économique mondial après la fin de l’empire. Au cours d’une discussion sur le colonialisme pendant le colloque Lippmann, Röpke déclare, de manière énigmatique : « Il faut étudier les relations véritables existant entre la politique de l’impérialisme et le rôle des entreprises privées et se demander si le point essentiel n’est pas que, pour un système bien ordonné, il n’existe pas de direction extensive qui ne puisse être remplacée par une direction intensive [Ceci est bien sûr, pour les personnes qui auront bien suivi, du Schmitt crypté mais incontestable : la direction extensive est celle de l’État total quantitatif, faible face aux demandes sociales et dont l’intervention, de ce fait, ne cesse de s’étendre par faiblesse, tandis que la direction intensive est l’inverse, l’État fort, total qualitatif, dépolitisant l’économie grâce à son inflexibilité face aux demandes sociales] ». Il précise ce qu’il entend par cette opposition dans une lettre adressée à Marcel Van Zeeland, un autre participant au colloque : « Il est possible que dans mon opinion au sujet d’un « État fort » (le gouvernement qui gouverne) je sois même « plus fasciste » [faschistischer] que vous-même, parce que j’aimerais vraiment voir toutes les décisions de politique économique concentrées dans les mains d’un État vigoureux et pleinement indépendant qui ne serait pas affaibli par des autorités pluralistes de nature corporatiste […]. Je cherche la force de l’État dans l’intensité, non dans l’étendue, de sa politique économique. Comment la structure constitutionnelle juridique d’un tel État devrait être désignée est en elle-même une question pour laquelle je n’ai pas de recette brevetée à offrir. Je partage votre opinion que les vieilles formules de démocratie parlementaire ont démontré elles-mêmes leur inutilité. Les gens doivent s’habituer au fait qu’il y a aussi une démocratie présidentielle, autoritaire, oui, et même – horribile dictum – une démocratie dictatoriale ». Röpke évoque ici la possibilité que des formes de gouvernement autoritaire soient nécessaires – ou du moins concevables – pour contrecarrer la dégénérescence de la politique économique causée par la démocratie de masse. À l’instar de Robbins et de Hayek, il pense que seule une autorité puissante, libérée de l’influence des intérêts particuliers, pourrait protéger les conditions du libre-échange mondial, ainsi que l’avait fait le système des empires jusqu’en 1914 avec l’étalon-or. […] Röpke proposait de recourir à des catégories issues du droit romain pour présenter l’ordre que cet État fort devrait rétablir. Dans un court article de 1934 où il soutient que, correctement compris, le capitalisme est lui-même anti-impérialiste, il dénonce la confusion souvent opérée en géopolitique entre les principes de l’imperium et du dominium. En 1942, il approfondit son propos en expliquant que l’une des assertions du nationalisme économique est que « la domination politique (imperium) est une condition nécessaire à l’exploitation économique (dominium) ». Avec les catégories du dominium, qu’un spécialiste appelle la « domination sur les choses », et de l’imperium, la « domination sur les hommes », Röpke propose des concepts juridiques pour une vision libérale du monde. « L’imperium et le dominium sont en effet deux choses distinctes », poursuit-il, « mais seulement dans un monde libéral. Dans un tel monde, les frontières politiques ont peu d’importance sur le plan économique, le marché mondial étant plus ou moins uniforme et offrant des possibilités d’achat et de vente pratiquement égales pour tous, indépendamment des frontières et de la nationalité ». Röpke rend ici explicite ce qu’Eucken appelle « la séparation libérale des sphères de l’État et de l’économie », mise à mal par la Première Guerre mondiale et le nationalisme économique qui s’est ensuivi. Les catégories de Röpke suggéraient que le capitalisme produisait un double monde. L’ordre néolibéral idéal maintiendrait l’équilibre entre ces deux sphères globales. Ces catégories donnaient de la substance à ce qui était invisible. Les délimitations du double monde correspondaient au double gouvernement envisagé par les néolibéraux : un monde de l’économie et de la propriété coexisterait avec un monde des nations. Dans le monde libéral idéal, les lignes représentant les frontières sur la mappemonde n’étaient pas des repères utiles pour le domaine du dominium. Un État fort, capable de résister aux pressions de l’influence démocratique, serait nécessaire pour sauvegarder la constitution économique du monde », Quinn Slobodian, Les globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme, Seuil, Paris, 2022 [2018], pp.106-110, pp.116-117, p.120, p.127, p.129-132.

À vrai dire, c’est le livre en son entier qu’il faut lire, et qui serait à citer étant données sa richesse et la convergence de vue entre la ligne de ce dossier et celle de ce livre… Slobodian y montre de manière fine et renseignée comment les premiers néolibéraux abandonnent partiellement leurs projets fédératifs pour des institutions plus modestes comme le GATT, espérant pouvoir y constitutionnaliser le droit du capital à une mobilité non contrainte, puis toujours par réalisme, réduisent encore leurs ambitions aux traités commerciaux de libre-échange bilatéraux sécurisant les investissements contre les intérêts des pays destinataires. Ensuite Slobodian précise les vues internationales des néolibéraux, passant des vues racistes de Röpke aux recommandations plus classiquement occidentalistes et libre-échangistes des autres néolibéraux, toujours vent debout contre le nationalisme économique, combat avivé par la vague des décolonisations. Plus loin, il dessine une histoire magistrale de l’influence néolibérale sur la construction européenne. Si cette influence est mitigée lors de sa création, elle devient ensuite déterminante au fur et à mesure de sa mise en place concrète. Là aussi, la pensée antidémocratique, le gouvernement par les règles, le constitutionnalisme néolibéral, la dissolution de la souveraineté, et la mobilisation de la pensée schmittienne empreignent toute l’action des néolibéraux. Par le biais de la politique de la concurrence et de l’intégration négative européenne (la suppression des obstacles nationaux aux échanges en lieu et place d’une harmonisation des économies elles-mêmes et des systèmes sociaux), ils font des institutions européennes leur chose, et leur chef-d’œuvre. Dans les années 70, face aux menaces que représentent le nationalisme économique des pays du Sud et leurs dérogations au libre-échange, ils réinvestissent la pensée constitutionnelle expérimentée à l’occasion de l’intégration européenne dans les institutions de la gouvernance mondiale d’après-guerre (FMI, Banque Mondiale, GATT puis surtout OMC).

Disons un mot de l’ouvrage de David Cayla, « Déclin et chute du néolibéralisme », sur le plan méthodologique. Affrontant comme bien des chercheurs l’hétérogénéité apparente du néolibéralisme sur le plan des valeurs, des analyses et des prescriptions, il doit justifier la validité du terme lui-même, impliquant comme n’importe quel mot abstrait, un minimum d’unité conceptuelle. Alors, néolibéralisme au pluriel ou au singulier ? Opérant une distinction formelle et peut-être un peu ad hoc, entre théorie et doctrine, Cayla affirme que le néolibéralisme n’a nul besoin d’unité théorique car il n’est  pas une théorie mais une doctrine, à savoir un ensemble de principes généraux guidant l’action. Il dresse la liste (sorte de plus petit dénominateur commun) de tous les principes néolibéraux, quelles que soient les divergences théoriques ou morales des écoles et personnalités qui le divisent : système de prix de marchés en concurrence (au sommet de cette stylisation conceptuelle), libre-échange pour le commerce extérieur, maintien vigilant des conditions institutionnelles de la concurrence, maintien de l’ordre social contre les revendications sociales, stabilité des prix par une politique monétaire centrée sur la lutte contre l’inflation, budget équilibré, absence de politique économique interventionniste discrétionnaire, État de droit, priorité juridique à la protection de la propriété, sécurité des biens et des personnes, hiérarchie des normes apte à rendre impossible les réarrangements conjoncturels de ces principes en fonction du contexte politique. Il nous semble cependant que cette proposition pose plusieurs questions. D’une part, y a-t-il une raison qui puisse donner l’intelligibilité de ce qui rassemble toutes ces prescriptions et ainsi leur cohérence en tant que doctrine ? Et d’autre part, faut-il en rester, comme c’est le cas ici, aux seuls aspects économiques ? Quid de son cœur antidémocratique et de son projet institutionnel antipolitique, tourné contre la souveraineté ? Les doctrines sont portées par des acteurs sociaux qui ont à proposer une philosophie pratique répondant à des problèmes particuliers, ceux précisément qui ont motivé des prescriptions pratiques elles aussi particulières. David Cayla est économiste, par ailleurs spécialiste des marchés (concrets, et non ceux, irréels de la théorie néoclassique). C’est notamment cette spécialisation qui lui a permis de démontrer que la nocivité économique du marché unique européen, comme accélérateur des asymétries déstabilisatrices et cumulatives au sein des pays membres, était plus stratégique encore que celle de la monnaie unique. Certes, il vaut mieux effectuer son travail de chercheur au sein de sa spécialité que s’aventurer en dehors de cette dernière. Mais cela ne permet pas pour autant d’affirmer que le néolibéralisme (qui inclut bien sûr tout un nombre de prescriptions économiques) serait avant tout une doctrine économique. Les penseurs les plus influents du néolibéralisme, à commencer par Hayek et Röpke, ont bien commencé leur carrière comme économistes de la conjoncture, mais ensuite ils ont basé leur activité intellectuelle sur la philosophie politique et juridique pour l’un (plus la pensée des systèmes et la psychologie), et la sociologie conservatrice pour l’autre. Quant à la deuxième génération des néolibéraux à avoir investi les institutions les plus influentes, (institutions européennes, GATT, OMC, etc.), ce sont bien plus souvent des juristes que des économistes. Pourquoi dès lors en faire une doctrine économique, et pourquoi centrer cette doctrine sur leur vision du marché et la stabilité des prix (même s’il est indéniable que cela fait partie de leur vision) ?

Pour les néolibéraux, si le marché est central comme instance de coordination sociale et la monnaie comme signal d’information pour les investissements c’est pour des raisons de choix de société et de rapports sociaux. Dans un cadre politique, la coordination sociale et les grandes orientations économiques se font à l’issue d’un débat public national permanent (cette question restant toujours ouverte, et les institutions les réglant restant toujours disponibles au débat et à l’arbitrage public), alors que dans le cadre néolibéral elles se règlent de manière mondiale, décentralisée, sans débat public, sans arbitrage politique, ce qui est vital si l’on veut éviter que les processus démocratiques ou même simplement politiques viennent perturber les arrangements sociaux « spontanés ». La raison n’est donc ni théorique ni économique, mais pratique, politique et sociale. Les prescriptions les plus importantes des néolibéraux sont avant tout celles des réarrangements institutionnels qui isolent l’économie par rapport à la souveraineté politique, sous pression toujours possible des exigences démocratiques nationales. « Détrôner la politique », selon la fameuse expression hayékienne, c’est dissoudre la souveraineté économique. Que le marché soit véritablement efficient ou au contraire imprévisible et chaotique, d’une part, et que la monnaie soit ou ne soit pas un bon indicateur des choix d’investissement, d’autre part, n’est pas la véritable préoccupation des néolibéraux, ni d’ailleurs des classes dominantes qui choisissent de leur faire confiance pour inspirer ou réaliser les innovations juridico-politiques dont ils sont porteurs. Ce qui intéresse avant tout, ces acteurs sociaux, c’est la capacité de ces réarrangements à dépolitiser les orientations économiques et sociales, afin que ces dernières ne soient pas perturbées par les revendications sociales des gens dont ils exploitent le travail. Avoir une vision réaliste de ce qui fait le cœur du néolibéralisme est important si l’on veut comprendre où en est cet ordre. Si l’on pense que c’est la stabilité monétaire (ou la lutte contre l’inflation) qui constitue l’essentiel des prescriptions néolibérales, alors la crise de 2008 et l’émission illimitée de monnaie par les Banques centrales que la situation a provoquée depuis, signent la fin de l’ère néolibérale. Mais si l’on pense que le cœur du néolibéralisme est le maintien d’un arrangement institutionnel capable de laisser les choix économiques et sociaux libéraux étanches aux pressions démocratiques, alors 2008 ne signe en rien la fin du néolibéralisme.


NOTES

[1] Cf. partie ½ du présent texte.

[2] Même si Syriza s’est confirmé ensuite comme une imposture politique.

[3] Par la division internationale du travail et la liberté absolue du mouvement des capitaux, afin d’augmenter sans larges investissements supplémentaires leurs taux de profit et la valeur de leurs titres financiers.

[4]Tout comme Röpke et tous les ordolibéraux, qui voient, contre toute évidence, la démocratie sociale comme la cause essentielle… du nazisme !

[5] Et quand ils en parlent néanmoins ne citent que la souveraineté populaire. Mais qu’est-ce que la souveraineté populaire si ce n’est l’attribution de la souveraineté étatique à la nation, c’est-à-dire la communauté des citoyens de l’État, disposant de sa souveraineté ? Et que peut-elle bien signifier concrètement lorsque l’État lui-même n’est plus souverain ? La réponse est simple. Rien.

[6] Il faut cependant garder à l’esprit que quasiment les mêmes arguments pourraient être utilisés au contraire pour justifier la souveraineté quand elle se soumet à la logique démocratique qui seule la fonde dans les sociétés contemporaines.

[7] Diversité quant à leurs préférences sociales, par exemple conservatrices ou pas, opposées ou pas à l’industrialisation et à la société de consommation, acceptant tel ou tel degré d’intervention du gouvernement ou pas, contre la concentration des grandes entreprises ou pas, contre les droits de propriété intellectuelle ou pas, etc.

[8] Au sens politique donnant la prédominance aux arbitrages majoritaires quant aux grandes orientations publiques comme au sens social de protection matérielle de ceux qui ne vivent que de leur travail.

[9] Qui consiste à obliger les États à ne financer leurs débours budgétaires que sur les marchés financiers dérégulés et mondialisés.

[10] Politique d’expansion qui n’intéresse pas en elle-même les détenteurs de capitaux, obnubilés par le seul niveau des actifs financiers, dé-corrélés dans ce nouveau système de l’économie productive.

[11] Notamment Walter Eucken et Franz Böhm, ou École de Fribourg, prônant un ordre concurrentiel garanti par une constitution économique consensuelle basé sur l’intérêt du consommateur, et où le progrès social n’est censé être assuré que par la seule croissance économique que produit automatiquement l’économie réellement concurrentielle.

[12] Wilhelm Röpke, Alexander Rüstow et Alfred Müller-Armack, où les effets déstabilisants du marché concurrentiel, certes nécessaires pour la liberté et l’efficacité, mais accompagnant les effets désocialisant de la massification, urbanisation, individualisation, prolétarisation et perte de sens liées au capitalisme moderne – lui-même perverti par le parlementarisme démocratique – doivent être compensés par une politique de société, recréant du lien social, sans pour autant interférer avec le jeu concurrentiel.

Une histoire de L’ÉTAT D’EXCEPTION [1]

Une histoire de L’ÉTAT D’EXCEPTION [3]

Une histoire de L’ÉTAT D’EXCEPTION [4]


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