LE COUP D’ÉTAT PRÉSIDENTIEL ET PARLEMENTAIRE DE 2008 EN FRANCE
[PARTIE 5/5] La prise de conscience grandissante de la suppression de la démocratie et de ses conséquences

Le coup d’État parlementaire du 4 février 2008 marque le passage à un refus assumé de la démocratie. Depuis cette date, la France n’est plus régie par un pouvoir légitime mais par un pouvoir « de fait », dans le plus profond silence et la plus profonde inertie publique. Tous les partis politiques, les syndicats et les grands médias ont soutenu ou accepté cette situation et ses suites institutionnelles sans sourciller.
Quant aux élus qui, à l’occasion du fameux vote, se sont prononcés contre l’inscription du Traité de Lisbonne dans notre Constitution ou qui se sont abstenus, ils ne sont aucunement dédouanés du qualificatif de putschistes qui est celui qu’il convient d’affecter à l’ensemble des acteurs de ce coup d’État. Car le problème n’est pas l’issue de ce vote, mais son organisation même, le Parlement se substituant au pouvoir constituant du peuple. Ils ont accepté que le Parlement intervienne en toute illégitimité pour se prononcer sur la suppression des compétences indispensables à l’exercice de la souveraineté et contredire la décision référendaire du peuple souverain en 2005.La participation à un tel vote, quelle que soit l’attitude du parlementaire présent, vaut caution. Quand une élection est clairement illégitime, il ne faut pas voter « non » pour contredire la volonté politique de ceux qui l’organisent, mais refuser d’y participer et la dénoncer publiquement.
Des « europhiles » aux « europhobes » en passant par les « eurosceptiques » de gauche et de droite, tous ont validé dans les faits, par leur participation, la suppression de l’État démocratique au profit de l’émancipation politique des notables. Le changement matériel essentiel de la Constitution produit par l’inscription du Traité de Lisbonne en son sein, achevant un processus de démantèlement systématique de la souveraineté depuis 1992, ainsi que la procédure adoptée pour ce faire aboutit au fait que nous avons définitivement changé de constitution sans que cette dernière version ne soit approuvée par la nation, et même contre la volonté déclarée de cette dernière. Les conséquences politiques qui découlent de ce constat sont immenses.
Les diverses élections qui ont eu lieu depuis 2008 ne permettent plus aux élus de prétendre détenir leur légitimité du processus, puisqu’elles se déroulent dans un cadre constitutionnel formellement désapprouvé par la nation. Il est en effet banal que des régimes autocratiques organisent des élections, par exemple avec des partis fantoches, pour se parer des atours de la légitimité démocratique. En réalité, les institutions, les lois, le Parlement, le Gouvernement, les partis politiques et même les syndicats changent immédiatement et radicalement de nature dès lors qu’ils acceptent de participer à un régime illégitime, de le soutenir, de s’en faire les complices objectifs ou encore d’en taire le caractère tyrannique.
La détestation générale des élites politiques françaises par la population actuelle trouve sa source en diverses causes. Celle qui les surplombe toutes est le sentiment justifié qu’elles sont progressivement devenues illégitimes. Après avoir démantelé la souveraineté nationale contre la volonté expresse de la nation, qu’elles se permettent de donner continuellement des leçons de « morale républicaine » à la population aggrave progressivement leur impopularité. Les pires ennemis de la démocratie, ceux qui lui portent les coups les plus violents et les plus durables, sont bien ceux qui la bafouent alors-même qu’ils en sont officiellement les dépositaires et les garants publics. Ce faisant, ils compromettent radicalement ce qui fonde la légitimité des pouvoirs publics. La montée de la colère sociale et politique de la majorité des citoyens est la mesure de ce combat toujours plus frontal entre partisans de la démocratie, et partisans de la gouvernance technocratique européenne par traités.
Les cas de corruption chez les élus existent depuis toujours mais ils se multiplient d’autant plus qu’il n’y a plus de souveraineté et de processus démocratiques puissants. On est en effet en droit de se demander quel genre de personne peut désirer devenir parlementaire dans un parlement qui n’a plus pour fonction principale que de transposer des directives européennes dans le droit français. Il n’est pas très surprenant que, dans un tel contexte, la « profession » attire surtout des naïfs, des ambitieux et des corrompus. Les naïfs ne comprennent pas le fonctionnement des institutions de ce nouveau régime et ne savent pas qu’ils ne pourront jamais agir sur l’essentiel, ni qu’ils sont condamnés à devoir faire semblant d’agir s’ils veulent garder leur place. Quant à la grande majorité des autres parlementaires, ils sont hautement suspects. Que viennent-ils faire là, se présentant aux suffrages des électeurs comme s’il y avait encore des alternatives politiques réelles et substantielles ? À quoi bon vouloir participer au Gouvernement et au Parlement d’un pays qui a perdu l’intégralité de sa souveraineté, donc sans capacité d’orienter librement la puissance publique, uniquement capable d’administrer une unique et inamovible politique néolibérale ? En réalité ce sont très majoritairement des carriéristes. Loin d’être naïfs, ceux-là ont bien compris quels bénéfices personnels un poste d’élu peut leur rapporter à condition de marcher toujours dans le sens du vent soufflé par les classes dominantes.
Ce petit jeu bien huilé de l’hégémonie politique des tenants du statu quo de la gouvernance postdémocratique fut clarifié encore un cran par l’éclatement final de la division gauche-droite lors de la victoire en 2017 de l’énarque-banquier Macron qui a soudé le bloc hégémonique derrière lui face aux perdants du système. Ce système radicalisé, par sa radicalité et sa clarté même, fut rapidement mis en cause par l’irruption politique inopinée de la France périphérique, celle des invisibles. Ce grand tournant est bien sûr symbolisé par l’enthousiasmante insurrection des Gilets jaunes initiée le 17 novembre 2018. Bien que privés de toute représentation politique ou syndicale adéquate, représentation qu’ils rejettent donc lucidement en bloc, improvisant brillamment une résistance multiforme et décentralisée, sans porte-paroles officiels donc sans prise pour la classique négociation asymétrique avec le pouvoir et la trahison tout aussi prévisible des professionnels du « dialogue social », ce mouvement fait honneur à notre tradition révolutionnaire. Il fut soutenu, à son acmé, et malgré un matraquage médiatique et politique inouï, par plus des deux tiers de la population française.
Il bute néanmoins sur un système verrouillé qui ne laisse aucune voie pour une issue politique dans le cadre rigide de la Constitution actuelle, entièrement dépendante des institutions européennes incontrôlables politiquement au niveau national. Mais cette impasse même fait progressivement prendre conscience à la France périphérique, exclue du jeu politique, qu’elle va devoir se résoudre à prendre les problèmes institutionnels à bras le corps. Une crise de régime est inévitable, et devra bien en passer par un moment constituant et la construction d’un parti politique de masse enfin en adéquation avec cette majorité orpheline (donc très loin du « populisme de gauche » de la FI, calibré au contraire pour les militants postnationaux de gauche pour l’essentiel), afin d’être capable de s’emparer du sommet de l’État pour la reconquête des processus démocratiques et de la souveraineté nationale. La lutte très pugnace contre la énième contre-réforme du régime des retraites, et l’incroyable incurie de l’équipe macronienne et de la gouvernance européenne lors de la crise du coronavirus ont encore fait croître le refus du statu quo européiste. La crise économique très sévère qui va immanquablement suivre, frappant d’abord les plus exposés, ne fera qu’aggraver cette tension essentielle, qui devra bien trouver un débouché à un moment ou un autre.
Il faut tirer toutes les conséquences de la situation héritée du 4 février 2008 et ne pas se dissimuler le vide vertigineux de toute légitimité d’un système à bout de souffle qui ne tient plus que par un manque de réponse collective adaptée. Une réponse collective qu’il faut à présent construire et qui ne pourra en aucun cas restaurer la démocratie dans le cadre institutionnel existant, illégitime depuis 2008. On peut une dernière fois citer le professeur Anne-Marie Le Pourhiet, dans son intervention au colloque « L’exercice de la souveraineté par le peuple : limites, solutions » du 14 novembre 2016 :
« Le Brexit et l’élection américaine ont renforcé l’impression que suscite en moi la situation actuelle : un volcan sur lequel les élites forment un bouchon de lave refroidie. Cette privation de souveraineté, d’emprise du peuple sur son destin, entretient une ébullition souterraine qui ne manquera pas d’exploser un jour prochain. »