LA RECONQUÊTE DÉMOCRATIQUE

LE COUP D’ÉTAT PRÉSIDENTIEL ET PARLEMENTAIRE EN 2008 EN FRANCE

[PARTIE 3/5 ] Le produit d’une lente désagrégation de la vie politique

Le processus d’intégration européen a donc fini par déboucher sur la dépolitisation intégrale de l’État par le biais de la dissolution de sa souveraineté, coupant ainsi à la racine la possibilité des processus démocratiques. Revenons donc sur l’intégralité de ce moment historique.

La trahison de 2008 est le point culminant de la lente mutation de la classe politique et des partis politiques vers une forme désormais parfaitement oligarchique. Cette progressive autonomisation des élites[1]aura duré quarante ans. Quarante années marquées notamment par l’abandon, par la gauche, des classes populaires et des bases institutionnelles de la démocratie, dont la souveraineté nationale. Mais aussi par celui du gaullisme par la droite, dans un très significatif mouvement symétrique et convergent, fondant l’ensemble dans un même creuset européiste et technocratique moralisant, stigmatisant l’archaïsme de l’encombrant État social et le « populisme » rétif à la nouvelle pensée unique économique. Le tout au détriment de la majorité de ceux qui ne vivent que de leur travail et qui ne sont pas protégés des effets destructeurs de la mondialisation. Ils sont relégués dans des territoires où le marché immobilier et le coût de la vie les mettent non seulement socialement mais désormais physiquement à l’écart de ceux qui sont représentés politiquement, à savoir les classes éduquées des grandes agglomérations, constituant ainsi deux mondes devenus parfaitement étanches l’un à l’autre.

Ces conséquences sociologiques et sur le paysage idéologique politique (qui sera développé plus loin) ne sont pas les seules à déplorer. Elles s’alimentent évidemment au démantèlement de l’Etat social. Une courbe multiforme dirigée vers le haut fut initiée par le CNR (comité national de la Résistance dont le programme date de 1944). C’est celle du progrès social, du développement des services publics, d’arraisonnement du capitalisme dans une économie mixte, de garantie de l’indépendance nationale, du plein emploi, de la politique économique volontariste, de la pacification de la société par l’intégration sociale et politique des classes populaires, de la démocratisation partielle de la politique, d’une politique volontariste d’aménagement du territoire afin de lutter contre les inégalités territoriales et la désertification, etc. Cette courbe s’est structurellement renversée, sur tous ces plans cruciaux, résolument vers le bas. Droite comme gauche ont plongé avec enthousiasme dans l’idéologie du « dépassement » de l’État souverain. Avec, comme alibi tout trouvé, le grand récit de la mondialisation, présentée comme un destin sur lequel la volonté politique, dérisoire, ne saurait avoir aucune prise si ce n’est pour s’y adapter par des « réformes » permanentes. Ce récit enchanté est un magnifique retournement rhétorique, car ce sont ces réformes qui en réalité ont précisément construit méthodiquement, et continuent de bâtir inlassablement ladite mondialisation néolibérale… Face à ce prétendu destin auquel nul ne saurait échapper, l’intégration européenne fut présentée comme la réponse idéale et désirable. Nos élites ont ainsi largement développé une phobie de l’État politique souverain, figure priée de rejoindre les poubelles de l’histoire pour laisser la place à un État réformé, perpétuellement « dégraissé », décentralisé, intégré dans la gouvernance européenne, délesté du pilotage autonome de l’économie. Le tout permettant l’émancipation des décideurs (et incidemment des classes dominantes, grandes gagnantes de l’ensemble de ce grand renversement) de tout processus démocratique contraignant pour eux, de toute possibilité d’une orientation alternative.

La gauche de gouvernement, sous la direction du Parti socialiste, a impulsé et mis en place les institutions du néolibéralisme (institutions européennes, libre-échange imposé pour tous les échanges commerciaux, financiarisation de l’économie et des budgets publics, etc.).

La droite a exploité ce nouveau cadre autant qu’elle a pu, vexée et inquiète de n’être plus le vecteur le plus stratégique et fiable des grandes fortunes.

La gauche qualifiée de « radicale » n’a eu de cesse de faire vivre l’illusion que des projets de progrès sociaux substantiels pouvaient prendre forme dans le cadre institutionnel de la mondialisation néolibérale. Notamment dans le cadre de « l’Union » européenne, pourtant laboratoire le plus avancé de cette émancipation radicale des pouvoirs économiques privés vis-à-vis de toute contrainte politique et démocratique significative, garantie qu’aucune intervention étatique ne vienne contrevenir aux logiques du marché concurrentiel mondialisé et dérégulé… Comme la gauche « radicale » préfère la perpétuation indéfinie de la destruction systématique des acquis sociaux par cette machine de guerre plutôt qu’une sortie unilatérale de la technostructure européenne, il lui faut donc enchanter la perspective millénariste d’une transformation de l’axe néolibéral des traités européens, axe inchangé depuis la CECA, et dépendant d’une unanimité de 28 pays. Les classes populaires sont donc invitées à prendre leur mal en patience, et à attendre l’Europe sociale pendant encore quelques millénaires.

François Mitterrand fit la divine surprise au Front national, dès 1982, d’une exposition médiatique maximale (et autres discrets coups de pouce) afin de diviser la droite et bâtir le prétexte d’un maintien apparent (sur le seul plan des fameuses « valeurs ») du positionnement de la gauche « à gauche » après son virage néolibéral. Le FN exploita alors au mieux son rôle de seul Fou du roi, construisant une niche politique en tant que défouloir pour la frustration d’une partie des classes populaires abandonnées à leur sort, devenant un refuge commode du vote protestataire inassimilable par les élites urbaines bien pensantes, et une impasse politique totale pour ceux qui désirent une sortie de l’unanimisme postnational. De sorte que le Parlement a progressivement puis intégralement été colonisé par l’idéologie hégémonique des élites politiques et intellectuelles européistes, incluant cependant un ersatz d’alternative, le tout à l’opposé des intérêts de la population. Face à cette hégémonie donc, n’existe qu’une unique force politique visible et médiatisée, opportuniste, démagogique et xénophobe, le FN, depuis devenu Rassemblement national, véritable repoussoir et créateur du miracle sans cesse renouvelé du « vote utile » pour une partie ou une autre, interchangeable, du nouveau bloc hégémonique.

Telle est la configuration idéologique et politique, inchangée pour l’essentiel depuis 1983, qui maintient fermement le blocage de ce nouveau régime technocratique postpolitique et antidémocratique, et garantit également l’évolution de la courbe vers le bas de notre société sur tous les secteurs essentiels.

L’idéologie postnationale (celle qui soutient que les politiques publiques ne peuvent plus être décidées au seul échelon national, et que la nation est une forme de société périmée par la mondialisation) se cache à peine de vouloir en finir avec la dynamique démocratique amorcée en 1789. L’intégration européenne, sa plus grande réalisation, aura dessaisi peu-à-peu les nations de leur souveraineté en transférant les compétences matérielles, indispensables à l’exercice de celle-ci, aux organes européens qui n’obéissent qu’à des traités[2]. Or, très logiquement, un État ne peut pas être une forme politique démocratique si la nation n’est pas souveraine. Il ne peut pas non plus être un simple État républicain (orienté vers le souci de la chose publique) s’il est dans l’incapacité de transformer une population en corps de citoyens maîtrisant l’ensemble de ses institutions et permettant de la sorte son autonomie politique. Il ne peut même pas abriter une société réellement politique, c’est-à-dire qui présente la forme et le contenu des institutions faisant société comme des choix issus de cette même société, et de la sorte critiquables et modifiables par elle. Pour couper court à toute opposition, les partisans de l’Union européenne ont alors réécrit l’histoire contemporaine. Dans leur version du xxe siècle, les peuples et les nations sont les principaux responsables des deux guerres mondiales. Il est en effet plus aisé de reprendre aux nations leur « majorité » politique si elles sont belliqueuses et dangereuses pour elles-mêmes…

Puis, plutôt que de supprimer brutalement et visiblement toute souveraineté nationale, ce que les populations n’auraient jamais accepté, les élites politiques européennes ont contourné le problème. Ils ont dévitalisé progressivement les institutions et les processus démocratiques en les doublant d’institutions étanches à ces pressions, qui captent l’essentiel de l’initiative et des orientations structurelles, donc de la réalité du pouvoir. En France, les échelons national, départemental et communal, hérités de la Révolution et les plus perméables aux pressions démocratiques lorsque la souveraineté est préservée, ont perdu leurs moyens d’action au profit d’institutions sur lesquelles la population ne peut exercer aucun contrôle ni aucune pression efficace, en particulier l’Union européenne, les euro-régions, les euro-métropoles et les communautés de communes, comme nous allons le voir.

L’initiative législative au sein de l’Union européenne est détenue, essentiellement, par les commissaires[3]. Non-élus par les populations, ils sont à la source de nos lois les plus importantes. Le Conseil de l’UE (sorte de super conseil des ministres) partage aussi le pouvoir législatif, se prononçant sur les initiatives de la Commission, mais sans avoir de mandat politique des citoyens pour cela, leur pouvoir n’émanant (indirectement) que d’élections nationales. L’absence de débat public sur ses décisions issues de tractations intergouvernementales et la manière dont celles-ci sont prises empêchent tout phénomène de responsabilité politique pour les membres du Conseil. De plus, ni les commissaires, ni les membres du Conseil ne sont habilités à réaliser des politiques représentant la volonté des électeurs. Ils sont étroitement tenus à ne réaliser des actes normatifs et des décisions que dans le cadre strict de l’application des traités européens. Rappelons que ces traités ont valeur constitutionnelle, bien qu’ils comportent une politique économique (néolibérale en l’occurrence) extrêmement précise et pourvue de toutes les clauses nécessaires pour qu’elle s’applique impérativement. Ce qui fait que même si l’on renforçait considérablement le rôle du Parlement européen ou si on instaurait des procédures électives pour les commissaires et les juges européens sur la base d’un suffrage universel européen, cette architecture institutionnelle baroque, créatrice par ailleurs de la plus grande confusion des pouvoirs jamais constatée, resterait parfaitement incompatible avec la démocratie. On ne peut pas à la fois vouloir que le vote des citoyens soit la source des politiques publiques et d’autre part inscrire une politique publique précise dans une constitution ou un traité. Comme on ne peut avoir les deux, il faut choisir entre la démocratie et la « gouvernance ». Le rôle des euro-régions et des euro-métropoles est de gérer les crédits nationaux et « européens »[4]sous le contrôle de l’UE, affranchie de toute pression démocratique.

Quant aux communautés de communes, elles sont présidées par des « super-maires », non-élus par les administrés, dont le rôle est notamment de mettre les maires des petites communes, très nombreux et souvent politiquement hostiles à la mondialisation néolibérale, sous tutelle politique d’une grande ville, avant de faire tout simplement disparaître leurs communes. Les anciens échelons politiques de la France ne sont donc pas supprimés pour l’instant, mais relégués en deuxième ou troisième division. Car contrairement à ce qui est parfois affirmé, les eurocrates ne veulent pas supprimer les États au sens étroit du terme. Ils ont besoin de ce vaste pouvoir et maillage administratif, policier et juridique capable d’imposer des décisions sur l’ensemble d’un territoire et d’une population habituée à considérer comme légitimes ces contraintes familières. En effet, le fait que la souveraineté nationale soit théoriquement maintenue (en respiration artificielle depuis 1992 !), permet, même en tant que simple coquille vide, de profiter de la seule source efficace de légitimité capable de faire accepter les normes européennes. Les technocrates et les classes dominantes résidant dans l’Union européenne ont toujours besoin d’une classe politique nationale capable d’endosser, en apparence, une orientation, des réformes et des lois qui ne seraient pas acceptées si elles provenaient trop visiblement d’institutions non nationales, non modifiables et non élues. L’Union européenne a donc un besoin vital d’institutions nationales efficaces, « politiques » et administratives, afin que soient constamment appliquées et acceptées ses décisions. En revanche, elle vise bien à supprimer intégralement l’État social et le caractère politique et démocratique des États nations chèrement acquis par les populations. Il ne nous reste plus qu’un État « zombie », ou un « fake state » (comme le qualifie l’économiste Frédéric Farah dans un livre du même nom, à paraître), sans souveraineté effective, mais conservant toute sa capacité de contrainte au service du néolibéralisme européen.

NOTES


[1] Christopher Lasch, dans son dernier livre, notait déjà la nette tendance des nouvelles élites à faire sécession des classes populaires et de la démocratie : La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Paris, Climats,1996 (recueil de ses derniers articles, l’auteur est mort en 1994). C’est pourquoi « les idéologies politiques perdent tout contact avec les préoccupations du citoyen ordinaire » (idem, p.89). Sur ce sujet, on peut voir encore TODD Emmanuel, L’Illusion économique, Paris, Gallimard, 1998 et Les luttes de classe en France au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2020, Christophe Guilluy, La France périphérique, Paris, Flammarion, 2014, Le crépuscule de la France d’en haut, Paris, Flammarion, 2014, No society. La fin de la classe moyenne occidentale, Paris, Flammarion, 2018, Jérôme Fourquet, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019, p.93-119, SAINTE-MARIE Jérôme, Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme, Paris, Les Éditions du Cerf, 2019.Le tableau qu’en dressent AMABLE Bruno, PALOMBARINI Stefano dans L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir, 2018 (nouvelle édition), est moins binaire que les précédents, et de ce fait éclairant pour saisir plus finement les grandes recompositions successives qui ont produit l’impasse politique actuelle, malgré, selon nous, une nette sous-estimation de leur part de la nécessité (et possibilité) de sortir de l’ordre institutionnel de la mondialisation.

[2] C’est le principe de la gouvernance par traités. Il implique que l’essentiel de l’orientation des politiques publiques doit être défini dans des traités supranationaux, les dirigeants nationaux n’ayant plus que pour fonction de développer des stratégies d’application de cette orientation inaccessible aux processus électoraux. Il n’y a rien d’autre derrière l’expression ronflante « d’État stratège », censé évoquer vaguement, tout en la remplaçant, celle d’État souverain. C’est ce principe de la gouvernance par traités qui caractérise sans doute le mieux la nature technocratique et antidémocratique de notre nouveau régime institutionnel définitivement entériné par le coup d’État de 2008.

[3] Voir infra le chapitre III intitulé « L’Union européenne est-elle un projet pour mille ans ? ».

[4] Les crédits européens proviennent eux aussi des prélèvements nationaux, mais dont l’utilisation est filtrée par les critères unilatéraux de la technocratie bruxelloise et non par un débat public arbitré par les citoyens. C’est donc une captation de l’imposition publique qui échappe au contrôle démocratique et, partant, au principe fondamental du consentement à l’impôt. Ceux qui appellent à une hausse majeure de la fiscalité européenne afin d’opérer le « saut fédéral » qui est l’objet de leurs fantasmes, heureusement, prêchent dans le vide. Car dans le cas contraire, cela aboutirait au gonflement de cette fiscalité antipolitique et antidémocratique, au service de la réalisation perpétuelle de cette ligne néolibérale inamovible, à l’abri grâce aux traités européens.

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