LE COUP D’ÉTAT PRÉSIDENTIEL ET PARLEMENTAIRE EN 2008 EN FRANCE
[PARTIE 2/5 ] Les tentatives de justification

L’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République en 2007 est souvent avancée par les commentateurs habituels pour tenter de légitimer la forfaiture de 2008 (cf. partie 1/5). Le nouveau Président aurait été « autorisé » par les électeurs à adopter le traité que le peuple avait rejeté deux ans auparavant parce qu’il avait inscrit cette opération dans son programme. Pour ceux qui avancent cet argument, l’élection présidentielle vaudrait donc référendum. Un point d’un programme parmi d’autres innombrables aurait la même valeur et le même sens que la question centrale d’un référendum ! Le débat politique généraliste qui précèderait une élection présidentielle et celui organisé pour trancher une question précise essentielle de la vie de la nation, en particulier sur un aspect constitutionnel, seraient de même nature et de même intensité…
Voilà qui est contestable. D’autant plus contestable que Nicolas Sarkozy n’avait pas du tout fait de cette question le centre de sa campagne présidentielle. Tout au contraire, sa campagne misait principalement sur le désir des Français d’un retour au volontarisme étatique dans tous les secteurs, de restauration de la capacité du pouvoir politique à intervenir de manière décisive sur les sujets essentiels, notamment économiques et sociaux, y compris sur les sujets bloqués depuis déjà 20 ans (en 2007) par la mono-politique européenne, néolibérale, inamovible. La majorité des Français semblaient donc exprimer, par leur vote, la volonté d’un retour à la normale des institutions nationales. C’est-à-dire le retour à une situation où lorsqu’une nouvelle majorité politique initie une orientation politique globale, elle en devient entièrement comptable devant les électeurs et ne peut se défausser sur des autorités supérieures incontrôlables par les citoyens. Car c’est bien cette condition qui, seule, permet un contrôle politique des élus par les électeurs : le gouvernement et la majorité parlementaire engagent leur responsabilité politique devant eux puisqu’ils sont redevenus les véritables auteurs de l’orientation politique, économique et sociale guidant sous leur direction la puissance publique. Comment alors interpréter son élection comme la preuve que le peuple approuvait en 2007 ce qu’il avait très nettement refusé en 2005 pour les mêmes raisons ? En retravaillant le passé, pourtant récent, à la manière dont les soviétiques retouchaient les photos en faisant disparaître les traces devenues gênantes pour la version officielle…
Écoutons Nicolas Sarkozy lui-même dans un discours qui avait été fort remarqué (notamment pour ses références historiques éclectiques mêlant personnalités historiques de droite comme de gauche, signe des temps à venir), et abondamment cité par les médias. Il fut rédigé par celui qui dirigea toute sa campagne puis devint son conseiller spécial pendant toute sa mandature, le « souverainiste »[1] Henri Guaino, qui orienta cette campagne sur une thématique de très fort volontarisme économique et social (verbalement bien sûr, les promesses n’engageant que ceux qui les croient), sachant que c’était le désir d’une majorité de Français. Il s’agissait alors de prendre le contre-pied de Lionel Jospin qui, en 2000, face aux licenciements chez Michelin[2] qui frappent les esprits, déclarait tout de go en tant que Premier ministre bénéficiant d’une majorité parlementaire issue de la « gauche plurielle » : « L’État ne peut pas tout ». Il s’agissait aussi d’effacer l’impression de fatalisme économique et social renforcé par la prise de conscience désormais omniprésente des Français du carcan européen depuis le grand débat critique sur l’Union européenne à l’occasion du référendum sur le TCE de 2005. Le 22 juin 2007 donc, à Agen, Nicolas Sarkozy, encore ministre de l’intérieur mais déjà en pré-campagne présidentielle (aux frais du contribuable) déclare :
« […] Comment redonner au travailleur un pouvoir de négociation et des perspectives d’avenir ? Comment, sinon par le plein emploi qui corrige naturellement le rapport de force entre l’employeur et l’employé, entre le capital et le travail, entre l’actionnaire et le salarié ? Comment réduire les déficits publics et les prélèvements ? […] Comment faire, sinon par le plein emploi ? On a tout essayé disait Mitterrand ! Eh bien non, contre le chômage on n’a pas tout essayé ! […]La France n’est pas condamnée au déclin ! Elle ne doit pas être à la remorque du monde. […] Je me souviens de Lionel Jospin déclarant pendant la campagne pour l’élection présidentielle : « Un homme politique responsable ne parle pas de la monnaie ». Pour moi c’est dire cela qui est irresponsable ! Il n’y a pas un pays au monde où la monnaie ne soit pas un instrument de politique économique. Regardez les États-Unis, le Japon ou la Chine. Et demandez-vous pourquoi les pays européens qui enregistrent les meilleures performances en matière d’emploi, de pouvoir d’achat et de croissance comme le Danemark, la Suède ou l’Angleterre sont en dehors de l’Euro ? […] Être un Européen conséquent […] c’est aussi refuser une logique absurde qui conduit à augmenter les impôts, à couper dans les investissements publics, et à tailler dans les dépenses sociales quand la croissance ralentit et le chômage augmente. C’est s’en tenir à cette simple vérité que ce n’est pas le déficit qui crée le chômage mais le chômage qui creuse le déficit. […] c’est refuser que l’Europe serve d’alibi à tous les renoncements ! C’est refuser que le marché unique serve de paravent à tous les dumpings sociaux, fiscaux ou écologiques ! Être un Européen conséquent et un homme politique responsable c’est ne pas faire après le « Non » français à la constitution européenne comme s’il ne s’était rien passé ! […] Mes chers amis, la France a besoin de construire des politiques qui permettent de saisir l’avenir à bras le corps. […]Mais au bout de ces efforts nous redonnerons vie et réalité aux idéaux qui ont toujours animé notre peuple, nous rendrons l’espérance à nos enfants, nous retrouverons notre fierté d’être Français. Mes chers amis, c’est cette France nouvelle que je vous invite à construire, à construire ensemble. Vive la France. Vive la République. »
Nous n’avions pas entendu de discours d’un présidentiable aussi spectaculairement volontariste, y compris sur le terrain économique et social, depuis les années 1970… Et pour certains analystes c’est donc cette élection qui serait censée entériner notre renoncement à notre verdict référendaire de 2005 ?! On peut encore citer l’avis du professeur Anne-Marie Le Pourhiet, toujours aussi imperméable à toute langue de bois :
« On nous assène aussi qu’en élisant le candidat Sarkozy les Français auraient validé par avance la ratification parlementaire du mini-traité annoncé. C’est un comble ! D’une part ce n’est pas du tout un mini-traité que l’on nous sert mais 90% du précédent, d’autre part confondre une question référendaire et un programme électoral est une énormité politique et constitutionnelle. Jamais aucun électeur n’approuve l’intégralité du programme d’un candidat ou d’une liste, il choisit celui dont le programme est globalement le plus proche de sa sensibilité ou, simplement, celui qui lui déplaît le moins. Prétendre que les électeurs auraient approuvé sans nuances l’intégralité du programme sarkozyste est d’autant plus malhonnête que les principaux candidats étaient tous favorables au fédéralisme européen et qu’on ne voit pas quelle alternative se serait offerte aux électeurs. Jamais aucun politiste, aucun constitutionnaliste ne pourrait affirmer qu’en votant pour le candidat Sarkozy les Français auraient ratifié par avance le traité de Lisbonne, c’est une aberration intellectuelle. Mais c’est aussi une injure que de sous-entendre que les Français seraient assez sots et inconstants pour approuver en mai 2007 un traité constitutionnel qu’ils ont refusé en mai 2005. On nous prend pour des écervelés. »
Ou encore Jean-Pierre Chevènement lors d’un discours le 2 décembre 2007 :
« […] M. Sarkozy ne peut donc prétendre, comme il l’a fait dans son discours de Strasbourg, le 2 juillet 2007, avoir réalisé la synthèse du « oui » et du « non » et le dépassement des contradictions. Car il n’est pas vrai que dans le traité de Lisbonne, « l’Europe, » comme il le prétend, « se donne les moyens d’agir et de se protéger ». Au contraire ! M. Sarkozy, comme nous le verrons, a avalé la substance de la Constitution sans obtenir en échange aucune contrepartie ! M. Sarkozy n’est donc aucunement fondé à soutenir que son élection à la Présidence de la République, le 6 mai 2007, lui donne les mains libres pour réinterpréter – que dis-je ? – pour bafouer la volonté du peuple français, clairement exprimée le 29 mai 2005. »
Le deuxième argument invalidant la réponse des urnes au référendum de 2005 remet tout simplement en cause la capacité d’un peuple à prendre des décisions le concernant. Un bref retour en arrière nous permet de nous rappeler qu’en 1992 s’est tenu un référendum pour ou contre la ratification par la France du Traité sur l’Union européenne (TUE), également appelé « Traité de Maastricht », traité qui fonde l’Union européenne. Malgré les pressions exercées par l’intégralité des grands médias et des « élites » intellectuelles en faveur du OUI, celui-ci ne l’a remporté que de peu[3], annonçant déjà le renversement de l’opinion à l’occasion du référendum de 2005. Depuis 1992, et suite à cet épisode qui faillit stopper net le projet post-national, ces mêmes « élites » s’efforcent de convaincre qu’il est nettement préférable de ne pas donner voix au peuple par référendum sur les questions européennes (ni sur aucun autre chapitre d’ailleurs). Elles expliquent que les référendums sont anti-démocratiques, qu’ils sont pollués par toutes sortes d’enjeux qui n’ont pas de lien direct avec la question posée, qu’ils sont toujours des plébiscites masqués et parfois manqués, que les questions posées sont de toute façon trop complexes pour qu’une réponse par oui ou non puisse être donnée… Bref, que le bon peuple ne peut que s’y perdre et qu’il est préférable de laisser les parlementaires et les « experts » traiter les questions essentielles de la vie de la nation[4]. D’ailleurs, lorsqu’il est consulté sur ce qui le concerne directement, le peuple a-t-il toujours raison, nous demande cette même élite ? Personne évidemment ne soutient une affirmation aussi dogmatique. Mais la question qui se pose alors immédiatement est de savoir qui a toujours raison ? Les parlementaires ? Les juristes ? Les experts ? La réponse à cette question implique des conséquences institutionnelles fondamentales. En tout état de cause, on ne peut que noter le mépris pour le peuple que la supposée volte-face du peuple français entre 2005 et 2007 révèle de la part des faiseurs d’opinion. Le voilà présenté comme parfaitement inconséquent, puisqu’ayant changé radicalement d’opinion en l’espace de deux années seulement sur une question cardinale. Un peuple girouette, en somme, qu’il n’est pas très sage de consulter directement sur les questions cruciales.
Mais à s’en tenir à l’argument du manque supposé de clarté des référendums, comment oser dire que la question est clairement tranchée dans le sens inverse, en 2007, à l’occasion de l’élection de Nicolas Sarkozy ? Une simple lecture de ce programme permet d’affirmer que le projet de ratifier un traité « simplifié », censé d’ailleurs prendre en compte les causes du refus précédent alors que l’intégralité de ce qui était contraignant fut conservé à l’identique, était une mesure inscrite parmi une somme d’autres mesures très hétéroclites. Voilà donc manifestement un argument à géométrie variable, valable quand il sert la cause religieusement juste, celle de l’européisme post-démocratique, mais non valable quand il la dessert. Le référendum qui refuse très majoritairement le traité est ambigu, mais l’élection de Sarkozy valide très clairement l’acceptation du même traité… Tous ces arguments rhétoriques de mauvaise foi ne sont là que pour justifier maladroitement un contournement toujours plus évident des processus réellement démocratiques, après avoir systématiquement sapé les bases de l’État social. Volonté qui, en elle-même, serait bien sûr inavouable, mais qui « transcendée » en adhésion à la « construction » européenne tente de passer pour une grande et noble cause, le credo d’une nouvelle religion laïque des classes éduquées, sur fond (germanique) d’hymne à la joie et de bannière étoilée : l’intégration européenne comme gage de la paix, de la garantie des droits individuels, et de notre destin politique après la forme heureusement dépassée, car dangereuse, de l’État-nation.
NOTES
[1] Ou plus précisément : qui se présente comme souverainiste. Mais bien étrange souverainiste à vrai dire, qui conseilla Sarkozy, continuant de lui écrire ses discours, alors que le président bradait ce qui restait de souveraineté avec l’adoption du traité de Lisbonne, en évitant le référendum, puis en avril 2009 prenait l’initiative de la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord ! L’attitude concrète de cet auto-proclamé gaulliste se passe de commentaires…
[2] En septembre 1999, Michelin annonce 20% de hausse des profits et 7500 suppressions de poste, le tout pour attirer les « investisseurs » des marchés financiers dont le rôle ne cesse de croître. En 2002, Jospin n’atteint même pas le second tour.
[3] 49% pour le NON et 51% pour le OUI.
[4] Le 5 juillet 2016, sur France Inter, Daniel Cohn-Bendit affirmait que « le peuple n’a pas toujours raison », en particulier lorsqu’il « vote pour Hitler et lorsqu’il vote pour le Brexit ». D’une part, cette déclaration, devenue classique chez ceux qui tentent de justifier leur hostilité déclarée face à la démocratie, est particulièrement insultante pour le peuple dans le parallèle historique qu’il établit. D’autre part, elle masque l’essentiel sur le plan historique puisque Hitler est parvenu au pouvoir par une nomination, pas par l’élection. Enfin et surtout, Daniel Cohn-Bendit ne nous dit pas, qui, d’après lui, a toujours raison, ou « plus raison » que le peuple qui s’est exprimé démocratiquement, ni selon quel principe supérieur imposer des normes aux citoyens contre leur volonté.