Thomas Porcher, Bruno Amable et Stefano Palombarini ont raison. Les conclusions stratégiques à en tirer.

Recension du livre « Les délaissés », analysée comme une réponse à « L’illusion du bloc bourgeois ». 

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20 JUIN 2021

L’économiste Thomas Porcher est un vibrant défenseur, sincère et convaincant, de la nécessité d’un changement radical de politique économique, se donnant les moyens de briser le cadre néolibéral actuel, cadre qu’il résume bien avec un triptyque constitué par la mondialisation, la financiarisation, et l’austérité budgétaire.  

Le triptyque néolibéral : mondialisation, financiarisation, austérité.

Par « mondialisation », il entend désigner essentiellement deux dérégulations stratégiques. D’une part la dérégulation commerciale (le libre-échange généralisé, quelles que soient les gigantesques disparités salariales, sociales, fiscales, sécuritaires, environnementales, agricoles, etc. des pays mis en concurrence directe), facteur essentiel de la désindustrialisation qui a frappé au cœur l’emploi des classes populaires (et de l’accélération de la disparition de notre agriculture). Et d’autre part la libéralisation totale du mouvement des capitaux, permettant d’affecter ces derniers dans le monde entier, sans aucunes limites (du moins dans les pays occidentaux et tous les pays que dominent les pays occidentaux les plus puissants), là où les perspectives à court terme de profit maximal se présentent.

Cette dernière dérégulation se conjugue au deuxième terme de son triptyque, à savoir la « financiarisation ». Derrière ce terme technique, il faut entendre la radicale dérégulation des marchés boursiers (et de tous les produits financiers en général) et l’énorme amplification de leur importance. Auparavant, pendant les trois décennies d’après-guerre, ils étaient réduits à la portion congrue et sans grande influence sur l’économie. Le pouvoir dans les entreprises était alors capté par leur technostructure, tournée vers le renforcement de la firme, et non pas, comme maintenant, sa seule rentabilité maximale de court terme afin de gonfler coûte que coûte les dividendes et de faire augmenter le cours boursier de leurs actions. Les pouvoirs financiers sont désormais rendus les seuls maîtres des multinationales et des grandes entreprises, répercutant leurs exigences court-termistes sur tous les sous-traitants, et les gardiens vigilants des politiques publiques lorsque ces dernières ne vont pas dans le sens de leur intérêt. Car non contents de s’emparer du pouvoir dans les grandes firmes, les nouvelles lois ont donné à ces marchés financiers le monopole du financement des débours des budgets publics (les dépenses non couvertes par les recettes publiques). Ils sont ainsi devenus les maîtres des grandes orientations des politiques économiques, par le biais du taux auxquels ils consentent à refinancer les nouvelles tranches de la dette publique, la faisant par ce même biais gonfler à des niveaux inédits. L’ensemble a ainsi permis une division nationale et internationale du travail sur la seule base du moins-coûtant, sans plus aucune limite normative nationale réellement contraignante[1] et le grand retour de l’hégémonie des actionnaires et des banques privées dans les entreprises et sur les pouvoirs publics, par le biais de la dette dont les marchés ont désormais le monopole.

Le dernier élément du triptyque, « l’austérité » budgétaire permanente, est en réalité une conséquence des deux premiers, mais vient aggraver fortement leurs conséquences dramatiques sur les classes populaires et moyennes. Les services publics et l’aide sociale sont de moins en moins en mesure de compenser les dommages causés par la désindustrialisation, le chômage de masse, ainsi que la pression à la baisse sur les conditions de travail des salariés et des « indépendants » (qui découlent de la mondialisation commerciale et financière). L’argument sans cesse mobilisé de la dette publique sert une rhétorique usée jusqu’à la corde mais toujours efficace, celle de la quasi insolvabilité de l’État (ce qui est parfaitement faux), justifiant par cette grosse ficelle la volonté de privatiser toutes les dernières entreprises publiques et de réduire toujours plus le périmètre et l’efficacité des services publics, y compris les plus essentiels (santé, enseignement, justice, pompiers, police, etc.). Non seulement la dette est un simple prétexte et un faux problème[2], mais elle aurait pu facilement rester dans des limites bien plus raisonnables si l’on n’avait pas abandonné au seul bénéfice des marchés financiers le « Circuit du crédit ». Son contrôle étatique avait permis précédemment de manière efficace de maîtriser le circuit national des liquidités de moyen terme, notamment pour en affecter temporairement et gratuitement une partie pour combler les débours budgétaires, ainsi que (dans une moindre mesure) la possibilité de création monétaire de la Banque centrale en faveur du budget. Ce sont des considérations similaires de contraintes comptables artificiellement créées et largement instrumentalisées qui justifient depuis plusieurs décennies la baisse continue des prestations d’aide sociale issues des services publics comme de la Sécurité sociale.

85 % de perdants du cadre économique actuel

Des conséquences très concrètes en découlent : les services publics et les prestations sociales, les seuls biens de ceux qui ont peu, fondent comme neige au soleil, au moment même où les classes populaires et moyennes doivent faire face à la baisse de leur niveau de vie, au chômage de masse, à la précarisation de leur emploi (pour ceux qui en ont un) et à une pression au travail sans cesse grandissante, conséquences directes de la mondialisation commerciale et de la financiarisation de l’économie.

C’est donc à une véritable prise en tenaille à laquelle doit faire face la majorité de la population, quelles que soient ses différences internes de niveau de vie, de localisation, de situation socio-professionnelle, de préférences idéologiques et politiques. La dégradation continue de sa sécurité matérielle, de son niveau de vie, de ses perspectives d’avenirs et de celles de ses enfants, est pourtant contemporaine de la hausse continue du PIB et des progrès dans la productivité non contrainte. Mais cette hausse ne profite qu’à 0,1 % des plus hauts revenus, les détenteurs d’immenses patrimoines financiers qui voient dans ce nouveau cadre leurs revenus exploser au détriment du reste de la population. Cette hausse profite également, mais moins spectaculairement, au 1% les plus riches, et encore plus marginalement, aux 15% des hauts revenus. Le cadre institutionnel néolibéral réussit donc l’exploit de nous faire rapidement revenir à la structure sociale du XIXe siècle, faisant disparaître une bonne partie de ce que l’on nommait de manière floue la classe moyenne (qualifiant ainsi la hausse du niveau de vie des classe populaires, et des salariés et petits indépendants en général) ! Si rien n’est fait pour briser ce cadre, fixé par les traités et institutions européennes, eux-mêmes constitutionnalisés à seule fin de les faire échapper à tout débat et arbitrage démocratique national, il n’est pas besoin d’être un grand clerc pour pronostiquer que nous courrons à la catastrophe. Tous les processus démocratiques ont été systématiquement stérilisés, et ne peuvent plus rien produire tant qu’un rapport de force national n’est pas construit pour fédérer politiquement cette majorité en déroute. L’enjeu est de lui faire renverser la table des institutions néolibérales qui provoquent mécaniquement sa dégringolade forcée.

C’est le constat de base (même si nous l’avons reformulé à notre façon) de Thomas Porcher, et ce constat est indéniable. Encore faut-il le dire clairement et avec force, et c’est ce qu’il ne manque pas de faire en toute occasion. Cet économiste est issu d’un milieu modeste, milieu qu’il n’a jamais renié, et qu’il essaye de défendre dans la mesure de ses moyens. Il souligne toujours les causes structurelles et institutionnelles de la dégringolade sociale de la majorité de la population, celle qui n’a que son travail, (généralement précarisé) comme ressources, ressource qui vient elle-même à disparaître, alors même que les minimas sociaux deviennent plus chiches et plus conditionnels. Rare sont ceux qui ont accès aux médias de masse et qui manifestent la volonté et le courage de dénoncer ces institutions pour leurs conséquences concrètes. Car cette dénonciation dérange forcément les tenants du statu quo, les riches urbains, les médias de masse, les cadres politiques, la plupart des universitaires, et tous ceux qui ne veulent voir dans le chômage et la déchéance sociale que le résultat d’un manque de formation, de supposées fragilités psychologiques, du racisme, ou encore de la « mauvaise volonté » à trouver un emploi. Au pire, d’un manque de redistribution fiscale… À moins que ça ne soit la faute des « inclus » (les salariés en CDI), dont le salaire et le statut protecteur « coûtent trop cher », et qui empêchent d’embaucher plus. Et autres âneries néolibérales sur l’emploi… Car ceux-là s’attachent à notre maintien dans le cadre des institutions de la mondialisation, et pour commencer aux traités et institutions européennes, les plus décisives sur ce plan, véritables vaches sacrées des classes fortement éduquées et socialement bien dotées.

Mais le dernier livre de Thomas Porcher n’est pas qu’un utile résumé du rôle radicalement néfaste de ces contraintes néolibérales pour la très grande majorité de la population (il y a désormais une très riche littérature sur ce sujet, déployant toutes les subtilités des pièges institutionnels néolibéraux), même si sa synthèse a le mérite d’être très claire et accessible. Car il décrit ces contraintes en brossant leurs conséquences concrètes sur les différentes composantes sociales de la population, qu’il divise en 4 grandes catégories. Il s’agit, selon ses propres termes, de la France des Gilets jaunes, celle des banlieusards, celle des agriculteurs, et enfin celle des cadres en voie de déclassement, toutes inégalement touchées par le déclin social, et dans un contexte qui leur est spécifique, mais toutes en difficulté croissante et sans perspectives politiques, leurs intérêts matériels n’étant plus représentées par les politiques « publiques » ni par les partis politiques en position de visibilité médiatique.

Les 4 grandes catégories sociales de ces 85%

La France des Gilets jaunes. Cette « France périphérique », travaillée depuis deux décennies par le géographe Christophe Guilluy, est frappée de plein fouet par la désindustrialisation issue de la mondialisation commerciale et financière, amplifiée chez nous par le catastrophique marché unique européen et par la monnaie unique. Le chômage de masse y frappe à plein et est de moins en moins compensé par les infrastructures de l’État social du fait de l’austérité budgétaire permanente issue des contraintes institutionnelles européennes et de l’instrumentalisation de la dette publique, elle-même issue de la mainmise des marchés financiers sur le budget public. Ces petites villes de province, ces territoires ruraux, ces anciens territoires ouvriers abandonnés à leur sort, voient la montée des prélèvements obligatoires accompagner la fermeture systématique des services publics, les déserts médicaux s’étendre, et les aides sociales baisser dans leur montant et dans leur durée, et leur condition d’attribution devenir plus exigeantes. Les personnes qui travaillent encore le font dans des conditions toujours plus dégradées en termes de salaires, de statut, de stress, et de temps de transport. Le résultat d’une pression vers le moins-disant social induit par la financiarisation des grands groupes, pression qui se répercute sur toute la chaîne des sous-traitants et des « auto-entrepreneurs ». Alors que ces derniers ne sont pas directement détenus par ces actionnaires, les actionnaires font rejaillir sur tous les travailleurs les risques qu’ils ne veulent plus prendre alors que « le risque » est censé être la justification de la part de lion qu’ils s’octroient sur la valeur ajoutée par les dividendes qui ne cessent d’augmenter.

La France des banlieusards. Les banlieues, autrefois bastions industriels, ont vu elles aussi les fermetures d’usines en série. Contrairement aux territoires de la France périphérique, elles restent un réservoir de main d’œuvre pour les grandes villes qu’elles ceinturent, mais désormais pour des services et non plus pour l’industrie, et avec un statut dégradé ou sans statut du tout (la fameuse « ubérisation »), une grande précarité, et des salaires nettement à la baisse. Le chômage des jeunes n’a rien à envier à celui des territoires périphériques. C’est sans doute le reproche principal que l’on peut faire à Christophe Guilluy qui surjoue l’opposition banlieues / province rurale et petites villes de la désindustrialisation, en présentant (à tort) les banlieues comme des « gagnantes » de la mondialisation[3]. Ici aussi, la baisse continue des moyens alloués aux collectivités locales et l’attrition permanente des services publics viennent empirer des conditions de vie qui penchent déjà vers la pauvreté de masse. Et bien sûr, les tensions communautaires, l’économie parallèle et la délinquance qui vont avec, mettent régulièrement le feu à cette prairie sèche.

La France des agriculteurs. Les agriculteurs sont frappés de plein fouet par des phénomènes issus directement de la mondialisation commerciale et financière, des phénomènes que l’UE a décidé d’amplifier plutôt que de les compenser, depuis plus de deux décennies. L’ouverture commerciale aux marchés agricoles hyper industrialisés, par exemple ceux de l’Amérique du Nord comme du Sud, condamne les agriculteurs à investir toujours plus, et conduit à une concentration toujours plus destructrice d’emplois, sans réussir pour autant à concurrencer ces immenses territoires agricoles étrangers. Les investissements sont donc à la hausse, mais les débouchés sont à la baisse. Ce phénomène se conjugue avec ceux qui provoquent une extraordinaire volatilité des prix :

– La financiarisation des marchés de matières premières qui rend artificiellement solidaires le prix des produits de base alors qu’ils n’ont aucun rapport entre eux.

– La spéculation financière qui fait se succéder des périodes d’emballement à la hausse et des épisodes d’effondrement soudain des prix.

Cette volatilité des prix interdit toute visibilité de moyen terme pour les agriculteurs, alors qu’ils doivent négocier des prix de manière annuelle avec les distributeurs et faire des choix de production qui les engage sur plusieurs saisons. Ils ne peuvent pas suivre ces cours totalement déconnectés des fondamentaux réels de cette activité particulière (et stratégique).

La conjugaison de la pression concurrentielle et de la hausse des investissements avec la contrainte de prix extraordinairement volatils rend de moins en moins possible l’activité agricole et va causer à terme la disparition de ce secteur autrefois central en France. La mondialisation s’avère incompatible avec une agriculture digne de ce nom, avant même qu’il soit envisageable de la rendre plus écologique… Toute cette logique a été brillamment décrite par l’économiste David Cayla (bien plus finement que dans mon résumé grossier), et Thomas Porcher a raison de reprendre, en le citant, tous ces éléments désormais bien balisés. Et les agriculteurs sont également impactés par toutes les conditions de la France périphérique (puisqu’ils en font géographiquement partie). Indéniablement, ils sont tout autant des victimes du triptyque néolibéral, « mondialisation, financiarisation, austérité ».

La France des cadres déclassés. Certains seront surpris que l’on ajoute à ces perdants évidents de la mondialisation, des cadres, bénéficiant d’un emploi salarié, privé ou public, au statut encore protecteur, et pour des salaires toujours bien supérieurs aux emplois ubérisés, aux petits employés, etc. Il s’agit ici bien sûr des cadres moyens, dans des fonctions subalternes dans le privé ou dans le public (cadres B et C). C’est d’ailleurs le sort, à terme, de tous les cadres, à part les postes les plus valorisés, et la haute fonction publique, que de voir leurs conditions de travail et de vie menacés à terme par ce système. Car il est évident que le triptyque néolibéral aura fini par les atteindre aussi, après les ouvriers, puis les employés, même si c’est à un moindre degré. L’austérité budgétaire permanente pour le public, et la pression concurrentielle et celle de la financiarisation pour le privé auront provoqué une aggravation considérable de la pression au travail, une stagnation des salaires, une baisse des effectifs. Ils doivent aussi, avec des salaires qui stagnent, et une pression continue sur leur productivité contrainte, faire face à une explosion du coût de la vie dans les grandes villes (où les emplois de cadre se situent majoritairement bien sûr, notamment en région parisienne), et d’abord en raison de la hausse spectaculaire du coût du logement. Leur travail est aussi beaucoup plus précarisé qu’avant, dans le privé bien sûr, mais aussi, dans une moindre mesure, dans le public, avec toutes les privatisations des entreprises publiques passées et encore à venir, et la contractualisation grandissante dans la Fonction publique territoriale. À cela s’ajoute pour eux aussi, là également à une moindre échelle, les conséquences de l’austérité budgétaire : baisse des allocations, difficulté à trouver des places dans les crèches, diminution des services publics, hôpitaux en crise, etc. Ces cadres ne sont en rien des « gagnants de la mondialisation », contrairement à ce que l’on pourrait penser naïvement, et qu’eux-mêmes ont pu avoir la faiblesse de penser (certains continuant de nier l’évidence, pour ne pas se retrouver dans la situation humiliante à leurs yeux, des perdants « hostiles à l’ouverture » internationale) … Sur le long terme, on peut considérer avec une pointe de cynisme, que cela est une bonne nouvelle, car le ou les partis politiques qu’il va falloir créer ou renforcer ont un besoin stratégique d’une armée de cadres persuadés qu’il va falloir impérativement et urgemment briser le cadre institutionnel de la mondialisation néolibérale, quitte à faire imploser les institutions européennes, seule condition pour renverser efficacement la table des contraintes institutionnelles actuelles. 

Ce découpage en 4 composantes opéré par Thomas Porcher est certes contestable. On ne voit pas bien pourquoi, du moins en théorie, seuls les agriculteurs et les cadres ont droit à un découpage socio-professionnel alors que les autres sont des agrégats hétérogènes de ce point de vue, basés sur des types contrastés de localisation territoriale (France des banlieues en difficulté et France « périphérique » des territoires ruraux et des petites villes abandonnées de la désindustrialisation).

Les délaissés, une réponse à L’Illusion du bloc bourgeois ?

Mais ce découpage répond en réalité à une préoccupation politique. Le sous-titre de son ouvrage Les délaissés est parfaitement explicite quant à son objectif politique : « Comment transformer un bloc divisé en force majoritaire ». En réalité, il est permis de penser cet ouvrage comme une réponse politique à un autre ouvrage, L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, co-écrit par Bruno Amable et Stefano Palombarini, sorti en 2017 et actualisé en 2018. Ce dernier, au titre plus énigmatique, est précieux pour comprendre le blocage politique des quatre dernières décennies (même s’il souffre de quelques limites importantes selon nous). Ces deux auteurs, fins observateurs de notre passé politique et social récent, décrivent en détail une vérité très rarement analysée comme telle : aucune majorité politique n’est durable depuis la trahison des socialistes de 1983[4], parce qu’aucun bloc social n’est capable de fédérer ses intérêts et exigences sociales et politiques de manière majoritaire dans le corps électoral. Le cœur de ce réarrangement politico-social provient d’en haut, des propositions politiques instituées, en clair des directions des partis politiques. Le fait majeur ici est l’abandon en rase campagne des classes populaires par la droite comme par la gauche. La modalité principale qui exprime la détermination, la force et les conséquences structurelles de cet abandon est l’adhésion aux traités et institutions européennes qui rendent contraignantes au-dessus des arbitrages nationaux toutes les contraintes néolibérales. Ce que l’on qualifie paresseusement de « votes aux extrêmes », tout comme la force grandissante et désormais très majoritaire dans les classes populaires de l’abstention, ne sont que des conséquences logiques de cet état de fait, et cela ne devrait surprendre personne. Encore faut-il disséquer les modalités précises de ce blocage, de cette implosion des blocs de gauche et de droite qui ont fini par résulter de presque quatre décennies perpétuant et accentuant cet abandon majeur, cette absence béante de représentation politique des intérêts matériels de la partie la moins avantagée socialement de la population.

Trois formes de capitalisme en recherche d’une majorité électorale

L’analyse faite par les deux économistes (et politistes) sur les conséquences de cet éclatement en termes de possibilités de recomposition politique est complexe. On peut retenir deux conceptualisations qui les aident à schématiser la situation. La première se contente de relever l’offre politique telle qu’elle est, et identifie trois projets contrastés, trois formes de capitalisme distincts, sur la base de leurs propositions concernant par exemple la relation salariale, l’insertion internationale, la protection sociale ou le degré et le type d’interventions publiques dans la production nationale. Ils distinguent aussi les blocs sociaux qui sont derrière ces trois types d’offre politique.

– L’offre néolibérale européiste, soutenue par ce qu’ils qualifient de « bloc bourgeois » (classes supérieures vivant de leur patrimoine financier, et classes moyennes supérieures éduquées).

– L’offre « socialiste écologiste », soutenue par un bloc de gauche en décomposition avancée, hésitant perpétuellement entre, d’une part, une énième « Europe sociale et écologique » (projet improbable, ayant perdu à raison toute crédibilité, mais soutenu imperturbablement par la petite bourgeoisie intellectuelle, les cadres de la gauche de gouvernement, une majeure partie de la gauche dite « radicale » et les directions syndicales), et d’autre part, la reconquête des classes populaires en assumant clairement une rupture décisive avec les institutions européennes, incompatibles avec la défense efficace de leurs intérêts (projet évident, mais aujourd’hui orphelin d’une véritable structuration politique en position de visibilité).

– L’offre « libérale identitaire », recomposition d’un bloc de droite centrée sur sa fraction populaire : indépendants, agriculteurs, commerçants, etc., mais aussi de petits salariés du privé, aux intérêts très différents des premiers, d’où des contradictions économiques qui ne résisteraient pas à une épreuve du pouvoir. Ce qui fait tendre la propagande de cette composante politique à plus forcer sur les questions « identitaires », migratoires et sécuritaires, que sur l’économie.

Quatre blocs issus de deux clivages : position sur l’UE et division classique gauche/droite

La deuxième conceptualisation à laquelle ont recours les deux auteurs est une division du spectre en 4 blocs homogènes selon deux problèmes clivants, mais chacun minoritaires, doublés de la possibilité d’allier deux par deux chacun de ces blocs afin de construire une majorité, mais au prix de très vives tensions sur un des deux axes structurant ce clivage en 4 blocs.

En ordonnée, le problème de l’appartenance à l’UE, séparant en haut deux blocs européistes, et en bas deux blocs souverainistes, tandis qu’en abscisse, c’est la partiellement opérante division gauche/droite, mais en entendant par gauche essentiellement une position redistributrice et favorable à l’interventionnisme économique de l’État et à la protection sociale, et par droite l’inverse. Il faut à ce sujet saluer la capacité des deux auteurs à refuser de se perdre dans les méandres infinis de l’idéologie, et de se concentrer sur les aspects les plus concrets, économiques, institutionnels et matériels des enjeux sociaux, qui sont aussi ce qui détermine le plus les exigences politiques de la population, contrairement à ce qui préside à la communication politicienne, médiatique et universitaire de la politique. Une qualité rare, que partage aussi Thomas Porcher qui, en quelque sorte, leur répond sur le même plan. Les 4 blocs sociaux, tous minoritaires, de leur second modèle se décompose donc en bloc « A », européiste et de droite (comme Les Républicains), « B », européiste et de gauche[5], « C », souverainistes et de droite (le RN un temps, ou Dupont-Aignan) et enfin « D », souverainistes et de gauche. La tentative de constituer une majorité sur la base d’un regroupement électoral de deux blocs nous donne donc 4 autres possibilités :

A + B, c’est le bloc bourgeois, à l’étroite base électorale mais bénéficiant de l’abstention des classes populaires, de la division irrémédiable de la gauche actuelle sur les questions européennes, et de l’incapacité (pour l’instant) de structurer une offre souverainiste de gauche visible et cohérente.

B + D, c’est la possibilité toute théorique de reconstituer l’ancien bloc de gauche, mais qui se heurte à la contradiction fondamentale de son incompatibilité avec notre appartenance à l’UE, et de la perte de confiance probablement définitive des classes populaires.

A + C, c’est la tentative de reconstruire l’ancien bloc de droite, qui bute lui aussi sur la difficulté du soutien des classes populaires qui penchent à droite, rendues très méfiantes vis-à-vis de la droite classique et de « l’Union européenne », difficulté encore accrue par le fait qu’une partie du vote ouvrier, autrefois majoritairement acquis à la gauche, a rejoint le RN précisément pour son discours eurocritique et « anti-système » (même si la majorité des ouvriers et des classes populaires en général privilégient largement l’abstention au vote RN). Ce ralliement partiel, et conditionnel, ne résisterait pas à une compromission sur ce sujet central, sans compter les visions contradictoires sur le salariat et l’État social des classes populaires elles-mêmes, ce qui fait voir que cette possibilité théorique (A + C), est en pratique une impasse.

C + D, les souverainistes des deux bords, que prêchent par exemple l’économiste Jacques Sapir, l’UPR d’Asselineau, Florian Philippot avec ses Patriotes, et bien d’autres, ne mettant aucune exclusive absolue, y compris vers l’extrême-droite. Mais la difficulté réside ici dans les fortes contradictions des projets politiques et des blocs sociaux correspondants. Les classes populaires et les classes moyennes précarisées et en voie de déclassement sont divisées entre 1) ceux dont la profession et l’idéologie font pencher vers une volonté de moins d’État, la réduction du nombre des fonctionnaires, moins de redistribution, moins d’impôts, un alignement des conditions des salariés du public sur les conditions de ceux du privé (à la baisse donc), parmi lesquels les petits indépendants (commerçants, agriculteurs, artisans, « auto-entrepreneurs », etc.) et les salariés du privé, et 2) un public attaché à la protection sociale, à la redistribution sociale, à la protection sociale, etc.

Surmonter les divisions sociales et idéologiques

L’analyse fournie par Bruno Amable et Stefano Palombarini est bien plus riche que ce que nous venons de résumer grossièrement ici. Mais il s’agit de comprendre le défi que compte relever Thomas Porcher. L’analyse politico-sociale contenue dans L’Illusion du bloc bourgeois ne laisse guère d’espoir pour surmonter les contradictions que leur découpage logique met en relief, pour pouvoir constituer une majorité apte à construire un rapport de force capable de nous sortir du programme néolibéral contenu dans les traités et incarné par les institutions européennes. C’est donc pour tenter de transcender ces contradictions et dessiner une voie de sortie politique, que Thomas Porcher a construit, selon nous, sa division en 4 groupes des « délaissés », les perdants de la mondialisation et de la déconstruction européenne des processus démocratiques. Car, comme nous l’avons déjà souligné, la base de son raisonnement relève une évidence dont il faut prendre toute la mesure : l’intérêt de 85 % de la population est de renverser un modèle économique néolibéral qui la tire inexorablement vers le bas et dont ses membres sont victimes dans leur globalité, quelle que soit leur perception plus ou moins juste, plus ou moins contrastée, de leurs intérêts immédiats, et quelles que soient leurs différences sociales, professionnelles, et idéologiques. Bruno Amable et Stefano Palombarini conviennent eux-mêmes que la conscience des intérêts matériels de chacun dépend autant de conditions subjectives que de la structuration de l’offre politique à un moment donné, ainsi que des conditions du débat public (notamment sa présentation par les médias de masse).

Bousculer l’offre politique et le débat public actuels

Le blocage qu’ils décrivent est à la fois structurel et conjoncturel, dépendant en grande partie de la manière dont l’offre politique et sa présentation médiatique continue, ou pas, de refuser aux classes populaires et aux classes moyennes en voie de déclassement une réelle voie de sortie institutionnelle. A contrario, la présentation médiatique et la segmentation politicienne[6] actuelles opposent entre elles les différentes catégories sociales délaissées par la politique économique néolibérale, à savoir la majorité de la population. On oppose volontiers la France des Gilets jaunes (la France périphérique ») aux banlieusards (les « quartiers sensibles »), les agriculteurs à la classe moyenne, les travailleurs (les « inclus ») aux chômeurs (les « exclus »), les fonctionnaires contre les salariés du privé, les personnes issues de l’immigration aux classes modestes d’origine européenne, et bien sûr les gens de gauche aux gens de droite. Bref, on divise le plus possible les personnes aux revenus modestes afin de permettre la perpétuation du statu quo imposé par un bloc bourgeois pourtant structurellement minoritaire. Perpétuer les divisions horizontales entre les personnes modestes est le meilleur moyen de refouler la lutte verticale instruisant un rapport de force entre eux et les classes dominantes.

Classe objective contre classes subjectives

C’est pourquoi Thomas Porcher reprend les catégories les plus communément mobilisées pour diviser les Français modestes entre eux afin de décrire par quelles modalités spécifiques le parti unique du néolibéralisme les plonge dans le déclassement généralisé, de manière différenciée mais avec un résultat parfaitement comparable. Puisque leurs intérêts sont pour l’essentiel communs face à la mondialisation, à la financiarisation et à l’austérité budgétaire, et que l’offre politique divise au lieu de réunir ces intérêts, Thomas Porcher fait tout (débat académique, rédaction d’ouvrages et d’articles, interviews répétées) pour changer les termes du débat public afin de faire émerger cette évidence refoulée, et la nécessité d’offrir un débouché politique au renversement du néolibéralisme institué. Car il concède implicitement mais très clairement que l’offre politique actuelle en position de visibilité, pour des raisons diverses, est inadéquate à structurer cet intérêt commun. Dans l’incapacité d’y pallier lui-même, et de pouvoir soutenir une des offres existantes, il se concentre donc sur l’émergence de cette nécessité dans le débat public. Et comme il ne suffit pas de souligner les intérêts objectifs qui soudent l’ensemble des catégories modestes, il consacre l’autre moitié de son livre à décrire les bases d’un programme économique visant à bâtir un nouveau cadre institutionnel apte à refaire redémarrer le progrès social. Il se concentre volontairement sur l’essentiel afin de ne pas alimenter les divisions internes du bloc majoritaire virtuel qu’il s’agit de faire sourdre. On peut citer les titres de chapitres de sa Partie II afin d’illustrer sa tentative de propositions constructives adaptées à son objectif : « Prendre la question de l’immigration par le bon bout », « Sauver les services publics », « Europe : être (réellement) prêt à la confrontation », « dompter la finance », « Réconcilier industrie et lutte contre le réchauffement climatique dans un vaste projet de transition écologique ». Évidemment, il est moins difficile de se mettre d’accord sur une analyse critique que sur des propositions concrètes, et on pourrait relever bien des points critiquables, ou insuffisants, dans cette partie (qui recèle néanmoins également des pépites en termes de pédagogie politique et même de pertinence tout court).

Les limites de cet exercice salutaire ?

Thomas Porcher a-t-il réussi à sortir des contradictions structurelles relevées par les auteurs de L’Illusion du bloc bourgeois afin de jeter les bases opérationnelles d’un déblocage de notre situation institutionnelle ? Oui… et non selon nous. Tout ce qu’il dit, pour l’essentiel, nous semble frappé au coin du bon sens, pédagogiquement expliqué (précieuse qualité) dans son ouvrage, et très efficacement incarné en personne dans les interviews oraux ou vidéos. C’est clairement la bonne piste pour construire une majorité de rupture avec les institutions du néolibéralisme, priorité qui devrait être celle de tout le monde depuis longtemps. Cependant nous aurons trois remarques de taille sur ce qui, de notre point de vue, manque pour rendre ce programme pleinement opérationnel.

Première limite : la non prise en compte de la l’irréformabilité des institutions européennes, et le nécessaire passage du Rubicon qu’implique cette prise en compte

L’ouvrage d’Amable et de Palombarini, lu manifestement de très près par Porcher, est pourtant très clair sur ce point : l’institution du néolibéralisme est verrouillée dans les traités européens, irréformables puisqu’ils en constituent la base depuis le début et la seule dynamique ayant permis l’intégration institutionnelle européenne[7]. Et c’est bien ce qui a fait imploser le bloc de droite et encore plus le bloc de gauche, une fois qu’il est devenu évident pour tout le monde qu’aucune autre politique n’était possible dans ce cadre. Un cadre en excroissance permanente, tel un cancer rongeant systématiquement tous les processus démocratiques (démocratiques au sens politique et social, à savoir pouvoir d’arbitrage de la majorité sur tous les sujets majeurs, et État social protecteur). La gauche est non seulement irrémédiablement divisée sur ce sujet central, mais de plus majoritairement européiste (critique ou pas) et rien ne pourra la réunir sur les anciennes bases tant que le pays restera une simple province administrée pour l’essentiel par les institutions européennes, alors qu’il était jadis un pays souverain abritant nombre d’importants processus démocratiques. Vouloir reconstituer un bloc de gauche interclassiste implique de composer sur ce sujet, ce qui réduirait ce bloc à une maigre participation populaire, et en cas de victoire, décevrait fatalement les attentes en raison des « contraintes européennes ». Car il faut faire voler en éclat le cadre européen pour parvenir à démanteler le néolibéralisme. De la même manière, si l’on préfère une stratégie « populiste » large, c’est-à-dire qui viserait à réunir les composantes populaires de droite et de gauche, les modalités du projet économique et social correspondant se heurteraient à la profonde division des classes populaires sur ce sujet et à leur méfiance vis-à-vis de ceux qui ont participé d’une manière ou d’une autre à l’ordre actuel.

Thomas Porcher fait comme si les conditions objectives qu’il décrit très bien, et qui font une majorité de victimes dans les classes populaires et moyennes, suffisaient à réunir cette masse de perdants de la mondialisation en majorité politique, par la grâce d’un programme économique commun. Si c’est effectivement une condition nécessaire, elle semble loin d’être suffisante. Thomas Porcher propose à plusieurs reprises « d’ouvrir une crise au sein de l’Union européenne », et cite souvent l’exemple de De Gaulle et Thatcher qui ont obtenu des aménagements substantiels aux contraintes européennes en n’hésitant pas à ouvrir une véritable crise (« politique de la chaise vide » d’un côté et refus de payer de l’autre). Cependant, nous savons que les traités ne se modifient qu’à l’unanimité, alors qu’il serait même impossible de dégager une simple majorité pour remettre en cause ce qui constitue le fondement des traités. Outre que la difficulté est sans commune mesure avec la situation d’une CEE alors bien moins puissante et bien moins nombreuse à l’époque des exemples cités, il s’agit pourtant bien ici de remettre en question l’ensemble de l’intégration européenne, viscéralement néolibérale, et non pas d’aménager telle ou telle contrainte précise afin de ménager des intérêts nationaux partiels et conjoncturels. Tous ceux qui proposent de construire ce type de « rapports de force » savent bien au fond l’inanité d’un tel projet. Car aucun succès partiel ne changerait rien quant à l’essentiel, à savoir se dégager définitivement des contraintes néolibérales en rendant de nouveau possible des politiques économiques et sociales nationales arbitrées par des majorités électorales. Précisément ce que les néolibéraux se sont donné pour objectif de stériliser progressivement mais systématiquement, de la CECA de 1951 jusqu’à l’UE de 1992, en passant par la CEE de 1957. Une dynamique qui s’est accélérée à partir de 1992, jusqu’à ne plus laisser que des espaces résiduels à la politique nationale démocratique[8]. On ne peut pas contraindre l’ordre institutionnel supranational néolibéral de faire l’inverse de ce pourquoi il a été institué, il faut le remplacer. Et on ne peut opérer un tel bouleversement institutionnels sous mandat démocratique que dans un cadre national. Seul ce cadre est assez solide pour garantir que les tensions inhérentes à cette tentative aboutissent aux changements attendus, parce que soutenus par une large majorité. Et seul ce cadre peut permettre ces changements, unilatéraux dans un premier temps, avec suffisamment de rapidité pour ne pas être victimes des manœuvres européennes coercitives[9]. Parler d’un programme économique commun apte à renverser l’ordre néolibéral européen sur les plans de la mondialisation commerciale, de la financiarisation et de la libération des budgets publics de la contrainte des marchés, implique d’être très sérieux sur ses conditions de possibilité. Il est évident que cela ne se peut pas se faire dans un cadre institutionnel supranational, surtout si ce cadre a été construit pour empêcher de tels choix. Les promesses avortées de Syriza, de Podemos et de Salvini le prouvent et montrent les impasses à éviter.  Pour repolitiser les corps politiques nationaux européens en voie de zombification avancée, et de nihilisme démocratique profond, il faut tirer les conséquences de la pusillanimité de ces mouvements politiques élus sur un projet de rupture avec le néolibéralisme, qui ont échoué très rapidement devant l’alternative de quitter rapidement l’UE ou d’aménager quelques marges (ridicules face aux espoirs soulevés en vain).

Certes, la France Insoumise parlait en son temps d’un « plan B », et Thomas Porcher (qui ne semble qu’à moitié convaincu par cette dernière) parle d’être prêt à la rupture si le rapport de force ne fonctionne pas (« être prêt à en sortir le cas échéant », p.168). C’est ce qu’il entend par l’intitulé du chapitre « Europe : être (réellement) prêt à la confrontation ». Mais précisément, ce genre de propositions en apparence musclées, vient après les déceptions précédemment citées qui ont marqués les esprits. C’est donc beaucoup exiger du corps électoral que de lui demander de se nourrir encore de promesses, de se contenter d’annonces ne précisant pas ce qui sera fait d’emblée si la majorité l’exige, de rester suspendu à des négociations internationales sans même connaître les marges de négociation, et ce, alors que ce corps électoral s’exprime toujours davantage par l’abstention. Quand les citoyens ne croient plus aux promesses généreuses, la seule manière de récupérer leur soutien électoral réellement majoritaire[10] est de brûler ses vaisseaux en amont des élections, en annonçant d’emblée qu’il s’agit de faire ce que les autres ont systématiquement renoncé à faire au dernier moment, en l’occurrence s’abstraire de l’Union européenne. Seule une telle démarche, politiquement incorrecte, signale aux électeurs que ce mouvement politique est irrécupérable par les forces du statu quo, celles qui soutiennent le bloc bourgeois ainsi que les outsiders contrôlables (par exemple le RN). Continuer à faire confiance à ceux qui restent ambigus sur la question de l’UE (afin de rester dans la sphère de l’opposition « acceptable », notamment par les médias[11]), ne peut être le fait que de ceux qui persistent à faire confiance aux forces de gauche ou de droite actuelles, de plus en plus minoritaires.

Les contraintes pour transformer un bloc divisé (celui des « délaissés ») en force majoritaire, sont donc redoutables et ne sont pas contournables. D’une part, comme le dit très bien Thomas Porcher, cela implique de se focaliser sur ce qui réunit ce bloc sans s’engager sur la pente glissante de tout ce qui la divise, à savoir les contraintes économiques instituées, celles de la mondialisation commerciale, et de la financiarisation de l’économie et des budgets publics. D’autre part (et là nous nous séparons des propositions de Thomas Porcher), si l’on entend se crédibiliser vis-à-vis des abstentionnistes et réussir à sortir des institutions européennes, il faut mettre la sortie de l’UE au centre du débat public, et non pas des négociations en leur sein, dont le Brexit très laborieux a d’ailleurs montré à quel point elles pouvaient constituer un piège.

À ce sujet, il s’agit d’écarter un argument censé être rédhibitoire, et systématiquement opposé à ceux qui veulent mettre la question de notre appartenance à l’UE au centre du débat public. Les sondages expriment la peur, voire l’hostilité majoritaire des Français face à cette perspective, y compris sur le sujet, pourtant secondaire, de l’euro. Mais comment pourrait-il en être autrement puisque tous les médias, toutes les forces politiques et syndicales en position de visibilité médiatique, et la quasi-totalité des intellectuels connus se refusent à organiser ce débat, qui par conséquent n’a jamais eu lieu ? Comment tirer cette conséquence (« les Français ne le veulent pas »), alors que personne n’en sait rien, à commencer les citoyens eux-mêmes ? Il faut se souvenir de la campagne référendaire de 2005, où les sondages donnaient le OUI facilement majoritaire un an avant le référendum, alors qu’advint un NON retentissant par les urnes. Quelle était donc « l’opinion des Français » ? Celle des sondages qui recueillaient les simples fruits de la propagande européiste hégémonique sans réel débat public en 2004, ou celle issue d’un an de débats passionnés décentralisés dans tout le territoire national en 2005 ? Ce n’est qu’au terme d’un véritable débat public contradictoire, où les différents arguments se confrontent, et où les données les plus structurelles se déploient, que se construisent progressivement les termes mêmes des enjeux et des possibilités stratégiques. C’est à cette occasion que les opinions se cristallisent sur la base d’une alternative réelle, et non sur de simples ressentis, eux-mêmes basés sur des topoï médiatiques répandus précisément pour construire un récit officiel (une sortie de l’UE est folle, inenvisageable, car elle jetterait le pays dans les limbes du chaos économique, voir de la guerre). Quand les citoyens comprennent qu’ils vont débattre, et finalement arbitrer une orientation politique cruciale, ils cessent d’être les simples chambres d’écho des banalités médiatiques. De plus, il est notable que les sondages ont tendance à amplifier chez les sondés les réponses qu’ils estiment spontanément comme étant valorisantes, attendues, en fonction des termes élaborés par ceux qui sont en position sociale dominante, à même ainsi d’arbitrer unilatéralement les valeurs hégémoniques du moment. Les sondages renforcent donc automatiquement les banalités hégémoniques issues des faiseurs d’opinion médiatiques, universitaires et politiques. Se baser sur de simples sondages pour trancher à l’avance l’enjeu qui de tous est le plus déterminant, qui préempte ainsi les conditions de possibilité de tous les autres (exceptées les questions dites sociétales), n’est tout simplement pas sérieux. Cette facilité paresseuse refoule ainsi dans l’enfer du non-dit et du non-pensé, fort commodément, le débat sur notre appartenance aux institutions de la mondialisation, et surtout des institutions européennes. Ce débat n’ayant jamais eu lieu (ni en 1992, puisque le référendum ne portait que sur un traité, ni en 2005 puisqu’il ne s’agissait que de se prononcer sur une constitution européenne), personne n’est en mesure de dire ce que décideraient les Français au terme d’un vrai débat public. On ne peut pas savoir à l’avance, avant d’être au pied du mur, ce que l’on va décider face à une alternative décisive. C’est une vérité générale, valable pour tout le monde. C’est la délibération décisionnelle, précédant l’action, qui détermine notre arbitrage final, pas notre opinion préalable, désintéressée et sans autre enjeu qu’une question d’image (se conformer à ce que l’on pense que l’on doit dire, et non faire). Les sondages ne disent rien du monde de l’action politique, et ne signalent que des mouvements d’opinion, simples éléments d’information.

Concernant l’opinion publique sur la question européenne, il ne faut donc pas avoir une vision passive mais dynamique. Il faut mettre l’enjeu de la souveraineté nationale au centre du débat, et pour cela agir sans cesse, quels qu’en soient les effets présumés (à court terme) sur l’éligibilité de ceux qui oseront soutenir haut et fort cette nécessité. C’est aussi la seule manière de faire comprendre aux électeurs qu’il ne s’agira pas d’aller négocier au niveau international la possibilité (l’autorisation) de mettre en œuvre un programme pour lequel ils auront déjà voté majoritairement au niveau national, mais d’organiser au contraire immédiatement les conditions institutionnelles d’une indépendance recouvrée de nos décisions démocratiques[12]. Il s’agit de s’émanciper de ces contraintes anti-démocratiques, qui constituent le rôle concret des institutions européennes : empêcher qu’une majorité électorale puisse remettre en question la politique unique, néolibérale, enchâssée dans des traités intouchables. Si ce débat avait lieu et qu’il dominait les discussions publiques, il ne faudrait pas longtemps pour faire sauter bien des impossibilités relevées par Amable et Palombarini et qui stérilisent pour l’instant toute majorité politique de rupture, malgré les contradictions bien réelles d’une telle majorité. Les enjeux communs sont tels que s’ils étaient conscientisés à leur niveau, un dépassement conjoncturel de ces contradictions serait permis par cette alternative, permettant de les transcender temporairement.

Faire de la politique, c’est rendre les choses possibles, même lorsqu’elles semblent hors de portée pour l’instant. Toutes les grandes réalisations politiques sont des paris sur l’avenir, et non pas le simple suivi passif des tendances dominantes. Certes, le courage politique semble être une vertu en voie de disparition, mais on peut parier que cela ne durera pas éternellement. Celles et ceux qui veulent se remettre à construire notre destin collectif, et non pas subir éternellement la fatalité du temps, finiront par se réveiller. La question européenne cessera alors d’être notre vache sacrée, obérant toute action politique significative. Elle ne mérite en rien ce statut de totem, sauf pour les classes dominantes. Pour toutes les autres parties de la population, c’est une question politique, une toile d’araignée institutionnelle dans laquelle elles sont prises, une sorte de trou noir contemporain ayant aspiré sans bruit la démocratie. Ne pas avoir le courage de mettre au centre du débat public notre appartenance aux institutions européennes, c’est renoncer à faire de la politique, et cela nous condamne à n’être plus que les commentateurs passifs de notre déchéance collective.

Deuxième limite : la focalisation sur une majorité électorale pour l’instant inatteignable, du fait d’une focalisation excessive sur les présidentielles

L’équation posée par Amable et Palombarini ne pourra pas être résolue en se focalisant sur un programme économique visant à protéger les intérêts matériels menacés par le modèle actuel, même si cette volonté est aussi saine qu’indispensable, et même si la base présentée par Thomas Porcher est un bon point de départ. Il y a des points à discuter concernant cette base, y compris sur des points cruciaux, mais c’est le jeu de ce genre d’exercice. Thomas Porcher semble croire que les contradictions relevées dans L’illusion du bloc bourgeois[13] peuvent s’effacer par la seule « bonne volonté » de rassembler tous ceux qui ont intérêt à un changement radical de modèle économique (85 % de la population donc). Les auteurs de L’illusion du bloc bourgeois ont montré les limites d’un tel exercice en analysant la stratégie « populiste » de la FI en 2017, ainsi que celle du FN alors sous l’influence de Florian Philippot. On peut toujours se dire que des tentatives similaires mais plus cohérentes auraient davantage de succès. Mais en réalité, elles ne feraient pas disparaître les contradictions objectives finement décrites par les auteurs.

Par conséquent, il faut se demander si chercher avant toute autre chose une majorité électorale de rupture est la bonne tactique à court terme. Le cadre électoral ne semble pas être actuellement la voie royale pour atteindre, à brèves échéances, un tel objectif. Les médias de masse sont tous détenus par les classes dominantes, et les directions politiques et syndicales ont trop à risquer d’une telle aventure et ce qu’elle implique en termes de rapport de force réellement radical. Thomas Porcher est un adepte des sports de combat. Il sait que face à un adversaire qui domine par sa force brute, il faut trouver un moyen pour utiliser sa force contre lui ou pour éviter d’avoir à se mesurer à lui sur son terrain. Il importe de déployer une tactique qui contourne la difficulté, en mobilisant l’agilité ou toute autre qualité pour compenser la différence de force. Sur le terrain électoral, à court terme, c’est l’inertie qui prédomine. Ceux qui sont déjà sur la place ont toutes les armes pour freiner l’arrivée des nouveaux entrants. Certes, le niveau de frustration de l’électorat favorise des recompositions fulgurantes (Syriza, Podemos, FI, Die Linke, la Ligue, M5S, en sont des illustrations), mais ces recompositions se font alors sur les bases de ceux qui sont déjà en place (c’est le principe même d’une recomposition bien sûr), en l’occurrence des européistes, certes « critiques »[14], mais fort peu disposés à tout risquer pour renverser la table puisqu’ils peuvent tout perdre (leur poste et leur carrière). Par ailleurs, les nouveaux partis ou mouvements politiques ouvertement prêts à quitter les institutions européennes sont pour l’instant condamnés à rester groupusculaires ou très minoritaires (en France l’UPR, le PARDEM, République Souveraine, Génération Frexit, Frexit de gauche, et quelques autres), car ils disposent de très peu de moyens matériels, de peu ou pas d’élus, d’un accès aux médias très limité, et de peu de cadres. Ils grandiront peut-être sur le long terme, mais comme disait Keynes, le problème avec le long terme, c’est que nous serons tous morts… À court et moyen terme, il faut donc réfléchir à une autre tactique que la classique confrontation électorale, où tout joue pour l’instant contre la construction rapide d’une majorité de rupture.

Une campagne sur un référendum sur notre appartenance à l’UE vient récemment d’être lancée par le mouvement Génération Frexit, initiative salutaire puisqu’elle vise à lancer ce débat public que tout le monde refuse officiellement ou officieusement. Les concepteurs de la campagne ont voulu rassembler le plus possible tous les partisans d’une sortie, de toute couleur politique, voire même les démocrates sincères hostiles à une sortie mais qui estiment que cette question doit être enfin posée au peuple Français. Mais en ayant les éléments de l’équation d’Amable et Palombarini en tête, cette tactique a-t-elle une chance d’aboutir à quelque chose de significatif ? Comme des leaders très marqués à droite, voire à l’extrême-droite, faisaient partie de ce rassemblement, Ramzi Kebaïli, partisan d’un « Frexit de gauche », a décliné l’invitation. Il s’en est expliqué sur une page Facebook de son mouvement. Il relève que le Brexit n’a pas été gagné dans des conditions d’un rassemblement unique regroupant tous les « brexiters ». Si Farage, par sa notoriété et son importance électorale, occupait largement l’espace médiatique[15], il y a eu en réalité trois campagnes parallèles. L’une était menée par des dissidents du parti travailliste pro-Brexit, une autre par des républicains favorables au Brexit (comme Johnson), et une troisième par ceux qui soutenaient le UKIP (le parti ad hoc créé par Farage pour quitter l’UE). Farage est très à droite et c’est un personnage très clivant, très provocateur pour la partie de l’électorat qui ne partage pas ses autres options idéologiques. Jamais celle-ci ne l’aurait suivi s’il s’était révélé le seul leader d’un tel mouvement. Elle n’aurait pas davantage fait confiance à un front rassemblant des travaillistes, des conservateurs classiques et Farage. Il y eut donc trois campagnes au lieu d’une. Et ils ont remporté le référendum. Un point mérite d’être souligné : si un referendum est bien un scrutin, c’est une votation et pas une élection, par conséquent il n’est nul besoin de constituer une majorité d’appareils. C’est d’ailleurs également comme cela qu’une majorité de NON, aussi disparate qu’effective et révélatrice, a pu se dégager en France en 2005 sur l’adoption d’une constitution européenne. La campagne menée par ATTAC (par exemple) n’avait aucun rapport avec celle du FN (c’est le moins que l’on puisse dire). Mais ces organisations ont tiré leurs troupes vers le même résultat. A l’époque, les européistes affirmaient d’ailleurs que ce vote n’avait aucune signification politique puisqu’il émanait d’électeurs et de motivations hétérogènes, voire contradictoires. Cet argument purement rhétorique confondait sciemment politique électorale et politique tout court. La question était aussi complexe que claire dans sa forme (« voulez-vous que ce texte établisse une constitution européenne ? »), par conséquent la réponse était tout aussi facile à interpréter dans sa forme : NON. Peu importe les raisons. Le peuple français était majoritairement hostile à l’adoption de cette constitution, contre l’avis de tous ses décideurs et influenceurs habituels. Il n’y avait là-dessus aucune ambiguïté.

En réalité, toute majorité, y compris électorale, rassemble des gens aux idées parfois opposées, et bien malin ceux qui arrivent à décrypter la cohérence politique de certaines élections. Ceux qui ont voté pour Sarkozy en 2007, l’avaient fait au terme d’une campagne qui prônait le retour du volontarisme en politique et en économie ; les discours, rédigés par le « souverainiste » Henri Guaino, confortaient (hypocritement, mais c’est une autre affaire) la volonté de l’électorat d’un retour du primat de la politique sur l’économique. Mais le programme de Sarkozy prévoyait aussi la ratification d’un nouveau traité européen (le traité de Lisbonne, simple copier-coller du traité refusé trois années plus tôt par le peuple souverain), et un tas d’autres mesures néolibérales. Sarkozy a réussi à mobiliser une proportion significative du vote des classes populaires, et même à reprendre des voix au FN, et a fait des discours qui mobilisaient les figures tutélaires de la gauche et de la droite. Comment interpréter la majorité électorale de 2007 ? C’est très difficile. Les majorités électorales sont donc tout aussi susceptibles que les majorités référendaires de recouvrer des intérêts et des interprétations contradictoires. Majorité n’a jamais rimé avec homogénéité. Mais ce qui distingue une majorité référendaire, pour le problème qui nous intéresse ici, c’est qu’elle n’a nul besoin de réunir une base idéologique commune, et encore moins une alliance d’appareils préalable. Les contradictions d’Amable/Palombarini sont, dans ce contexte très particulier, mises partiellement de côté.

À court terme, il paraît donc beaucoup plus réaliste de viser un référendum sur notre appartenance à l’UE que de vouloir bâtir une majorité politique cohérente en rassemblant des électeurs aux options idéologiques hétérogènes et frontalement opposés sur certains points, dans un paysage politique fragmenté et boutiquier. Une telle majorité sera, quoi qu’il arrive, indispensable à terme. Il faudra bien à un moment ou à un autre disposer d’un programme de reconquête démocratique, c’est-à-dire de reconstruction des processus démocratiques et de progrès social. Un tel référendum ne remplacerait donc pas une nécessaire majorité parlementaire et gouvernementale désignée pour remettre la direction de l’État sur les rails de la démocratie. Mais il faut procéder par ordre, et l’hypothèque européenne est celle qu’il faut lever de toute urgence et avant tout autre chose, car elle pèse de tout son poids pour empêcher en droit (y compris constitutionnel) et en pratique toute possibilité de rupture avec le néolibéralisme. Et cet objectif, si l’on veut bien comprendre tout l’intérêt tactique du référendum, est bien moins inatteignable qu’une majorité électorale de rupture, à court terme.  

Cette réflexion stratégique vient corroborer la tactique de Jacques Nikonoff. Celui-ci a dirigé la campagne d’ATTAC en faveur du NON lors du référendum de 2005 et co-fondé le PARDEM (le « parti de la Démondialisation ») il y a quelques années. Dans le cadre de sa tentative actuelle, la Dynamique populaire constituante[16], il propose de se décentrer des élections présidentielles pour se focaliser sur les élections législatives, mais en les détournant de leur objet classique, pour en faire une élection pré-constituante. Si une liste se présentait, non pas pour appliquer un programme économique et social, mais pour changer les règles du jeu constitutionnel, pour bâtir une assemblée constituante, les jeux partidaires seraient partiellement et temporairement mis de côté, comme lors d’un référendum. Une majorité politique classique n’aurait alors plus besoin d’être réalisée, et nous serions dans une situation proche d’une votation référendaire, mais dans un contexte formellement électoral. Cette Dynamique populaire constituante est une manière difficile, mais intéressante, de contourner l’inertie électorale actuelle et les contradictions relevées par Amable/Palombarini. Au centre de cette constituante, qui ne peut avoir d’autre sens que de restaurer un régime démocratique, la question de la souveraineté serait évidemment celle qui préempterait les autres. Par conséquent, cette dynamique serait inséparable de l’organisation, dans la foulée, d’un référendum sur notre appartenance à l’UE, avec son enjeu démocratique rendu explicite. Il s’agirait donc de faire d’une pierre deux coups, Constituante/Référendum autour des enjeux démocratiques, la Constituante rendant possible le Référendum. Cette situation permettrait également de lier les véritables enjeux entre eux : la Constituante vise à débloquer une crise de régime, et celle-ci tient dans l’impossibilité de décider d’une politique économique et sociale arbitrée par les citoyens. Redémocratiser les institutions nationales nécessite en tout premier lieu de libérer la Constitution de son inféodation à des institutions et des traités supranationaux. Un référendum devra officialiser la volonté du corps électoral d’organiser la restauration du principe cardinal de la démocratie : laisser le dernier mot aux citoyens. Et si cela n’est pas suffisant pour faire d’un régime politique un régime pleinement démocratique, c’est néanmoins parfaitement nécessaire.    

Troisième limite : le refoulement des enjeux démocratiques liés à la souveraineté, cœur du combat stratégique

Bruno Amable, Stefano Palombarini, et Thomas Porcher, sont des économistes de gauche. Comme la plupart des gens de gauche, ils semblent considérer les questions constitutionnelles, et notamment la question de la souveraineté, comme des questions abstraites et poussiéreuses, hors-sujet quant à la question d’une rupture avec le néolibéralisme. Le néolibéralisme, pour sa part, n’a pas fait cette erreur. Il a mis ces questions au centre de sa stratégie. Son projet (dépolitiser radicalement les choix économiques et sociaux) implique de vider la capacité de la souveraineté nationale de s’en emparer. Car une société qui présente ces questions comme de véritables choix publics autonomes, les politise dans le même souffle, et les rend tout aussi mécaniquement sujettes aux pressions démocratiques. La souveraineté n’est donc pas un sujet annexe concernant la rupture d’avec le néolibéralisme, mais bien un sujet central. Au triptyque de Thomas Porcher pour décrire l’ordre néolibéral, il faut donc ajouter un volet politique. Et celui-ci vise donc l’évidement de tous les processus démocratiques par la gouvernance par les traités et les institutions supranationales.

D’ailleurs, en réalité, ce triptyque matriciel doit en rester un (doit rester basé sur trois volets), car l’austérité n’en est pas une véritable composante structurelle. Elle est une des nombreuses conséquences de la captation du financement des débours budgétaires par les marchés financiers, toutes négatives et renforçant la même logique d’enrichissement de ceux qui détiennent un patrimoine financier constituant l’essentiel de leurs revenus. Les plus riches ont besoin de constituer une partie de leur patrimoine mobilier en valeurs sûres pour compenser leurs spéculations plus rentables mais plus risquées, et rien n’est plus sûr que la dette publique. Le monopole accordé aux marchés financiers pour acheter la dette publique la rend d’ailleurs infiniment plus coûteuse au pays que l’ancien et très efficace Circuit du crédit. En conséquence, la dette est en augmentation permanente, ce qui est une excellente chose pour ces classes dominantes composées de rentiers pour l’essentiel. Cela leur permet d’instrumentaliser le montant impressionnant et toujours grandissant (du fait même de cet agencement institutionnel) de la dette publique, pour assécher toujours plus les services publics (ne générant aucun profit privé) qu’il s’agit de remplacer par des services privés (source de profits), et privatiser les entreprises publiques (idem). La montée de la dette publique leur permet aussi de réaliser un transfert fiscal des plus pauvres vers les plus riches : les impôts sont alors massivement mobilisés pour le service annuel de la dette et servent ainsi à enrichir encore (par redistribution) ceux qui se sont enrichis à l’origine en exploitant le travail des autres par leur détention d’un patrimoine financier très important. L’austérité budgétaire est donc une construction institutionnelle visant à un ruissellement vers le haut, mais qui est rendue possible par la financiarisation des budgets publics, créant une situation permettant la dette publique sous sa forme actuelle, dont l’instrumentalisation à son tour permet tout le reste.

Il est donc utile de repérer les pièges institutionnels situés en amont de la stratégie des classes dominantes, car pour en sortir, il faudra déconstruire ce qui leur permet d’asseoir institutionnellement leur puissance ou de la maximiser. Dans une société moderne, c’est en effet toujours des formes institutionnelles qui permettent une telle domination. Il importe donc de repérer celles qu’il faudra fragiliser pour faire s’écrouler toutes les autres en aval. Parmi les constructions établies par les classes dominantes afin d’asseoir leur domination, on aurait pu citer le chômage de masse, caractéristique factuelle majeure du néolibéralisme, en particulier dans l’UE. Mais du point de vue que nous venons de souligner, le chômage se situe en aval et non pas en amont. Malgré son importance, et les désastres concrets qu’il produit, il ne fait pas partie de la matrice institutionnelle du néolibéralisme, mais est à la fois causé par elle et instrumentalisé par ceux qui en profitent. Il est instrumentalisé pour faire pression à la baisse sur les salaires et les conditions de travail, mais il est créé en grande partie par le libre-échange généralisé et la pression continue à la baisse sur le pouvoir d’achat de la population qu’induisent ses piliers structurels. À l’échelle macro-économique, qui est celle qui compte bien sûr en économie, ce ne sont pas les entreprises qui créent l’emploi, mais bien le volume de la demande solvable, le facteur essentiel qui remplit les carnets de commande des entreprises, qui devront embaucher pour répondre à cette demande. La pression à la baisse sur les salaires et les revenus sociaux impacte à la baisse la demande mondiale, et, s’imbriquant avec la désindustrialisation des pays occidentaux au profit des pays à bas salaires permise par le libre-échange généralisé, crée une déflation salariale mondiale dans les pays riches, qui vient encore aggraver le chômage de masse de ces pays qui ont délocalisé une bonne partie de leur production industrielle. « Lutter contre le chômage » n’a donc pas d’autres implication concrète que démanteler les piliers du néolibéralisme. Austérité, chômage, tout cela ne doit pas nous faire lâcher la proie pour l’ombre, il faut repérer les causes, pour ne pas éternellement se plaindre des conséquences, ou des causes secondaires permises par les causes principales du capitalisme actuel, néolibéral. Se battre contre les symptômes est une tâche impossible, c’est comme remonter le rocher de Sisyphe, il faut s’attaquer à la matrice structurelle.  

C’est par l’évidement de la souveraineté nationale sur l’économie et le social que les classes dominantes du néolibéralisme parviennent à se soustraire des pressions démocratiques nationales[17]. Elles évitent ainsi toute menace de retour en arrière concernant le libre-échange généralisé et la financiarisation de l’économie et des budgets publics. C’est par cette stratégie, et en particulier à travers les institutions européennes, que le néolibéralisme a pu s’imposer partout contre la volonté des peuples. La dilution de la souveraineté nationale est donc un axe stratégique inséparable des deux autres axes stratégiques des néolibéraux (le libre-échange généralisé et la financiarisation de l’économie et des budgets publics). C’est même grâce à elle qu’ils ont pu être imposés. Et c’est enfin elle qui constitue leur assurance-vie.

Ce sujet a une importance critique dans la nécessaire remobilisation des abstentionnistes et de ceux qui ne trouvent finalement que le vote RN pour exprimer leur rejet de la classe politique actuelle[18]. Les Gilets jaunes ont mis au centre de leurs revendications, plus cohérentes qu’on a bien voulu le dire, en plus de la baisse des dépenses contraintes et de la restauration de l’impôt sur la fortune, le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Il ne s’agit pas de discuter ici de la question du RIC[19] mais de relever qu’au centre des exigences et espoirs populaires, la question démocratique a toute sa place. Avoir de nouveau la main sur les grands choix institutionnels, pouvoir de nouveau peser dessus de manière décisive, n’est pas une question annexe pour les classes populaires évacuées de l’équation politique depuis tant de décennies. Elles savent que leur condition matérielle très dégradée résulte du fait qu’elles ne disposent plus d’aucun parti ni syndicat pour représenter leurs intérêts, c’est-à-dire pour se faire entendre en faisant pression sur les choix collectifs, et que les questions économiques et sociales sont préemptées par les institutions européennes.

Conclusion

Les deux moyens pouvant permettre de refouler pour un temps les divisions économiques, sociales et idéologiques de la masse non encore politiquement unifiée (les 85% de « délaissés » identifiés fort justement par Thomas Porcher) sont donc peut-être les suivants :

– A l’occasion d’une élection législative, former une liste ayant pour unique objectif de mettre en place une assemblée constituante.

– Organiser dans la foulée de cette constituante un référendum sur notre appartenance à l’UE, la clé de voûte de l’impasse actuelle.

Une constituante et une votation sont en effet des objets dont la logique pratique minore les divisions idéologiques de second ordre. De plus, cette démarche viserait au cœur la frustration démocratique des délaissés sans qu’ils doivent s’en remettre à faire confiance une fois de plus à ceux qui les ont trahis.

Les difficultés pour organiser un tel rapport de force sont immenses, d’où la nécessité de mettre au centre du débat public des sujets qui clivent sur l’essentiel, en minorant les divisions secondaires. Même si aucun miracle ne peut se produire à court terme, c’est en examinant sérieusement ces questions stratégiques que nous avons une chance de sortir de l’impasse actuelle. Quant à bâtir ou à renforcer un parti à vocation majoritaire pour remettre l’État au service d’un programme de progrès social et écologique, cela sera beaucoup moins difficile à réaliser dans le contexte, changé du tout au tout, d’une sortie du cadre institutionnel européen et d’un nouveau régime politique démocratique, et des débats suscités par une constituante et un référendum portant pour une fois sur l’essentiel. 


NOTES

[1] Ces normes doivent constamment baisser devant la pression du chômage de masse et la menace des délocalisations ou de la concurrence internationale, et celles qui restent sont facilement contournées.

[2] La dette publique n’a jamais été « insoutenable ». Le véritable critère à prendre en compte est la soutenabilité de la charge annualisée de son remboursement, et non son montant absolu comparé au PIB. Deux grandeurs dont la comparaison est absurde et sans signification. Nous sommes loin d’une situation où la charge de la dette ne pourrait plus être remboursée lorsqu’une partie de celle-ci arrive à maturité où lorsqu’il faut payer les intérêts. D’autre part, il serait techniquement très facile, et politiquement justifié d’en annuler une grande partie, puis de s’organiser efficacement pour ne plus faire appel aux marchés financiers pour cet objet.

[3] Mais ce n’est pas une raison pour rejeter en bloc ses analyses, limpides et prémonitoires.

[4] Le « tournant de la rigueur », un changement de politique prenant à contre-pied le programme électoral sur lequel F. Mitterrand s’était fait élire, véritable coup d’envoi de la post-démocratie en France…

[5] On peut douter à ce sujet de leur schématisation de ce qu’est vraiment la gauche actuelle, car les européistes, par définition sont contre l’interventionnisme étatique (en dehors de compensations sociales partielles permettant de mieux flexibiliser le salariat), et sacrifient systématiquement depuis 40 ans la protection sociale et la redistribution fiscale aux contraintes européennes néolibérales.

[6] Segmentation qui vise à faire en sorte que chaque parti s’assure une base électorale fidélisée, chacun essayant de se constituer une niche exclusive lui assurant d’avoir des élus à chaque échéance électorale.

[7] Pour ceux qui croiraient encore en la fable d’une dynamique politique généreuse trahie en chemin dans les années 80 en adhérant funestement au néolibéralisme, ils peuvent lire, parmi une littérature qui désormais s’étoffe, outre les petits mais vigoureux L’Europe sociale n’aura pas lieu de François Denord et Antoine Schwarz et Aux origines du carcan européen (1900-1960) d’Annie Lacroix-Riz, le précieux ouvrage historique de Robert Salais, Le Viol d’Europe. Cet économiste européiste a fini par comprendre que son idéal était antithétique avec l’ensemble du processus européen d’après-guerre, et son étude historique très sérieusement documentée relève de manière imparable que le péché du néolibéralisme, la volonté de remplacer par le marché total les dynamiques politiques nationales arbitrées par des majorités démocratiques, est originel et constitutif de la construction européenne (dès le tout début de la Guerre froide dont la CECA puis la CEE sont issues de par la volonté américaine) et non pas sorti de nulle part dans les années 80 (ces dernières venant certes systématiser et hystériser le projet néolibéral européen, sous la direction des sociaux-démocrates européens, avec en première place les socialistes français à la manœuvre). 

[8] Si l’on veut bien entendre par politique démocratique autre chose qu’une administration plus ou moins libérale d’un ordre institué intouchable, mais au contraire le fait de présenter, et d’organiser les institutions faisant société comme des choix libres, soumis au débat public et à l’arbitrage majoritaire des citoyens.

[9] Notamment de la part de la BCE et des marchés financiers, maîtres de notre monnaie pour l’une et de notre refinancement budgétaire pour les autres. Mais la liste des pressions européennes inévitables est évidemment bien plus longue.

[10] Une rupture avec les contraintes européennes exige autre chose qu’une majorité relative dans le cadre d’un scrutin majoritaire transformant miraculeusement des minorités de plus en plus réduites en majorité parlementaire ; ce qui est valable pour un programme politique normal ne l’est pas lorsqu’il s’agit de bouleverser un ordre institutionnel supranational pluridécennal, constitutionnalisé, et dont tout le reste dépend. Nous verrons plus loin qu’il s’agit en fait d’avoir le soutien de tous ceux qui pourraient arbitrer un référendum en faveur de la sortie de l’UE. Tant qu’une telle majorité, réelle, est inaccessible, alors il est vain d’espérer une rupture démocratique avec les contraintes néolibérales.

[11] On s’aperçoit par exemple sur la crise du Coronavirus, devenue un sujet parfaitement hégémonique et stratégique, que ceux qui contestent le récit officiel (notamment ceux qui contestent l’affirmation sans fondements de l’absence de traitements efficaces, traitements qui remettraient en cause la stratégie du tout vaccin avec un virus à ARN, ou ceux qui contestent la pertinence des confinements, ou des masques en plein air, ou du comptage fantaisiste des morts attribués au virus, etc.) sont traités comme des parias par les médias. L’opposition se garde bien de faire son travail sur ce sujet pourtant essentiel, pour les mêmes raisons qu’elle se garde bien d’établir un débat public raisonné sur notre maintien dans l’UE. Tout cela est un signe pour ceux qui s’abstiennent que cette opposition est une opposition en peau de lapin et que s’il s’agissait de briser l’ordre actuel, on ne pourrait pas compter sur elle. Vrai ou pas, c’est de toute façon le résultat mécanique d’une prudence systématique sur les sujets les plus stratégiques, forcément les plus clivants, qui font exploser les tranquilles niches électorales classiques, seules garanties fiables d’avoir sans trop de peine des élus. C’est donc le symptôme d’un refus de la politique au plein sens du mot (débat public sur les sujets essentiels, débouchant sur des choix publics pouvant remettre en cause l’ordre établi), et du fait de se contenter d’une course à l’image sur les sujets d’ordre secondaire.   

[12] C’est tout l’enjeu de la mal comprise souveraineté, toujours pour les mêmes raisons, l’absence d’un débat sérieux sur la question.

[13] Pour rappel : rassembler un bloc de gauche renouvelé, mais sur une base étroite, ou rassembler les classes populaires des deux rives, mais avec des intérêts économiques, sociaux et idéologiques en opposition frontale sur des points cruciaux.

[14] Être « eurocritique » ne mange pas de pain et ne change rien sur l’essentiel, être opposé au fait de donner la priorité à la démocratie contre le maintien du pays dans l’UE.

[15] C’est son succès électoral, qui commençait à menacer la survie électorale des conservateurs britanniques, qui a poussé David Cameron à organiser un tel référendum, pensant le gagner et ainsi couper l’herbe sous les pieds de Farage et de son UKIP.

[16] https://la-dynamique.fr/la-dynamique-populaire-constituante/

[17] C’est-à-dire des pressions démocratiques tout court, car il n’y a aucune pression démocratique digne de ce nom en dehors des communautés nationales.

[18] Classe politique qui a trahi leurs intérêts systématiquement et pendant longtemps. Trahison que ne manquerait pas d’accomplir, à son tour le RN s’il obtenait le pouvoir. Ce parti opportuniste capitalise une partie essentielle de son effet de niche au seul fait de n’avoir pas gouverné.

[19] Il n’est sans doute pas raisonnable de ne s’appuyer que sur une seule mesure constitutionnelle pour penser changer l’orientation d’un régime. Par ailleurs, toute mesure constitutionnelle démocratique peut être contournée par les classes dominantes si elles ne sont pas affaiblies au cœur de ce qui fait leur force. Mettre le référendum au centre d’un nouveau régime démocratique semble, ceci étant dit, essentiel.

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