Recension de FAKE STATE, de Frédéric Farah

« Une étrange défaite en temps de paix » (Marcel Gauchet, actualisant Marc Bloch)

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19 NOVEMBRE 2020

Le dernier ouvrage de Frédéric Farah, avec qui j’ai pu me rendre compte lors d’une rencontre cet été que nous étions sur la même longueur d’onde, confirme la clairvoyance de ce penseur précieux pour construire le corpus théorique actualisé dont ont besoin les « souverainistes »[1]. Il permet de rendre pleinement compréhensibles les quatre dernières décennies, celles de la déconstruction de l’État politique souverain, condition de possibilité de tous les processus démocratiques. C’est sans conteste une véritable réussite. Frédéric Farah y fait preuve d’une grande lucidité, et d’une maîtrise évidente de tous les faits majeurs ayant bâti le système actuel, celui de la privatisation de l’État par la haute fonction publique elle-même. Le politiquement correct ne vient pas dissoudre et affadir son constat clinique d’une vaste trahison des élites, au contraire. Cette synthèse, tout à fait éclairante, fera date et constitue d’ores et déjà une référence pour tous ceux qui tentent de rendre intelligible le piège néolibéral dans lequel nous nous trouvons, et le vrai-faux État, État Canada Dry, État zombie (voir notre propre texte sur l’État zombie), que Frédéric nomme fake state. Ce fake state  a substitué la « gouvernance par les nombres » (expression empruntée au grand Alain Supiot) à la conduite politique et démocratique de notre destin commun, le « gouvernement hors les murs » (expression parlante empruntée à Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez) à l’auto-détermination nationale tranchée par une majorité de citoyens, la logique de marché, les intérêts privés à l’intérêt général, les principes de la comptabilité privée et du « management » à l’esprit de service public, qui aura été si important en France.

Je ferai ici un lapidaire résumé des thématiques brassées par les chapitres composant ce livre important, agrémenté de plusieurs extraits choisis, et enfin je terminerai ce florilège avec quelques courts commentaires complémentaires. Dans le corps des citations, je me permets quelques très rares commentaires, signalés par des crochets.

  • Introduction :

Cette courte introduction part des constats les plus visibles et choquants de notre récente actualité (une véritable descente aux enfers qui semble s’accélérer toujours plus) pour définir succinctement le concept de fake state. Il y établit aussi son lien avec le grand projet européen du remplacement du volontarisme politique (arbitré par les majorités nationales) par l’agenda unique néolibéral, inamovible et constitutionnalisé, qui s’impose à tous les pays qui se sont enferrés dans ce piège mortel pour la démocratie et le progrès social (piège qu’il avait déjà analysé dans son dernier ouvrage, Europe. La grande liquidation démocratique, Bréal, 2017).

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« En réalité, l’État se caractérise aujourd’hui par une quadruple impuissance : impuissance à entretenir l’un des plus importants patrimoines culturels du monde ; impuissance à assurer une répartition des revenus plus égalitaire et à conduire une politique économique capable de maintenir ou de recréer de la cohésion sociale ; impuissance à défendre notre industrie comme à offrir aux territoires en souffrance un autre avenir que le chômage et les friches industrielles ; impuissance à protéger nos actifs et à garantir la pérennité de secteurs stratégiques essentiels à la sécurité de la nation.

Cette impuissance constitue la nature de ce que nous nommerons fake state : un État qui conserve l’apparence de l’État, qui met en scène son action, laquelle, au final, n’a que peu d’effets sur le réel ; un État qui, de manière habile ou non, se borne à la théâtralisation de son pouvoir volontairement diminué [nous soulignons]

Mais le fake state est aussi l’autre nom de la profonde crise démocratique qui frappe nos sociétés contemporaines, la crise d’une démocratie formelle mise sous tension par l’évidement de la souveraineté. […] C’est que, en régime de fake state, l’insécurité sociale aussi bien que territoriale ne cesse de progresser : outils industriels bradés, territoires dévitalisés où les services publics désertent, écoles primaires fermés, délabrement des infrastructures… […]

Faire la généalogie du fake state c’est donc comprendre à la fois comment l’État s’est volontairement débarrassé des outils de sa puissance depuis le début de la décennie 1980, et pourquoi la France se trouve plongée dans une crise qui met en jeu jusqu’aux fondements de son existence. C’est prendre la mesure de l’impuissance dont, après quarante ans de ce processus, la nation paye aujourd’hui le prix fort : montée des inégalités, désindustrialisation, chômage de masse, précarité et surtout inquiétude face à l’avenir. »

[…] Trente-six ans après ce choix de l’impuissance [depuis 1983 et le fameux « tournant de la rigueur » opéré par le PS], un bref inventaire nous permettra de percevoir l’ampleur des dessaisissements opérés : l’État ne dispose plus de la maîtrise de son taux de change, des taux d’intérêt, ni de son budget, il a renoncé au pouvoir d’émission monétaire, à définir sa politique commerciale et à défendre son appareil industriel. »

  • Chapitres I & II : « L’inquiétant tournant de la rigueur » + « Les avatars du tournant de la rigueur »

Ces chapitres font la généalogie et la description sans concession du déclenchement originel, par le PS, de ce projet de destruction de rien moins que la démocratie politique et sociale. Sous la présidence de François Mitterrand, manœuvrier hélas hors pair, et après une très brève tentative, contradictoire et mal assumée de relance keynésienne (de mai 1981 à juin 1982), la gauche avalise l’abandon de l’État interventionniste au service de l’égalité sociale (cette trahison au nom du maintien dans les institutions européennes anticipe celle de Tsipras de trente ans), et commence à démanteler systématiquement, et cette fois-ci résolument, l’énorme édifice institutionnel qui fut bâti dans l’après-guerre afin d’assurer les bases pérennes d’une démocratie sociale certes imparfaite mais aux résultats néanmoins spectaculaires.

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« En 1983, la mutation libérale nécessitait, pour atteindre pleinement ses objectifs, de substituer à la prééminence de l’intérêt général l’adhésion à l’idéologie de marché. Il y fallait un long travail de l’opinion, justifié par un discours établissant ce choix idéologique en vérité prétendument scientifique, et accompagné par l’émergence de nouvelles élites publiques dont la formation serait désormais imprégnée par la condamnation – elle aussi donnée pour scientifique – et le rejet de toute forme dirigiste d’intervention de l’État dans l’économie.

[…] La série de mesures arrêtées alors [en 1983] (réduction du déficit budgétaire, rééquilibrage du système de sécurité sociale…) équivalait à un prélèvement de 65 milliards de francs sur la demande globale, soit 2 % du PIB, l’objectif de croissance de la masse monétaire était ramené de 10 à 9 %, un contrôle des changes sur les opérations de négoce et de tourisme fut établi pour limiter les sorties de devise. La France entrait dans un long hiver de quinze ans de désinflation compétitive dont les trois piliers seraient le franc fort, la modération salariale et l’austérité budgétaire.

S’il en fut ainsi, nous dit la narration libérale, c’est qu’il devait en être ainsi : il fallait bien régler l’addition des erreurs de 1981, revenir à la sagesse et au pragmatisme – cet autre nom de l’impuissance. Abandonner la voie de l’expansion et l’octroi de nouveaux droits aux travailleurs, consentir à moins de croissance, à plus de chômage et d’inégalités, c’était le juste prix à payer pour avoir moins de protectionnisme et d’inflation. Pour se moderniser. Pour s’adapter.

[…] Ce sont ces forces de gauche qui ont cessé de considérer que la croissance et l’emploi devaient être les objectifs d’une politique économique, que désormais ils ne seraient plus qu’accessoires, que l’important consistait à lutter contre l’inflation et à rétablir la compétitivité en considérant les salaires comme la variable d’ajustement essentielle puisque la parité d’un franc fort devait être défendue coûte que coûte : et que vive la désinflation compétitive !

Ces nouvelles orientations prenaient appui sur un discours qui se voulait raisonnable, qui devait « intégrer la contrainte extérieure », expression qui annonçait la mondialisation des années 1990-2000.

En réalité, derrière cette rhétorique de modernisation et d’adaptation, il s’agissait de dissimuler l’impuissance, de justifier la déformation grandissante du partage de la richesse au détriment des salariés, d’utiliser le chômage comme instrument de pression sur ces salariés, menacés de rejoindre la cohorte des sans-emploi s’ils ne savaient pas se monter raisonnables, d’avantager le capital et la rente par rapport au travail en mettant fin à l’indexation des salaires sur les prix et en réduisant l’inflation, favorable à l’emprunteur, à des niveaux permettant un transfert de richesses maximal au profit du créancier.

[…] se forge le discours de l’adaptation à une contrainte extérieure érigée en véhicule d’une raison économique placée en surplomb du politique – qui n’a plus à agir sur le réel mais à se plier aux contraintes extérieures et à leur adapter la production et la société.

[…] L’ordre économique nouveau auquel il fallait s’adapter impliquait la liquidation du volontarisme si profondément ancré dans l’histoire de France, et dont la planification à la française était la dernière expression ; désormais, la seule préoccupation de l’État devait être d’encourager l’entreprise et de « libérer » les marchés des contraintes que lui avait imposées – dans le but d’indépendance nationale et de justice sociale – le vieux volontarisme décrété caduc. Sous les pavés de la génération qui avait « fait 68 » et qui accédait aux responsabilités, aux fonctions académiques et médiatiques, c’est en réalité le libéralisme qu’on découvrait quinze ans plus tard !

[…] L’État devait devenir agile, se faire l’agent de la modernisation – et non du progrès, de l’intérêt national ou de la justice sociale.

[…] La deuxième gauche, conduite par Jacques Delors et ses proches, était résolument hostile au programme de nationalisations et souhaitait une gestion orthodoxe des finances dans le cadre du SME – sa priorité n’était ni la justice sociale, ni la puissance économique de la France, mais le renforcement de l’intégration européenne.

[..] François Mitterrand ne tenta rien contre ce choix, mais le véritable « héros » de cette histoire est Jacques Delors qui se montra le plus résolu à faire adopter et appliquer par la gauche les idées d’une adaptation au marché, d’effacement du progrès au profit de la modernisation, le tout par et pour l’intégration européenne. Quant au Parti socialiste, il ne cesserait plus de tenir le discours de l’adaptation et de donner, à chacun de ses passages au pouvoir, de nouvelles armes au marché, activement secondé par la technocratie du ministère des Finances et les élites produites par des instituts d’étude politique et une École nationale d’administration dont les réformes des études aboutirent à enseigner, désormais et sans cesse davantage, l’aversion pour l’État, les services publics et l’intérêt général en même temps que le culte du marché, de l’entreprise et des dogmes libéraux.

Les réformes administratives visant à dépecer l’État et à enjoindre aux services publics de se comporter comme des entreprises, les dérégulations tous azimuts, conformes à la doxa libérale, des années Rocard et Bérégovoy, le renoncement à l’arme de la nationalisation et la non-remise en cause des privatisations opérées par les gouvernements de cohabitation de droite, l’adoption de la monnaie unique privant les gouvernements de toute marge de manœuvre ne furent que les conséquences de cet acte de renoncement inaugural du fake state , de réarmement par l’État du marché et de désarmement de l’État par lui-même.

[…] Le récit libéral va présenter la déstabilisation des travailleurs qui s’engage, et aura le charme étrange de s’étendre des ouvriers jusqu’aux cadres, non comme le résultat d’une capitulation face aux marchés, mais comme l’incapacité d’un modèle social français à s’adapter au nouvel ordre du monde. Des frissons nous viennent, car si ce nouvel ordre du monde avait été celui des vaincus de la Seconde Guerre mondiale, alors à quoi aurions-nous donc dû nous adapter ?

Les élites au pouvoir, et les médias en échos, se mirent alors à expliquer inlassablement que la France ne pouvait vivre isolée du monde – et de l’Europe ! -, que pour éviter la catastrophe qui résulterait de cet isolement, il y avait un prix à payer, que ce droit d’entrée dans la modernité capitaliste supposait de « réformer en profondeur » le modèle français : favoriser licenciements et contrats précaires, supprimer tous les freins et contrôles à la libre circulation des capitaux, tordre ou supprimer les normes en matière du droit du travail, fabriquer toujours plus de précaires, refuser de battre monnaie, s’ouvrir volontairement à tous les vents mauvais des échanges économiques du monde, quitte à mettre en concurrence des travailleurs jusque-là protégés avec des semi-esclaves, et donc, à terme, pour maintenir la compétitivité, à faire sauter toutes les protections, jeter en pâture le monde ouvrier et les travailleurs en général, faire croire qu’une économie peut ne vivre que de l’amour de l’innovation et de l’eau fraîche des services, que l’idéal de la modernité ce sont des « entreprises sans usines et des usines sans travailleurs, abandonner les territoires les plus fragiles à la désindustrialisation et au chômage de masse.

[…] Tandis que, nonobstant sa démission de mars 1983, Jean-Pierre Chevènement cautionnait cette évolution en acceptant de prendre dans le gouvernement Fabius, en juillet 1984, le portefeuille de l’Éducation nationale et sans que ni le Parti communiste ni la CGT n’organisent de mobilisation significative contre ces orientations qui installaient le fake state et conditionneraient désormais toute action politique ou qui, plutôt, priveraient toute politique de moyens d’action. 

[…] Au lieu de mobiliser tous les instruments nécessaires pour obtenir une économie de plein-emploi et de croissance, l’État décide de se soumettre à des règles, celles de la gouvernance par les nombres, qui impose comme des objectifs en soi la limitation des déficits et la contraction de la dépense publique – processus que les critères de convergence inscrits dans le traité de Maastricht, puis dans les traités successifs de discipline budgétaire conclus dans le cadre de l’Union européenne, portent à son stade (provisoirement ?) suprême… d’absurdité.

[…] La généralisation de la logique du new public management dans les administrations de l’État et dans les services publics ne cessa plus dès lors de produire des effets en chaîne sur les missions, la qualité du travail, les rapports entre usagers et administrations. La fonction publique voit ainsi ses effectifs gérés non en fonction de leur utilité et des besoins, mais d’impératifs comptables, tandis que la progression des salaires, hors avancement, s’y trouve de plus en plus drastiquement limitée. Quant au déficit des administrations publiques, il commence à être considéré pour lui-même, comme si une administration avait à être rentable et non avant tout à remplir une mission dont la nation juge utile d’assumer le coût.

[…] Le fake state est le règne d’une expertocratie technicienne qui remplace le débat démocratique par le Vrai qu’elle proclame être seule à pouvoir produire, au nom duquel elle affirme qu’il n’y a qu’une voie possible – la limitation de la dépense publique et la continuelle révision à la baisse des missions de l’État ; par là, elle reconfigure tout le champ politique et social et se fait la gardienne intransigeante d’une orthodoxie qui exclut toute forme de retour en arrière.

Au refrain de la réforme de l’administration des années 1980 succédera ainsi, dans la décennie 1990, celui d’une plus ambitieuse réforme de l’État. C’est qu’en 1992 la gouvernance par les nombres, promue dans le cadre français durant la décennie précédente par l’administration du Budget, est inscrite dans le marbre du traité de Maastricht à travers les critères de convergence que les États se sont imposés durant sa négociation. Et avec la création de l’euro se constitue ce que le politiste Guillaume Sacriste a fort justement appelé un « gouvernement hors les murs » composé des représentants des Trésors et des administrations financières des différents États membres de l’Euroland. S’y ajoute le poids d’une Banque centrale européenne à laquelle les États remettent leur droit de battre monnaie et à qui les traités fixent comme seule obligation de lutter contre l’inflation. De sorte que l’appareil européen ainsi constitué, complété des différents traités de discipline budgétaire permet, comme l’a montré la crise des dettes souveraines, de mettre des États membres sous surveillance permanente, et éventuellement, comme l’ont montré les cas de Chypre et de la Grèce, de les asphyxier financièrement, afin d’empêcher tout pouvoir issu d’une alternance démocratique de s’émanciper de l’obligation de réduire sa dépense publique, de ramener ses services publics dans le secteur concurrentiel, de renoncer à tout moyen de contrainte du marché. »

  • Chapitres III & IV : « Un budget sous surveillance et sous contrainte » + « Les drôles de guerres monétaires : du franc fort à l’euro »

Sommet de cet essai, ces deux chapitres qui font l’analyse historique critique des contraintes européennes néolibérales, à eux seuls, justifient l’achat du livre. Ils retracent en 47 pages l’histoire et les caractéristiques essentielles de la progressive suppression de la souveraineté budgétaire et monétaire, tout en détaillant leurs conséquences dramatiques. Il faudrait citer en entier cette synthèse détaillée, claire, et sans langue de bois. Ne manquent (à mon sens) à la description complète du piège économique actuel que l’insistance sur deux éléments évoqués par Farah mais non développés : les règles de la concurrence (interdiction à l’État d’intervenir pour protéger sa production nationale vis-à-vis des autres pays de l’UE, comme de tous les autres dans le monde, et ses services publics étant priés de se plier toujours davantage aux règles communes de la concurrence), domaine exclusif des autorités européennes antidémocratiques, et les conséquences logiques et pratiques de la financiarisation de l’économie et des budgets publics (largement traitées par d’autres ouvrages).

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« […] l’obsession de l’équilibre budgétaire qui avait conduit, dans l’entre-deux-guerres, à des politiques de déflation aux conséquences économiques, sociales et politiques ravageuses (Churchill au Royaume-Uni dans les années 1920 ; Hoover qui, aux États-Unis, transforma la crise boursière en Grande Dépression ; Brüning dans l’Allemagne de 1930-1932 qui fit le lit du nazisme ; Laval en France en 1935), ne semblait plus d’actualité. Après 1945, l’heure est à la reconstruction, l’État en est moteur et les résultats de son implication sont remarquables – nonobstant l’occultation de l’histoire économique de cette période aussi bien dans nos universités que dans l’espace médiatique.

[…] C’est à cette époque qu’est constitué le « circuit du Trésor [2]», dont l’objectif est de rassembler les ressources qui serviront ensuite au financement de l’économie dans lequel l’État est omniprésent, qu’il s’agisse de contrôler les circuits dédiés à cette activité, de fixer le coût du crédit, d’accorder lui-même des crédits et enfin d’intervenir directement par des dépenses.

Ce volontarisme paye puisque la croissance atteint 4,5 % en volume par an sur la période 1949-1959, puis 5,7 % entre 1960 et 1965 et 4,8 % entre 1966 et 1972. Cette forte croissance génère des besoins de financement significatifs qui sont assurés par l’État jusqu’à ce que l’intégration européenne conduise à une réduction de rôle d’acteur majeur du développement économique en France.

[…] Avec l’entrée en vigueur du Traité de Rome, les élites françaises amorcent leur conversion à la doctrine européenne. Jeune ministre des Finances et des Affaires économiques de 1962 à 1966, Valéry Giscard d’Estaing propose que le budget soit équilibré et cela sans accroissement de la pression fiscale. L’État réduit alors ses dépenses en capital et réalise des opérations dites de débudgétisation dans de nombreux domaines, notamment le social. Des charges qui auraient pu figurer au budget de l’État (formation des médecins dans les hôpitaux ou amortissement des bâtiments hospitaliers) sont reportées sur celui de la Sécurité sociale. […] Dans la réforme de 1970, un décret modifie le statut des autoroutes afin de permettre l’octroi de concession à des sociétés privées et de leur assurer la garantie des emprunts réalisés à cet effet. […]

Ce désengagement apparaît particulièrement clair lorsqu’on regarde les prêts du Fonds de développement économique et social, compte spécial du Trésor : il assurait plus de 50 % du financement des grandes entreprises nationales en 1959, il n’en assure plus que 3 % en 1975, l’État incitant dès lors ces entreprises à se financer sur les marchés financiers. 

Mais la réorganisation du rôle de l’État comme financier de l’économie emporte d’autres conséquences, puisque cette fonction doit désormais être assurée par d’autres canaux que publics. Or, à cette époque, le marché financier parisien ne draine que peu d’épargne au profit des entreprises. […]

Ce sont donc les banques qui vont jouer le rôle essentiel et le pouvoir bancaire se réinstalle au centre du paysage économique. Les décrets de 1966-1967 suppriment l’interdiction d’octroyer des crédits à moyen et à long terme faite aux banques de dépôt qui vont recueillir d’importantes liquidités dirigées vers l’investissement productif, tandis que les banques d’affaires sont autorisées à recevoir des dépôts à vue ou à court terme.

[…] C’est en somme un transfert entre deux vases communicants qui s’opère : tandis que les crédits distribués par le Trésor stagnent ou se réduisent, ceux qu’allouent les banques explosent, de 88 milliards de francs en 1962 à 258 milliards en 1969 et 451 milliards en 1973.

Et c’est alors que l’État, qui a œuvré au développement du système bancaire, va enfourcher, à partir du tournant de la rigueur, le cheval de la libéralisation financière, privatiser dans sa totalité le secteur bancaire et achever le démantèlement des circuits du Trésor. Tandis que les choix opérés lors de la signature du traité de Maastricht (1992) conduisent l’État à réduire plus encore la contribution du budget de la nation au financement de l’économie.

[…] Le budget d’une Nation est également l’expression d’une vision stratégique – ou de son absence -, parce que l’État-nation a la charge d’assurer aux citoyens la croissance et le plein-emploi – ou pour le dire autrement avec Jean-Paul Fitoussi, la politique économique a pour mission essentielle d’apporter une garantie d’activité. L’État n’est donc pas un agent comme les autres ; d’un point de vue comptable il s’inscrit dans le secteur non-marchand même s’il disposait autrefois d’établissements publics industriels et commerciaux.

Pourtant, après les réformes de l’administration de la décennie 1980 et la réforme plus générale de l’État qui s’amorce dans la décennie 1990, la vague du marché lui fait adopter les techniques managériales et comptables du new public management qui visent à ramener le fonctionnaire de l’État à celui d’une entreprise. […] La banalisation de l’État est flagrante !

[…] La haute fonction publique et la caste politique ont ainsi escamoté ce que l’histoire nous avait enseigné à considérer comme les objectifs finaux de la politique budgétaire – soutien à l’activité et plein emploi -, pour ne plus prendre en compte que les objectifs intermédiaires – équilibres comptables, déficit, dette. Ils ont décidé de brider l’action de l’État ou du moins de l’orienter dans une direction unique que le vote du peuple et l’alternance politique ne doivent plus pouvoir modifier. Dans cet environnement totalement remodelé, conformément à un mouvement plus général au niveau international, le fake state, ramené aux règles communes de la concurrence avec la complicité active des institutions et grands corps de l’État – Conseils d’État, Conseil Constitutionnel, Cour des comptes, inspection des Finances… -, a réduit le budget à un document comptable privé asservi à la doctrine de l’équilibre budgétaire. Services publics, protection sociale ou collectivités locales ne sont plus, dès lors que l’impuissance a acquis valeur constitutionnelle et que le fake state s’est privé de toute marge de manœuvre, que des gisements d’économies à réaliser pour atteindre ce Graal.

[…] Reste que le véritable juge de paix, ce sont désormais les marchés financiers qui peuvent déclencher une spéculation sur la dette souveraine d’États manifestant quelque velléité de desserrer un rien la camisole de force – jusqu’à de véritables coups d’État, comme en Italie ou en Grèce en 2011 lorsque, avec le concours actif de l’Union européenne et de sa Banque centrale, des chefs de gouvernement issus du suffrage universel furent contraints de laisser le pouvoir à l’économiste Monti et au banquier Papadimos, non élus mais membres éminents de la technocratie européenne ; quitte à ruiner un pays et à paupériser massivement sa société, comme ce fut le cas pour la Grèce.

En conséquence, ces règles produisent des effets de réputation, et une course à la crédibilité pour afficher les vertus budgétaires les plus rigoristes afin de plaire aux marchés, plutôt que d’assurer les obligations d’un État digne de ce nom à l’égard de ses citoyens. Réduit à une entité financière et comptable comme les autres, le fake state qui a abdiqué sa souveraineté monétaire et budgétaire au profit d’un mélange d’ordolibéralisme allemand et de libéralisme radical remis au goût du jour par l’école de Chicago n’a plus comme préoccupation que de montrer patte blanche à l’UE, de démontrer son souci de la performance et du respect des règles afin de séduire les marchés et convaincre la finance internationale de sa rentabilité.

[…] La désinflation compétitive avait été instituée afin de mettre la politique économique en cohérence avec les choix européens ; l’union économique et monétaire allait en faire une obligation gravée dans le marbre des traités : avec celui de Maastricht (1992), l’État cadenassait le carcan qui le paralyserait. L’inspiration théorique de l’euro exprimait une méfiance fondamentale vis-à-vis de la démocratie – la monnaie devait devenir un fétiche intouchable, mis « à l’abri » des choix démocratiques des peules jugés par principe irresponsables ? Il en alla de même du budget, placé sous un ensemble de contraintes telles qu’il se trouve également, en fait sinon en droit, hors du champ de la délibération démocratique.

[…] Ce qu’il faut bien nommer une propagande, déroula désormais sa rhétorique parfaitement huilée : en appeler à la comparaison du poids des dépenses publiques rapporté au PIB avec les autres pays européens, sans préciser lesquels et surtout sans dire que là où l’endettement public est plus faible c’est que l’endettement privé est plus lourd [et qu’une dépense publique est toujours un revenu en nature ou en monnaie pour les citoyens, notamment les plus modestes, qui le dépenseront en stimulant l’économie, ce qui fera en retour rentrer des impôts et des cotisations] ; exhorter les Français à comprendre que la France devait se mettre à l’heure du monde, à cesser de croire à des chimères, celle de sa puissance ; libérer les énergies, comme disait l’ancien président de la République, Jacques Chirac ; et c’est seulement du privé que pourrait venir le salut, le public, lui, n’étant qu’un poids mort dont il fallait se débarrasser pour retrouver la force et l’énergie d’une nation enfin entreprenante.

Mais la camisole de force n’était pourtant pas encore assez ajustée : par le Pacte de stabilité et de croissance de 1997, les critères de Maastricht en matière de dette et de déficit étaient pérennisés pour l’éternité, toute politique économique volontariste s’en trouvait gelée, interdite. Les États devaient entendre que le salut ne viendrait que de l’élargissement des frontières du marché, de la mise en concurrence, de la modération salariale, de la fiscalité favorable au capital, de la réduction des droits et des capacités de négociation des salariés ; la déflation devenait un horizon indépassable, et peu importent les vies qu’elles réduisaient à la survie ou qu’elle détruirait ; quant aux déciles et centiles les plus riches de la population, ils voyaient s’ouvrir un avenir radieux.

[…] Mais, au final, la conséquence de toutes ces conséquences de l’abandon par le fake state de l’arme budgétaire c’est une cohésion sociale toujours plus affaiblie et une démocratie toujours moins crédible.

À quoi sert de voter pour des parlements qui, sous tutelle d’autorités non élues, ont perdu toute capacité à agir sur le réel ? À quoi sert de changer de majorité si l’on sait à l’avance que l’austérité continuera […] ? À quoi sert de voter pour des partis qui se prétendent de gauche si, dès leur arrivée au pouvoir, ils renforcent les contraintes pesant sur le politique plutôt que de s’en libérer, s’ils votent des budgets favorables au capital, restreignent les droits des travailleurs et les dépenses sociales ? A quoi sert encore un parlement qui n’est plus qu’une officine d’enregistrement, entourée d’instances prétendument indépendantes dont la seule fonction est de limiter l’exercice de la souveraineté ?

[…] Le fake state n’est pas seulement une impuissance organisée, c’est un danger mortel pour la démocratie. 

[…] mais plutôt que [de corriger les défauts de la relance mal conçue de 1981], on décida alors d’inverser la politique suivie et de sanctifier la monnaie : à la fin des années 1980, la France entrerait dans le marché unique en renonçant à l’arme du change, faisant de la rémunération du travail la seule variable d’ajustement ; puis elle abandonna définitivement sa monnaie au profit d’une monnaie allemande totalement inadaptée aux structures de l’économie française.

C’est que, dans le récit libéral, la dévaluation est jugée aussi néfaste que le protectionnisme ou la dépense publique.

[…] Mais peu importe aux idéologues et aux politiques qui adoptèrent leur dogme : les élites administratives fabriquèrent la « solution » de la désinflation compétitive qui devint le mantra de la décennie 1980, et le franc fort, véritable produit technocratique, se transforma en nouveau totem des élites.

Rappelons que, durant les Trente Glorieuses, l’inflation dite rampante a accompagné la croissance sans pour autant mettre en danger le pouvoir d’achat des ménages. L’indexation des salaires sur les prix permettait au pouvoir d’achat de ces derniers de ne pas être entamé par la progression des prix, tandis que l’inflation facilitait l’accession à la propriété de nombreux Français. En effet, l’inflation lisse la dette, comme disent les économistes, celles des particuliers comme celle des États, car en rognant la valeur de la monnaie, elle allège le poids des remboursements de crédit qui, eux, ne sont pas indexés.

De fait, une inflation modérée a constitué un levier intéressant pour permettre aux classes nombreuses du baby-boom de pouvoir consommer ou accéder à la propriété, ce qui a nourri l’expansion. Sans compter qu’une population plus jeune est moins sensible à l’érosion du capital et de la rente par l’inflation, car si la déflation avantage le capital sur le travail, l’inflation le désavantage : on oublie trop souvent que la démographie commande largement la politique économique.

En effet, outre que la désinflation compétitive constitue un transfert de richesse du débiteur vers le créancier, l’arme essentielle du combat contre l’inflation étant la hausse des taux d’intérêt, le niveau durablement élevé de ceux-ci a eu un effet désastreux sur l’activité économique et plus encore sur le chômage. De désinflation compétitive en marche à l’euro, et de déflation sans fin en dérégulation génératrice de crise financière nécessitant le sauvetage des banques par le contribuable, on n’aura cessé, depuis bientôt quarante ans, d’exiger des Français des sacrifices pour eux et pour leurs enfants, des sacrifices absurdes parce qu’ils ne font que renforcer une politique qui ne peut que continuer à échouer : c’est bien dans la réorientation allemande de notre politique monétaire qu’il faut chercher les racines de la colère qui anime aujourd’hui de larges franges de notre population brutalisées depuis trop longtemps par les politiques économiques de ce nouvel État, de ce fake state  qui sacrifie l’emploi, les revenus, la protection sociale, la lutte contre les inégalités à un funeste fétiche monétaire. […] Car la conversion au franc fort, puis à l’euro, implique le laminage sans fin des salaires [et l’aggravation elle aussi sans fin du chômage de masse].

[…] Une autre voie aurait bien pu être empruntée au début des années 1990 ; au lieu d’imposer une austérité brutale, il aurait fallu laisser le mark s’apprécier. Car en raison de l’inflation générée par sa réunification, l’Allemagne augmenta alors ses taux d’intérêt et, pour cause de marche à l’euro, la France dut encore augmenter les siens afin de maintenir la parité ! La France a ainsi payé très cher en emplois la réunification allemande ! […] Mais le fake state avait fait son choix : la monnaie unique plutôt que l’emploi !

Par ailleurs, la désinflation ne fut pas tant la réduction de la hausse des prix que la restauration de la part des profits dans la valeur ajoutée : ce sont donc les salariés qui, de différentes manières, ont payé de très loin le plus lourd tribut à cette nouvelle orientation politique […]. Quant aux grands bénéficiaires de la désinflation compétitive, ce furent les banques et les actionnaires. La désinflation compétitive, si ardemment défendue par nos élites, et singulièrement par les socialistes, permit la renaissance d’une économie de rentiers. Il devenait bien plus intéressant de choisir les charmes de la bourse que les rudesses de l’industrie, tandis que les entreprises, sous la pression de taux d’intérêt bien trop élevés, mettaient tout en œuvre pour empêcher l’augmentation des salaires. »

  • Chapitres V, VI et VIII : « l’abandon du service et du public » + « Une renversante hiérarchie des normes » + « Le fiscal et le social, rescapés des politiques économiques ? »

Ces trois chapitres examinent deux conséquences majeures de cette déconstruction de l’État souverain démocratique, à savoir d’une part le démantèlement continu des services publics ainsi que la perversion de leur mission, et d’autre part le détournement (pour ne pas dire l’inversion) des objectifs démocratiques de la politique fiscale et sociale. Désormais la politique fiscale opère, tel un anti-Robin des bois, une redistribution à l’envers, ponctionnant les pauvres pour enrichir les plus fortunés. Quant à la politique sociale, au lieu de venir sécuriser les salariés et diminuer les inégalités, elle n’est plus que la béquille sociale permettant de faire graduellement supporter sans révoltes les contre-réformes néolibérales continues, assurant un minimum toujours plus chichement compté à ceux qui sont devenus inutiles dans le cadre d’une division internationale du travail privilégiant les pays sans droits sociaux et à bas salaires pour toujours plus de production de biens et de services. Le VIe chapitre examine quant à lui ce qui aura permis à cet énorme appareil de contraintes européennes de surplomber constitutionnellement tout notre appareil institutionnel et juridique, échappant ainsi à toute contestation politique ou juridique, avec l’aide contre-nature de tous les grands corps nationaux (Conseil Constitutionnel, Conseil d’État, etc.), notamment grâce à l’inventivité débridée et hors de tout contrôle de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.

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« Mais les missions sous tutelle de l’État connaissant un développement significatif, les services publics se voient imposer, en application de la jurisprudence du Conseil d’État, trois grands principes de fonctionnement : égalité d’accès pour les citoyens, mutabilité (les services doivent s’adapter à l’évolution des besoins et aux exigences de l’intérêt général), continuité (l’interruption de fonctionnement ne peut être autorisée que par la loi).

Il faut cependant attendre les vagues de nationalisation de 1936-1937 et de 1945-1946 pour voir s’affirmer la notion de service public à la française. L’État prend alors directement en charge des missions qu’il juge d’intérêt général. Cette orientation témoigne d’un volontarisme qu’entretenaient les élites françaises du Front populaire et de l’après-guerre, qui associait stratégie industrielle et développement des services publics, combinaison originale qui a rendu possible la construction d’un vaste service public.

[…] Il agit de la sorte pour corriger les inégalités économiques et sociales existantes entre les citoyens. Le remplacement des compagnies privées par une Société nationale des chemins de fer français disposant d’un monopole est aussi un acte d’aménagement du territoire. L’État limite de la sorte le processus de marchandisation capitaliste et extrait de l’accumulation du capital un ensemble de biens nécessaires à la population. C’est ce qu’affirme avec une grande force, dans son article 9, le préambule de la Constitution de 1946, notre contrait social issu de la guerre : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. »

[…] À cet égard également, le processus de quatre décennies qui s’enclenche dans la décennie 1980, constitue un bouleversement fondamental. La remarchandisation du monde ou mondialisation, ainsi que la conversion totale de l’Union européenne au marché entraînent la remise en cause du concept même de service public, au profit de celui de service d’intérêt général qui permet de démanteler les premiers sous prétexte de réforme et d’efficacité, de les asphyxier financièrement sous prétexte de les ramener à la rentabilité – dans le cadre général de l’obsession de la baisse des dépenses publiques -, pour finir par les liquider en les ramenant dans le secteur concurrentiel, c’est-à-dire marchand. L’énergie et les télécommunications (au mépris des enjeux écologiques et de sécurité nationale évidemment incompatibles avec la loi du profit maximum) ont ainsi été cédées aux plus rapaces. Méconnaissable, la SNCF fait désormais primer les logiques financières sur celles de l’aménagement du territoire, comme de la moindre pollution ou de l’égalité des citoyens face aux transports publics. Minés par des principes de gestion absurdes singés sur le secteur marchand, les hôpitaux ne sont pas loin de l’effondrement quand les fermetures de petits établissements, sous de fallacieux prétextes, créent une scandaleuse inégalité des citoyens devant l’accès aux soins. La Poste, transformée en banque [classique] et société d’assurance, a perdu son âme…

[…] Les services publics qui sont l’expression de la capacité de l’État à agir devaient être réduits ; en réalité, le discours du moins d’État, produit par les intellectuels libéraux, repris par ceux qui ont en charge de faire fonctionner cet État, répété par la plupart des médias, visait essentiellement à réduire le nombre des entreprises publiques afin de redonner plus de place au marché, c’est-à-dire non pas faire du neuf – de la modernité – mais faire de l’ancien, restaurer, comme l’écrit Jacques Caillosse, un ordre antérieur à la crise de 1929.

[…] Plus exactement, dans le cadre européen le service public ne doit plus, ne peut plus s’envisager du point de vue de l’usager, du besoin social, de l’utilité publique, de l’intérêt général. L’affirmation d’un ordre concurrentiel européen comme source du droit impose au contraire de placer les services publics dans une position toujours plus fragile, défensive parce qu’ils sont tenus pour dérogatoires, considérés comme une tolérance, une exception au droit commun qu’est devenu le droit de la concurrence.

[…] Les fermetures de lits, de maternités – la moitié depuis 1975 – ou d’hôpitaux de proximité, comme les fermetures de lignes de chemin de fer, de bureaux de poste, de tribunaux, de perceptions, ne se comptent plus depuis les années 1980 et se sont accélérées durant les deux dernières décennies.

[…] Cette déliquescence conduit aussi à la dualisation : les TGV Ouigo ou les « bus Macron » constituent une forme dégradée de service et ne sont que deux exemples parmi beaucoup d’autres. C’est au retour généralisé à une troisième classe que nous assistons analyse Dominique Memmi, qu’il s’agisse de l’hôpital, des soins dentaires, de l’Université ou des pompes funèbres. Retour… car là encore, c’est un très vieil état qu’il s’agit de restaurer sous les habits de la modernité, un état dans lequel s’applique la logique de sélection du marché [voire du privilège, ici de l’argent, et celui-ci tendant à redevenir héréditaire…], dans lequel il n’y a donc pas d’usagers traités de manière égale, mais des publics ciblés, segmentés. De sorte que le principe d’usagers égaux devant le service disparaît au profit de clients qui n’ont accès qu’à la qualité de service autorisée par leur pouvoir d’achat : aux catégories sociales supérieures des services de qualité ; pour les autres une absence de services et des infrastructures dégradées alors qu’ils en ont besoin pour travailler ou pour les nécessités d’une vie quotidienne décente.

[..] Dans le cas de la France, la question [de la cohésion sociale nationale] se pose avec d’autant plus de force que l’État a été l’instituteur du social, qu’il a fabriqué la Nation. Les services publics ont participé de cet effort en faisant advenir une nation plus solidaire, mais, désormais, l’effacement de l’État du champ social livre les individus au marché.

[..] Car, en détruisant les services publics, c’est bien la démocratie que détruit le fake state, c’est-à-dire la capacité d’un peuple à maîtriser son destin et à en décider les orientations. 

[…] En réalité, la Cour de justice de l’Union européenne est un objet juridique non identifié qui, en permanence et hors de tout contrôle démocratique, crée, invente, redéfinit le droit plus qu’elle n’applique un droit qui, en démocratie, est discuté, amendé, voté par les représentants élus du peuple. Elle trouve sa force dans le clair-obscur des textes européens, autrement appelé « l’esprit des traités » qu’elle prétend faire jaillir et dont les États l’ont laissé s’auto-établir dépositaire et interprète exclusifs. Et ceci dans un but politique : approfondir sans limites – et sans consultation des peuples, donc en contrebande – l’intégration européenne, faire prévaloir les « libertés économiques » sur toute autre, promouvoir l’idéologie de la concurrence et de la suprématie du marché, renforcer les deux autres institutions indépendantes qui poursuivent les mêmes buts : la Commission et la Banque centrale européenne.

Il ne s’agit plus là du « déficit démocratique » rituellement concédé par les européistes ; nous sommes bel et bien désormais à ce que le sociologue et politologue britannique Colin Crouch définit comme une « post-démocratie », autrement dit un simulacre de démocratie dans laquelle les citoyens continuent à voter, sans que leur vote n’entraîne plus de changement de politique sur l’essentiel, puisque les véritables décisions sont prises par des agents économiques de taille mondiale dont les moindres désirs sont relayés par une technocratie européennes dont la CJUE est un rouage essentiel. 

[…] Les citoyens savent, après bientôt quarante ans de « réformes indispensables qu’on a trop longtemps différées », ce que signifie pareille langue de bois : des déremboursements en cascade ; la participation forfaitaire qui est en réalité une taxation des malades de longue durée et pèse davantage sur les plus modestes ; moins d’hôpitaux et moins de lits dans ceux qui subsistent ; toujours plus de chômeurs radiés et exclus du système d’indemnisation (et des statistiques) ; un horizon de retraite qui s’éloigne et des pensions amputées – et bien sûr toujours plus d’assurances complémentaires qui dont le bonheur des actionnaires des compagnies privées !

[…] La volonté redistributrice pourrait difficilement être plus claire ! Mais elle s’opère désormais massivement du travail, des ménages les plus modestes et des classes moyennes vers le capital et les plus riches. Cette redistribution pénalise d’autant plus la grande majorité des citoyens que ce sont eux qui ont besoin au quotidien des services publics dégradés par l’appauvrissement volontaire de l’État au profit des plus aisés, lesquels peuvent parfaitement s’en passer.

[…] Mais si la question fiscale a pris tant de place dans le discours du fake state  comme dans le rapport qu’entretient le peuple avec lui, c’est d’abord par ce que, comme le note justement Alexis Spire[3], la question salariale a été « évacuée » par l’Union européenne et l’euro : « à partir des années 1980, avec l’aggravation du chômage de masse et l’intensification de la concurrence internationale, les gouvernements ont progressivement renoncé à intervenir sur la répartition primaire des revenus, en se focalisant sur les prélèvements et les prestations. On est passé en quelques années d’une question sociale subissant des revendications formulées en termes de revenus et de partage des bénéfices à une question fiscale instaurant l’impôt comme l’instrument privilégié pour atténuer les inégalités. La construction de l’Union européenne et l’abandon de la monnaie nationale ont parachevé ce processus, faisant de la politique fiscale l’un des derniers supports de la souveraineté économique de l’État. »

[…] Incarnation de la régulation du marché, du volontarisme économique, de la protection des plus fragiles et de la redistribution à leur profit, l’État d’après 1945 s’est transformé en fake state  au service exclusif du marché qui, sous prétexte d’Europe, s’est économiquement et monétairement désarmé, qui a transformé la protection sociale en soins palliatifs dispensés de plus en plus chichement aux victimes de ses choix politiques et qui incarne désormais l’injustice sociale par son injustice fiscale.

  • Chapitres VIII, IX & X : « La crise sociale dite des gilets jaunes ou la première crise du fake state » + « fake élites pour fake state » + « le fake state tue »

Les chapitres VIII et X analysent les aboutissements récents de notre désintégration étatique, politique et sociale. Le chapitre VIII tente de donner la signification de la première crise, spontanée (puisqu’aucune force politique et syndicale de premier plan n’est capable de relever le défi de la mondialisation néolibérale incarnée et imposée en France par notre inclusion dans l’UE) de l’État zombie que Frédéric Farah nomme le fake state. Il y relève pertinemment que la fiscalité et l’inégalité territoriale sont devenus les nouveaux champs de la lutte des classes. Le désert politique et démocratique qui est le nôtre explique l’absence de contre-pouvoir organisé nationalement, face à cette vaste entreprise de déconstruction générale par des élites éduquées, organisées, mondialisées et sécessionnistes par rapport aux classes moyennes précarisées et aux classes populaires de leur pays, pays dont elles sont fières de se désintéresser ostensiblement. Ces dernières n’ont alors plus d’autre choix que de se prendre spontanément en main, s’aidant de leur sens préservé de la solidarité, de leur inventivité, de leur intelligence collective et des possibilités d’actions et de réinformation qu’offrent partiellement Internet et les réseaux sociaux pour se révolter contre l’orientation qui mine leur présent et menace toujours plus leur avenir.

Le chapitre X s’empare de l’actualité, celle de la crise du coronavirus, qui semble comme une illustration paradigmatique de la « stratégie du choc » naguère explicitée par Naomi Klein en 2007. Il rappelle le lien évident entre d’une part notre désindustrialisation et le démantèlement permanent de l’hôpital public, et d’autre part la gravité d’une crise sanitaire qui sans cela n’aurait fait que relativement peu de morts. Il fustige avec raison la communication par la peur et la culpabilisation des individus, et surtout le sinistre effet d’aubaine que constitue cette crise sanitaire pour limiter de manière discrétionnaire et le plus longtemps possible les libertés publiques et pour gouverner et passer des lois dans le cadre confortable pour l’arbitraire du pouvoir d’un état d’urgence sans limites assignées, désormais en passe de devenir l’ordinaire de cette fin de mandat chaotique. Nous n’étions plus depuis quelques décennies en démocratie, nous rentrons désormais sous la coupe d’un autoritarisme de plus en plus violent et passant outre toute contrainte légale, et qui se permet de criminaliser toute opposition digne de ce nom. Nous semblons bien passer de la technocratie à l’autocratie pure et dure.

Le chapitre IX examine un point particulier de notre impuissance actuelle, mais de grande importance : la spécificité des nouvelles élites qui ont désormais pour projet de privatiser autant qu’il leur est possible l’État. La transformation fondamentale des grandes écoles en écoles pour ainsi dire antinationales et dressées contre l’intérêt général et la démocratie, les pantouflages dans le privé des hauts fonctionnaires et rétropantouflages lorsqu’ils retournent dans le public, les innombrables voire structurels conflits d’intérêts, constituent désormais l’ordinaire de la haute fonction publique. Toute politique de rupture devra donc affronter en premier lieu notre haute administration. Je me permets ici de rappeler l’exemple récent du mandat inouï de Trump, qui vient nous rappeler à point nommé les forces qu’il faut être en mesure d’affronter lorsque l’on veut dévier de la route de la mondialisation, alors même que son projet reste classiquement capitaliste, qu’il ne menace en rien la financiarisation de l’économie et qu’il agit dans le cadre d’un État resté souverain.

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« La France des périphéries urbaines obligée de se déplacer en voiture parce qu’elle a dû s’éloigner des centres et que les transports en commun en sont absents, n’est pas la France moisie qui pollue et fume des clopes comme l’a dit au début de la crise le très méprisant et méprisable Benjamin Grivaux, c’est la France des petits salaires qui a été la première victime de la « modération salariale », de la rétractation des services publics et de la stagnation/déflation qui y a installé un chômage endémique – tous ensemble conséquences de l’intégration européenne et de l’appartenance à l’euro.

[…] Il nous paraît intéressant en revanche de montrer en quoi [cette contestation] est l’expression de la première crise du fake state et comment les moyens qu’il a employé pour y répondre – communication à outrance, répression politique et judiciaire – sont révélateurs de sa nature et de la post-démocratie dans laquelle nous vivons désormais.

[…] Si l’on accepte que les Gilets jaunes sont très largement issus de classes moyennes inférieures, d’indépendants et de ruraux, on peut lire leur résistance à l’impôt non comme la manifestation d’une colère dirigée contre l’État mais contre le fait d’être oubliés par ceux qui sont à sa tête et d’être au quotidien victimes des conséquences multiformes de cet oubli.

[…] Les classes populaires sont en première ligne car si, bien souvent, elles ne payent pas l’impôt sur le revenu, elles sont soumises à d’autres taxes comme la TVA ou la CSG, ces dernières rapportant plus à l’État que l’impôt progressif sur le revenu qui fut, rappelons-le, une conquête sociale d’envergure à laquelle les catégories aisées de la population, parce qu’elles payent plus en vertu de la progressivité, s’opposèrent avec acharnement, et longtemps avec succès. Quand l’essentiel de la fiscalité, aujourd’hui, de nouveau, repose sur des impôts indirects ou proportionnels, donc soustraits à la logique de progressivité et beaucoup plus injustes. Le relèvement de la CSG comme l’augmentation des taxes sur le carburant participent de cette logique d’injustice et ont joué un rôle déterminant dans l’affirmation d’un ras-le-bol et l’explosion de la colère. D’autant que le pouvoir macronien avait mis fin à une imposition sur la fortune, pourtant déjà largement symbolique.

[…] Dans ce système, les catégories modestes sont deux fois perdantes : parce que le poids de la fiscalité indirecte est plus lourd pour elles que pour toute autre catégorie de la population et parce qu’elles sont aussi les premières victimes de l’appauvrissement de l’État, fausse bonne nouvelle dont la promotion relève du cynisme, car loin d’enrichir le citoyen, il participe de la réduction du niveau de vie des citoyens.

[…] Volontairement dépouillé de la souveraineté, dépossédé des armes d’un État arbitre, impuissant face aux forts, le fake state  confond chaque jour davantage autorité et autoritarisme, ordre et brutalité ; chaque jour il attente davantage aux libertés individuelles et publiques comme au pluralisme : lois scélérates sur l’information, transfert des mesures de limitation des libertés du juge à l’autorité administrative, loi anti-casseurs, criminalisation des opposants, impunité des violences policières…

[…] Or, force est de constater que les choix qui ont présidé à l’avènement du fake state  – libre-échange, libre circulation des capitaux, marché unique, euro, mondialisation dans ses aspects les plus variés, flexibilisation du marché du travail, marchandisation progressive de la protection sociale, arasement des droits des travailleurs, privatisations, dénaturation et rétractation des services publics – sont avant tout le produit d’une mobilisation proprement stupéfiante des élites administratives en faveur d’une réorientation de la vie économique et sociale au profit exclusif des logiques de marché. Car ces orientations – qui ne favorisent ni une société plus solidaire, ni une économie plus robuste -, n’ont jamais été publiquement débattues, elles ont encore moins été soumises au suffrage ; elles font même souvent l’objet d’un rejet majoritaire du peuple (c’est notamment le cas des traités de libre-échange) ; elles sont en réalité élaborées par des structures technocratiques qui se sont abstraites de tout contrôle politique, et ceci à la faveur d’une circulation permanente des mêmes personnels entre haute administration, grandes entreprises, politique et médias, circulation créatrice d’un système de connivences et de conflits d’intérêts généralisés. 

[…] En deux générations, ces élites dont l’impéritie n’a d’égale que la suffisance et le narcissisme auront ainsi « réussi » à déstabiliser notre modèle d’économie somme toute originale, à détruire un appareil d’État ou un service ferroviaire qui étaient parmi les plus performants, à mettre à mal le système de santé comme le réseau routier réputés les meilleurs du monde, à condamner la justice à des conditions d’exercice misérables, à engager de plus en plus nos forces armées dans des combats douteux tout en réduisant sans cesse leurs moyens, à dégrader nos universités de sorte qu’elles sont dans l’incapacité de remplir leur mission, à donner le tournis à un corps enseignant qui subit réforme absurde sur réforme imbécile, dont chacune laisse derrière elle une génération moins formée à se penser et penser le monde, livrée un peu plus aux attentes confuses et contradictoires du marché.

 […] C’est bien de l’intérieur que l’appareil étatique a été ravagé par le néolibéralisme et le monétarisme : ainsi de la direction de la Prévision qui, de contrepoids à une direction du Trésor déjà acquise au monétarisme, en est devenue un sous-ensemble. Et de cette dernière à l’INSEE s’établit un bloc idéologique qui conditionne toutes les analyses et décisions de ces « grands corps » de l’État qui, au lieu de conseiller et d’exécuter les décisions du politique, vont se substituer à lui et conditionner ses décisions [retournant ainsi aux habitudes d’avant-guerre]. Ce phénomène est aussi important pour comprendre les quarante dernières années que pour envisager l’avenir : il faudra prendre en compte, si un jour venait l’heure d’une politique de rupture, quelles forces, quelles administrations, quels hommes tenteront tout pour la saboter. En Italie, Alberto Bagnai, économiste italien élu sénateur de la Ligue en 2018, président de la Commission des Finances du Sénat, a reconnu, après la démission du gouvernement de coalition Mouvement 5 étoiles-Ligue, avoir sous-estimé la violence de l’hostilité d’une administration du Trésor acquise aux orientations européistes et austéritaires mises en œuvre par les précédents gouvernements – et par le suivant –, contraires à celles de la majorité sortie des urnes et dont l’action fut ainsi combattue, sapée de l’intérieur de l’appareil d’État. 

[…] En réalité, toutes les orientations ébauchées par le septennat de Giscard d’Estaing, acclimatées par les socialistes à partir de 1982-1983, puis gravées dans le marbre de l’Acte unique et du traité de Maastricht, consacrent l’hégémonie intellectuelle et politique du ministère des Finances et avec elle l’approche comptable de toute question : la gouvernance par les nombres mise en œuvre par une technostructure indifférente au suffrage universel triomphe. Le macronisme n’est que l’expression ultime de ce mouvement de presque un demi-siècle et la terrifiante réforme des retraites n’en est que la dernière manifestation en date.

[…] Le tournant fabiusien, dont Macron est à la fois le produit et la version numérique, néomanagériale et caricaturale, radicalise la subordination du social à l’économique actée par les élites durant les décennies précédentes : la justice ne peut provenir de politiques économiques ou industrielles à vocation sociale, qui doivent être abandonnées ; elle ne peut être que produite par le marché. La compétition doit tenir lieu de gouvernail économique, quitte à sacrifier des secteurs économiques entiers. Les entreprises doivent avoir plus de liberté pour licencier, même si c’est dans le but de mieux rémunérer les actionnaires. La politique sociale ne peut donc être que résiduelle : l’exhortation à la solidarité, le recours institutionnalisé, médiatisé, à la charité, remplacent l’aspiration à plus d’égalité. L’action publique ne vise plus à rapprocher les conditions de vie, mais à atténuer les violences sur les plus démunis que produisent les nouvelles orientations économiques : c’est l’avènement de l’État anesthésiant évoqué au chapitre V.

Mais il faut le redire une fois de plus avec Jobert et Théret : « le néo-libéralisme n’a pas été imposé de l’extérieur à un État rétif. Ce sont les économistes d’État qui lui ont fourni son armature intellectuelle. C’est une élite dirigeante issue de l’État et dont le camp de base est le ministère des Finances et du Budget qui en a fait un puissant outil de promotion […]. Par le jeu du pantouflage, de la privatisation bien maîtrisée, elle a conquis les sommets de l’économie. Par son travail dans les cabinets et les écuries des présidentiables, elle a acquis les mérites nécessaires pour obtenir des parachutages favorables et coloniser ainsi non seulement le centre du pouvoir politique (partis, parlement, ministères), mais aussi sa périphérie. » Écrites en 1994, ces lignes restent d’une actualité brûlante, comme le diagnostic que posaient alors Jobert et Théret : « la récurrence des mouvements sociaux mal contrôlés par les syndicats, l’ampleur des votes désignés comme protestataires dans les derniers scrutins indiquent tous que l’emprise du néo-libéralisme républicain se rétrécie[4] ».

[…] Car cette élite n’a cure de la démocratie, et a trouvé en Macron celui qui mobiliserait toutes les armes juridiques pour imposer enfin, dans toute sa « pureté » et dans toute ses dimensions, un programme libéral dont elle jugeait que les politiques de l’ancien monde, trop soucieux d’une opposition à un programme dont toutes les études d’opinion montrent qu’elle est largement majoritaire en France, ne l’appliquaient que trop partiellement.

[…] Car cette liquidation par la noblesse d’État de la notion d’intérêt général au profit d’une sacralisation du marché, de l’entreprise, des intérêts privés, a profondément détérioré la confiance des citoyens dans un État qui leur est de plus en plus étranger, hostile – sentiment renforcé par l’effacement, dans cette noblesse d’État, de l’éthique liée au service de cet intérêt général.  Car, au fur et à mesure que triomphait l’économicisme érigé en horizon politique par cette noblesse d’État campée sur son prétendu savoir économique, se multipliaient les affaires de délits d’initiés, de corruption, de népotisme, d’emplois fictifs, de financement illégal des partis politiques, à la faveur du développement des liaisons dangereuses entre politiques, haute fonction publique et milieux d’affaires.

[…] Aujourd’hui, c’est aux retraites qu’elle s’en prend, parce c’est le plus important poste de l’État social, avec l’assurance maladie, et un gisement énorme de profits pour les sociétés d’assurance. Les éléments connus de cette réforme : étude d’impact bâclée selon le Conseil d’État, les scénarios de financement montrent que la main droite de l’État n’a qu’une conception financière et comptable de la protection sociale, qu’elle sous-finance volontairement la réforme pour mieux légitimer l’intervention d’acteurs privés. Et l’asphyxie de l’hôpital public comme la « construction du trou » de la Sécurité sociale nous indiquent quelle sera la prochaine étape.

[…] Si un jour la restauration de la souveraineté nationale et populaire peut être envisagée, le grand défi sera d’organiser la relève, de trouver les hommes qui viendront rompre avec l’empire de la marchandise et l’idéologie néomanagériale – des hommes et des femmes qui auront à nouveau le bien-être de leurs concitoyens comme horizon, et pour qui la démocratie recouvrera un sens plein et non seulement procédural.

Comme après la défaite de Sedan en 1870 ou la Collaboration, le renouveau passera par une vaste réforme éducative, par une refonte des administrations et par un travail opiniâtre pour faire émerger et promouvoir les nouvelles élites qui devront remplacer celles qui, une fois de plus dans l’histoire de France, ont failli et trahi – à tout le moins leur mission de défendre le bien public.

[…] En réalité, pendant que les Français découvraient avec stupéfaction que les réformes hospitalières et la situation dégradée des EPHAD avaient pour effet de transformer une épidémie sévère en catastrophe, le fake state, pris en flagrant délit d’incurie et d’échec, s’est bien davantage préoccupé de la communication sur la crise que de la crise elle-même.

Puis, au lendemain du confinement, il misa tout sur la sidération, la peur et la culpabilisation des individus. En place d’une action publique efficace, le pouvoir ne cessa dès lors – tout en martelant les chiffres destinés à installer la crainte – de renvoyer les citoyens à cet individualisme libéral qui voudrait que le virus soit vaincu dès lors que chacun resterait chez soi et appliquerait les gestes barrières, comme le chômage serait terrassé si les « assistés » se donnaient la peine de traverser la rue pour trouver un emploi. »

  • Chapitre XI : « Que faire »

Enfin, Frédéric Farah fait la liste bienvenue, à grands traits mais de manière relativement complète dans le cadre restreint d’un court chapitre conclusif, des principales mesures publiques nécessaires pour reconstruire l’État politique souverain, les processus démocratiques et le progrès social.

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« Mais il est certain qu’un État restauré, réarmé, ne pourra mener ces politiques dans le cadre de l’euro et de l’Union européenne, dont chacun sait qu’ils sont parfaitement irréformables. Il s’agit non seulement de militer pour une sortie mais aussi pour un dépassement de cette forme institutionnelle, pour ne pas dire hâter son dépérissement. L’État restera fake tant qu’il ne battra pas de nouveau monnaie, tant qu’il soumettra son droit à un droit supranational, tant que sa production sera condamnée par les règles du libre-échange et que ses travailleurs seront exposés à la concurrence de salariés étrangers moins payés et moins protégés. L’Union européenne a fabriqué de la divergence économique et de la défiance politique parce qu’elle s’est pensée contre la démocratie – il fallait enserrer les peuples dans une multiplicité de liens qui les empêcheraient de suivre une autre politique que celle que le cercle autoproclamé de la Raison a déclarée seule possible.

[…] Il faudra abroger le titre XV « de l’Union européenne » [de notre Constitution] et inscrire dans le texte de notre loi fondamentale la supériorité sur toute autre de la norme législative française sur le territoire de la République. »

Cet essai de synthèse en 284 pages du démantèlement de l’État souverain en France par ses élites administratives de droite et de gauche, et des conséquences économiques, sociales et politiques de cette déconstruction, est une somme. Quiconque est persuadé de la nécessité de sa reconstruction se doit de le lire en entier, et attentivement, afin de consolider l’argumentaire critique qu’il faut mettre en avant si l’on veut enfin entamer la reconquête de notre autonomie politique et du progrès social.  Les citations que je me suis permis de faire un peu arbitrairement, ne rendent pas justice à la richesse de la matière et des analyses critiques de cet essai majeur. Pour ceux qui voudraient approfondir quelques aspects du fake state décrits par ce livre, je conseille notamment, parmi une littérature abondante, sans ambition aucune d’exhaustivité et dans l’ordre alphabétique :

BEC Colette, La Sécurité sociale. Une institution de la démocratie, Paris, Gallimard, 2014, et C’est une révolution que nous ferons. Pierre Laroque et la Sécurité sociale, Lormont, Le Bord de L’eau, 2019, DELAUME Coralie, CAYLA David, La fin de l’Union européenne, Paris, Michalon Éditeur, 2017, DELORME Olivier, 30 bonnes raisons de sortir de l’Europe, H&O Éditions, 2017, DENORD François, Néolibéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007, GAUCHET Marcel, L’avènement de la démocratie V. Le nouveau monde, Paris, Gallimard, 2017, GUILLUY Christophe, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014, JOBERT Bruno, (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994, LEMOINE Benjamin, L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte, 2016, LORDON Frédéric, Les quadratures de la politique économique, Paris, Albin Michel, 1997, MONNET Éric, Politique monétaire et politique du crédit en France pendant les Trente Glorieuses. 1945-1973, thèse soutenue en 2012, accessible en ligne, NIKONOFF Jacques, Sortons de l’euro ! Restituer la souveraineté monétaire au peuple, Paris, Fayard, 2011, RAMAUX Christophe, L’État social. Pour sortir du chaos néolibéral, Paris, Mille et une nuits, 2012, SAPIR Jacques, La Démondialisation, Paris, Le Seuil, 2011, STREECK Wolfgang, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard, 2013, SUPIOT Alain, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015, TAGUIEFF Pierre-André, Résister au bougisme. Démocratie forte contre mondialisation techno-marchande, Paris, Fayard, 2001, TODD Emmanuel, L’Illusion économique, Paris, Gallimard, 1998, et Les luttes de classe en France au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2020.

Je me permets aussi de souligner que l’essai de Frédéric Farah est parfaitement complémentaire avec celui que je viens de finir cette année, La Reconquête démocratique. Face à des pouvoirs illégitimes, mais qui n’est toujours pas édité. Les deux ne sont en rien redondants puisque pour ma part je me suis penché en détail sur des sujets en amont et en aval de son propre essai, à savoir les origines et la signification selon moi mal comprise de l’État souverain, soulignant que c’est cette lente construction qui a permis de politiser nos sociétés puis de les démocratiser partiellement, une réflexion approfondie sur l’État social d’après-guerre (évoqué aussi par Frédéric Farah, mais sans rentrer dans les détails de cette aventure particulièrement innovante et mal connue), et enfin une ébauche de propositions constitutionnelles pour imaginer une démocratisation plus poussée de l’État-nation, mais néanmoins dans la lignée de cet État social qui a marqué notre expérience historique de son sceau indélébile.

Je me permets enfin de faire une seule critique de fond. Si le concept de fake state est souvent décrit, celui d’État souverain ne l’est jamais qu’en creux, par contraste, or je ne suis pas du tout sûr que le concept d’État-nation, compris comme État politique souverain dont la forme achevée est l’État social, soit si évident pour nos contemporains. Et je suis même persuadé que c’est précisément sur le terrain de cette incompréhension ou de cette inconscience que s’est forgé l’inertie ambigüe des forces politiques et syndicales face à cette déconstruction progressive, y compris des forces qui n’étaient pas directement impliquées dans les trahisons des socialistes, de leurs satellites, et de celles, parallèles, des forces de droite ralliées au projet européen de déconstruction de la souveraineté nationale. Car si les plus hautes élites administratives de gauche comme de droite sont bien celles qui ont opéré ce grand virage, il n’en reste pas moins qu’une bonne partie des classes éduquées, qui sont bien sûr très loin d’appartenir à ces hautes sphères, ne se sont pas dressées frontalement contre ce projet catastrophique. Soit ces dernières considéraient l’État comme une évidence indéboulonnable, soit elles le voyaient et le voient toujours comme une réalité ambigüe voire haïssable, l’incarnation du pouvoir vertical pensé naïvement incompatible avec la liberté individuelle, celle du nationalisme mal distingué du fait national politique et démocratique, ou encore l’outil principal d’imposition à la société du capitalisme. La spécificité de l’État souverain, sa nécessité comme garantie et condition de possibilité des processus démocratiques ne va donc hélas pas du tout de soi, et dénoncer le fake state ne donne donc pas tous les éléments pour défendre la nécessité du vrai. Et c’est précisément, pour ma part, ce qui m’a poussé à écrire mon livre.


Notes

[1] Pour autant, encore une fois, que ce qualificatif de souverainiste soit véritablement adapté – mais il a le mérite d’exister et d’être vite compris.

[2] Mis en place par François Bloch-Lainé, directeur du Trésor de 1947 à 1952. Il s’agit pour le Trésor d’augmenter ses liquidités, en sus des bons souscrits par le public ou les banques, et des avances de la Banque de France, par le dépôt au Trésor des liquidités de la Caisse des dépôts et consignations, des caisses d’épargne, des banques nationalisées, des collectivités locales, des entreprises publiques ou en parie publiques, appelées « correspondant du Trésor ». Les banques sont en outre obligées de souscrire des bons du Trésor à un taux fixé par l’État et non par le marché.

[3] Alexis Spire, Résistances à l’impôt, attachement à l’État, enquête sur les contribuables français, Seuil, Paris, 2018.

[4] Bruno Jobert, Bruno Théret, « La consécration républicaine du néo-libéralisme », in Le Tournant néo-libéral en Europe : idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, l’Harmattan, Paris, 1994, p.81.

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