On trouvera ici une réflexion synthétique sur le sujet ainsi qu’une bibliographie limitée à l’essentiel.
22 juin 2020
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La souveraineté est avant tout une logique symbolique, politico-juridique, constituant le socle théorique de l’État politique moderne
Une telle affirmation peut intriguer. Les juristes mobilisent souvent le concept de fiction juridique pour décrire ces montages symboliques qui permettent de penser et d’organiser une pratique juridique rationnelle qui puisse correspondre à la fois aux principes en vigueur et à leurs applications aux cas concrets que le droit doit traiter. Ces concepts ne sont donc ni vrais ni faux, ne sont pas une essence ou une réalité, mais une logique, une sorte de grammaire conceptuelle, permettant de réaliser l’économie symbolique d’une pratique, assurant sa cohérence idéologique et théorique comme les conditions pratiques de son application. Le concept de contrat par exemple, permet de penser la pratique sociale des initiatives privées décentralisées et spontanées visant à une collaboration temporaire fondées sur des obligations réciproques, tout en les encadrant par le droit. Ces logiques sont donc d’une très grande importance concrète, car elles permettent de penser et d’effectuer des pratiques sociales qui sans ces concepts et ces logiques seraient aussi impensables qu’impraticables, s’il s’agit de les généraliser et de les systématiser (pour le meilleur ou pour le pire). On ne perd donc jamais son temps à examiner de près ces logiques symboliques qui conditionnent nos pratiques sans que nous nous en rendions forcément compte, ayant intériorisé depuis le début ces logiques comme les conventions sociales qui y sont liées.
Qu’est-ce que la souveraineté ? Ce qui permet à une société de consciemment s’auto-instituer en toute autonomie
C’est d’abord une puissance particulière, privilège des sociétés disposant d’un État pour pouvoir agir collectivement sur elles-mêmes, dispositif assurant leur autonomie institutionnelle et politique. C’est la puissance de fonder librement les pouvoirs publics et le droit d’une communauté politique sur son territoire. Cette puissance étatique, est donc instituante, et constituante. La souveraineté est cette capacité créatrice pouvant s’emparer de tout domaine afin de l’encadrer en toute indépendance par un ordre normatif justifié par l’intérêt public. Cette puissance normative étatique ne peut être subordonnée à aucune autre autorité, interne ou externe, que celle dont les pouvoirs publics sont issus, à savoir la personne (individuelle ou collective) qui s’est attribuée cette souveraineté de l’État, la communauté des citoyens (la nation) depuis les grandes révolutions de la fin du xviiie siècle. Cette possession de la compétence de sa compétence, permise par la souveraineté, donne à la société qui en dispose la possibilité d’organiser les pouvoirs publics selon un consensus qui lui est spécifique et qui peut être régulièrement révisé ou refondé, ainsi que d’orienter librement, au jour le jour, les politiques publiques selon ce qui est déterminé politiquement comme son intérêt (et les modalités prévues par l’agencement des institutions publiques qu’elle a autorisé).
La souveraineté a un versant intérieur, et un versant extérieur, complémentaire mais nettement différencié. À l’intérieur, elle permet, comme on vient de le dire, pour chaque société qui dispose d’un État souverain, de fonder un régime politique qui lui convienne, et d’orienter en toute autonomie ses politiques publiques. À l’extérieur, la souveraineté n’est plus une puissance créatrice suprême, car en dehors de son territoire, elle fait face aux autres souverainetés, par définition égales en droit. Elle devient alors une simple liberté, mais fondamentale, celle de ne pas avoir à reconnaître une autorité supérieure à elle, ne laissant place de la sorte qu’à des actes de coordination, et non de subordination. Toujours en droit bien sûr, puisque dans les faits les puissances concrètes de chaque société sont particulièrement inégales entre elles, entraînant des relations asymétriques. C’est la raison pour laquelle le respect juridique de la souveraineté des États est le seul rempart, certes insuffisant mais précieux, contre la domination que puisse utiliser un État faible par rapport à un État fort. Le droit international n’est plus rien s’il ne reconnaît pas cette égale valeur juridique de toutes les souverainetés.
L’attribution de la souveraineté
La souveraineté, en tant que concept central de l’État moderne, est évidemment inséparable de l’histoire de ce dernier. Or, au moment où le concept apparaît sous sa forme actuelle, la construction de l’État a pris sur le plan théorique une tournure légicentrique et volontariste. C’est alors l’étape finale de la monarchie territoriale européenne, sa forme s’achevant avec la conception moderne de la souveraineté, établie par Jean Bodin à la fin du xvie siècle. Il est donc évident que la souveraineté est pensée comme devant être incarnée par un roi (ou une reine). Du xie au xvie siècle, la monarchie, bâtie sur le droit, dominant progressivement sur son territoire les autres autorités concurrentes, internes et externes (essentiellement les grands seigneurs, les princes territoriaux, l’Église, l’Empire et la Papauté), est passée d’un pouvoir à l’origine patrimonial, basé sur une puissance privée (le domaine) et temporaire, à un pouvoir essentiellement public, impersonnel et stabilisé par une claire structure lignagère (notamment en France avec l’adoption précoce de la primogéniture). Le roi incarne alors non pas l’État lui-même, mais sa volonté, ce qui lui donne ce pouvoir éminent de non seulement dire la loi, mais de la créer, ou de la casser. Car une entité impersonnelle comme l’État, qui se repense tout entier autour d’une notion aussi abstraite, volontariste (on dit aussi décisionniste, mais ce terme est devenu péjoratif) et légicentrique que celle de la souveraineté, doit bien être incarné, représenté, par un ou des individus concrets. On doit pouvoir imputer à une personne morale perpétuelle, structurant l’ensemble d’une société et constituant l’outil de son unité et de son orientation, les décisions qui sont prises en son nom. Mais pour ce faire, encore faut-il un ou des individus pour prendre ces décisions. La décision peut être individuelle ou collective, mais elle est toujours concrète (incarnée) et unitaire (arbitrant entre les différentes options qui se présentent). « Là où il y a un pouvoir et des normes juridiques, il y a une instance douée de volonté qui exerce ce pouvoir. Cette volonté ne peut jamais être le fait d’une entité impersonnelle, mais elle est toujours une décision prise par un individu ou un groupe d’individus doués de volonté, et donc capable de prendre des décisions » (Olivier Beaud). Si l’État moderne permet de repenser ce qui fonde l’unité d’une société, ce n’est pour autant pas l’équivalent d’une religion civile, un montage uniquement symbolique, mais bien une structure d’action et d’effectuation d’un travail de la société sur elle-même, par l’intermédiaire du droit.
La question de l’identité de celui qui s’attribue la souveraineté (substantif abstrait créé par Bodin) de l’État, son titulaire, le souverain (représenté par une personne réelle, ou plusieurs), constitue bien sûr l’enjeu politique et théorique essentiel de ce qui va légitimer l’ensemble de cette création, l’État politique souverain, et donner la forme concrète du régime correspondant. Cette question fondamentale se présente sous la forme d’une alternative entre l’incarnation par un monarque ou par l’ensemble du peuple. L’oligarchie, sous quelque forme que ce soit, ne peut prétendre en effet s’attribuer la souveraineté, car elle n’a pas les ressources symboliques du droit divin – le roi à l’image de Dieu, ou celles, démocratiques, de la volonté de tous. La souveraineté étant par construction déliée de toute autre autorité, sa source ne peut être que transcendante, sous peine de ne plus être opérante. L’oligarchie détient presque toujours le pouvoir réel, mais ne dispose pas de ce genre de ressources symboliques, et se retrouve donc parfaitement incapable de s’autoriser d’elle-même, contrairement au peuple ou un lignage royal. Même le cas limite du personnage historique émergeant des circonstances, par son charisme et son action exceptionnelle, ne peut rendre durable son pouvoir en dehors de ces deux sources de légitimité, seules capables de l’autoriser, ou non, en bonne et due forme, de manière pérenne. L’attribution de la souveraineté est ainsi passée du monarque à la nation, du lignage royal à la communauté des citoyens.
Les compétences matérielles constituant la puissance publique et permettant de concrétiser la souveraineté
Puisqu’il s’agit pour l’État d’être maître chez soi, et pour la communauté politique qu’il abrite d’être institutionnellement autonome, encore faut-il que la puissance publique dispose des différentes compétences matérielles (que l’on nommait à l’origine les « marques » de souveraineté) permettant d’exercer concrètement cette souveraineté, et de réaliser cette autonomie. Créer la loi, faire la guerre et la paix, battre monnaie, lever l’impôt, instituer les administrations publiques, assurer la justice, sont les « marques » originelles de la souveraineté. Mais depuis, l’action de l’État, cette « unité organisée d’action et d’effectuation » (Herman Heller), s’est très largement étendue à tous les principaux aspects contemporains faisant société, et en particulier ceux de l’économie. De ce fait, il y a parmi les compétences matérielles de la souveraineté, la souveraineté budgétaire, financière, industrielle, commerciale, etc. Cette liste comporte autant de compétences que l’État doit pouvoir maîtriser pour assurer l’autonomie institutionnelle réelle de la communauté politique qu’il abrite. Sans ces compétences, la souveraineté n’est plus qu’une abstraction vidée de ses enjeux et de sa portée concrète, une puissance condamnée à rester virtuelle, une promesse d’autonomie incapable à tenir. C’est bien sûr le cas des pays engagés dans la déconstruction européenne des souverainetés nationales, bien improprement nommée « Union européenne »[1].
Le problème théorique et doctrinal de la souveraineté
Le problème de la souveraineté sera examiné par les plus grands philosophes politiques depuis le xvie siècle, pour l’élaborer, la réaménager ou pour la contester. Jean Bodin (1529-1596), Thomas Hobbes (1588-1679), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), – auxquels certains rajoutent depuis un certain temps Johannes Althusius (1563-1638), en sont sans conteste les penseurs majeurs. Pourquoi faut-il se pencher sur cette histoire théorique ? Parce que, encore une fois, la souveraineté ne devient un problème pratique qu’à partir du moment où l’on comprend que sa nature est avant tout symbolique, une sorte de grammaire logique qui permet de penser, avant de pouvoir la réaliser, les conditions de possibilité de ce qui peut rendre une société pleinement politique, capable de s’auto-instituer. Or, le concept de souveraineté soulève toute une série de problèmes logiques et idéologiques, heurtant d’autres concepts centraux de la modernité politique (notamment celui de droit naturel moderne dont sont issus les Droits de l’Homme, et celui du contrat social, permettant de penser sur une base individualiste ce qui fonde une société). Suivre ces penseurs sur cette enquête nous permet de mieux comprendre ces difficultés, les moyens dont elles ont été surmontées ou pas, et leurs enjeux idéologiques, essentiels, y compris jusqu’à maintenant. Bien sûr, c’est ce qui demande le plus de temps. On doit donc s’en passer si l’on a que quelques semaines pour se former une idée sur la souveraineté. Mais les personnes qui ont l’ambition de comprendre d’où vient le concept central de la politique contemporaine, ainsi que les (mauvaises) raisons qui nous ont fait l’abandonner, ne pourront pas éviter cette étape. Ces auteurs sont d’un tel intérêt, toujours aujourd’hui, qu’elles seront largement récompensées de leurs efforts.
Mais si la philosophie politique ne peut ignorer ce concept matriciel, la souveraineté est avant tout un concept juridique. C’est donc la doctrine juridique qui nous éclairera sur la précision du concept, ainsi que sur les manières de le faire rentrer en pratique dans nos institutions. Là aussi, toute une série de problèmes accompagne cette descente qui va du ciel des idées jusqu’à nos constitutions actuelles. En maîtriser la logique exige que l’on se frotte avec les grands auteurs de la théorie de l’État, discipline hélas presque tombée en désuétude, à part quelques heureuses et importantes exceptions.
La souveraineté : un enjeu démocratique fondamental
Au fond, pourquoi donner une telle importance à un concept et une pratique juridique ? Pour une raison fondamentale. La thèse des personnes qui font de la souveraineté un concept essentiel à défendre, est qu’il ne peut pas y avoir de processus démocratiques dans les sociétés contemporaines sans souveraineté nationale. Qu’est-ce qu’un processus démocratique au fond ? Ce sont deux phénomènes distincts mais inséparables. C’est d’abord le fait pour les institutions politiques d’accorder une place déterminante à l’arbitrage de l’ensemble des citoyens dans les choix présidant aux grandes orientations des politiques publiques d’une société donnée. On ne doit pas pouvoir imposer durablement une orientation que réprouve une majorité de citoyens sans abandonner en pratique une logique démocratique. Mais c’est aussi le fait de donner comme mission prioritaire aux institutions publiques le renforcement de ceux qui sont dominés dans les rapports sociaux spontanés. C’est la seule manière de faire si l’on veut rendre légitime l’ensemble des institutions d’une société, pacifiant ainsi par le haut les rapports sociaux, institutionnalisant les luttes internes qui constituent toujours l’entropie fondamentale des sociétés contemporaines. Mais il est impossible d’obtenir un tel résultat institutionnel (dont l’exemple le plus emblématique reste la Sécurité sociale) si les politiques publiques ne sont pas soumises à la pression sociale et électorale de la majorité des citoyens. La logique démocratique a donc besoin de marcher sur ses deux jambes, reconnaissance de l’arbitrage en dernier ressort de la majorité des citoyens sur toutes les grandes orientations de la puissance publique (de l’État), et institutions publiques au service du renforcement social de ceux qui n’ont que leur force de travail comme base matérielle de leur position sociale.
Or, un tel processus est radicalement impossible si la puissance publique de l’État est elle-même inféodée à des orientations qui lui échappent, si son autonomie institutionnelle n’est pas assurée en droit et en fait, bref si l’État a perdu les compétences matérielles qui lui permettent de concrétiser sa souveraineté, et si cette dernière est préemptée par des institutions placée en dehors de la sphère nationale. Comment les citoyens pourraient-ils peser sur les orientations de leur puissance publique, si cette dernière n’est pas juridiquement autonome, maîtresse de ses choix principaux ? Il en est de même au niveau matériel, en particulier sur le plan économique. Le libre-échange généralisé et la financiarisation de l’économie et des budgets publics ont fini par atteindre l’essentiel de ce qui garantissait notre autonomie concrète. Dans ce cadre institutionnel et cet agencement des processus économiques, la majorité des citoyens peuvent bien vouloir conserver les services publics (leur richesse collective), développer leur sécurité matérielle et garantir leur emploi, les contraintes objectives actuelles l’interdisent tout simplement, du moins dans la configuration actuelle. On ne peut exiger que ce qu’une structure institutionnelle donnée peut permettre. À moins de pouvoir modifier cette structure. Mais c’est précisément ce qui est impossible lorsqu’un État n’est plus souverain. Accepter de placer les grandes orientations économiques dans des traités internationaux, appliquées par des institutions en grande partie indépendante du politique, c’était dévitaliser les compétences matérielles dont dépend concrètement la souveraineté pour pouvoir s’exercer. C’était donc renoncer dans le même souffle à la logique démocratique. Autant le contenu néolibéral de ces orientations et leurs effets que la technique consistant à les soustraire à la délibération nationale ont stérilisés toute possibilité de débouché concret pour les processus démocratiques.
L’État moderne, depuis l’invention de la souveraineté, est devenu le cadre de sociétés politiques. Une société politique est une société qui configure ses institutions principales de telle sorte que ces dernières puissent procéder de choix explicites et publics. Ces choix peuvent alors être soumis à la critique rationnelle et asservis non à tel ou tel dogme inaccessible à la volonté humaine, mais au contraire à ce qui sera défini par un processus de délibération publique comme l’intérêt général de cette société. Centralisant les grandes institutions faisant société, établissant un gouvernement qui puisse les coordonner et les orienter, l’État a permis à la société de prendre conscience d’elle-même, et de sa plasticité instituée. C’est ce qui a profondément politisé nos sociétés. Déconstruire la souveraineté juridique et matérielle devenait la solution la plus radicale pour les classes dominantes afin de dépolitiser la société, seule manière de couper à la racine les conditions de possibilité des processus démocratiques. Tous ceux qui veulent les récupérer sont des « souverainistes » qui s’ignorent ou qui s’assument. Une personne attachée à la démocratie, dans sa dimension politique comme dans sa dimension sociale, ne peut pas renoncer à la souveraineté, à moins de vouloir une chose et son contraire. C’est sans doute la leçon principale des décennies du néolibéralisme hégémonique, dont nous devons désormais tourner la page résolument. Pour cela, il faut enfin assumer la nécessité de la souveraineté. Il serait plus que temps. Mais on ne pourra le faire que si l’on présente des propositions concrètes pour démocratiser l’État, car sans cela cette nécessité ne sera ni comprise ni portée concrètement, car récupérer notre souveraineté implique désormais un fantastique rapport de force avec les forces actuellement dominantes.
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Note
[1] L’UE n’est pas plus une union, étant basée sur la concurrence entre les différentes économies nationales qui la composent, qu’elle n’est réellement européenne, cette concurrence étant ouverte au monde entier et aux puissances qui le dominent.