État politique, État souverain, État social, État démocratique

Ce que l’Union européenne tente d’effacer en dévitalisant l’État national

[Nous publions ici sous la forme d’un article ce qui est au départ un document de travail préparatoire à la rédaction d’un livre à paraître.]

La logique néolibérale en général, et l’Union européenne en particulier, visent l’État dans sa capacité à intervenir en tout domaine de manière souveraine, notamment dans le champ de l’intérêt public (souvent qualifié d’intérêt général).

Qu’est-ce que l’intérêt public ? C’est l’enjeu essentiel des luttes politiques internes. Il ne s’agit en aucune façon d’une substance idéale, définissable de manière parfaitement objective. Si c’était le cas, la politique et la démocratie seraient inutiles. Si l’intérêt public était univoque et objectif, il suffirait de réaliser ce qui convient au mieux sans plus se préoccuper de débats publics et de processus démocratiques.

C’est précisément le schéma de la pensée néolibérale, nouvelle variante de l’économisme. Qu’il soit marxiste, classiquement libéral ou néolibéral, l’économisme postule une objectivité en soi du fonctionnement de « l’économie », c’est-à-dire de la sphère de la production et des échanges, et de tout ce qui en dépend (notamment le budget public). Cette économie est pensée comme un processus aveugle, décentralisé, en auto-équilibre, obéissant à des règles immanentes, objectives et stables. Ce processus est pensé comme sans sujet global conscient, où le fonctionnement spontané des marchés et les libres interactions issues des initiatives des individus et des entreprises aboutissent à des réalités qui ne sont pas maîtrisables par une communauté politique. Cette idéologie n’est pas étrangère à l’individualisme triomphant de notre époque, un individualisme qui réduit les sociétés à un conglomérat d’individus libres et autonomes. Dans cet individualisme, les individus sont pensés comme naturellement libres et autonomes, pas comme étant issus des sociétés et des institutions sociales dans lesquels ils évoluent. Les institutions y sont donc logiquement perçues comme autant de contraintes extérieures, artificielles, qui viennent contrevenir à la liberté d’action spontanée des individus.

Pour les plus pessimistes des néolibéraux, les conservateurs libéraux, ces contraintes instituées, en particulier la capacité de l’État à faire respecter le droit civil, l’ordre social et la bonne exécution des contrats, sont cependant jugés nécessaires, quoique devant être réduites au minimum. Pour les plus optimistes des néolibéraux, les libertaires, elles sont superflues. Pour l’ensemble des néolibéraux, elles doivent être neutres afin d’assurer des conditions optimales aux logiques de marché, les seules à même de respecter à la fois la liberté des individus et l’efficacité immanente de « l’économie ».

Or réduire les institutions à des contraintes « extérieures » est parfaitement irréaliste. L’homme, en tant que proprement humain, l’est précisément parce qu’il échappe par sa socialisation au seul empire des gênes ou de l’instinct. Dès lors, c’est par les institutions, phénomène social propre à l’homme, qu’un individu humain devient humain. Ces institutions, échappant à la nécessité biologique, varient d’une société à une autre, établissant des totalités symboliques affectant à l’ensemble des phénomènes humains des significations partagées. C’est ce qui fonde leur spécificité.

L’individu qui se pense comme essentiellement libre et autonome, celui de nos sociétés contemporaines, n’échappe en rien à cette règle universelle. C’est par les institutions spécifiques de nos sociétés que de tels individus, très différents de ceux des sociétés traditionnelles, existent. La liberté fortement ressentie subjectivement qui caractérise nos sociétés, est due à la nature et à l’agencement particulier de nos institutions. Or, cette libération de l’individu et cette glorification de la liberté individuelle se sont développées dans les sociétés disposant d’un État moderne et d’une économie sophistiquée. Une économie qui favorise une très grande division du travail ainsi que les activités de production à rendements croissants. Ces caractéristiques sont donc bien instituées. Dès lors, penser que les institutions seraient des contraintes étouffant la liberté des individus n’est pas seulement une illusion, mais également une affirmation contrefactuelle, inversant cause et effet. Si ce sont bien les institutions spécifiques de la modernité occidentale qui créent cette liberté individuelle débridée et les contradictions et pathologies sociales qui viennent avec, il faut s’interroger sur les instruments à notre disposition qui pourraient permettre de contrôler partiellement ce processus, et de corriger ces pathologies. Il s’agit de se pencher sur la nature spécifique de l’État politique, dispositif de cette libération, de ses contradictions, et de la possibilité d’y remédier (au moins partiellement).

D’abord, qu’entend-on par « État » ? Afin de ne pas trop diluer la signification de ce substantif, il faudrait réserver son utilisation à tout ce qui hérite directement de l’État moderne souverain. Ce dernier est né au XVIe siècle de l’ajout de la souveraineté juridique à la monarchie territoriale. Cette composition originale s’est généralisé à une bonne partie de l’Europe occidentale à l’issue des guerres de Religion et de l’embrasement européen qui s’en est suivit. Puis, après la colonisation et la généralisation du capitalisme, ce modèle s’est imposé au reste du monde. Dans l’édition électronique du Grand Robert, la définition du mot Etat qui correspond bien à cette composition est numérotée III 3 : « Autorité souveraine s’exerçant sur l’ensemble d’un peuple et d’un territoire déterminés. » La définition numérotée III 4 correspond à un usage (malheureusement) plus courant de ce mot : « Groupement humain fixé sur un territoire déterminé, soumis à une même autorité et pouvant être considéré comme une personne morale. » Cette définition est beaucoup plus vague. Elle désigne toute société sédentaire complexe disposant d’une autorité centrale, plus ou moins profane, et d’une administration dédiée. L’existence de deux définitions si différentes n’est pas sans poser problème. Cela conduit à pouvoir l’utiliser pour désigner des phénomènes très généraux, selon nous anachroniques. Parler « d’État » grec ou romain pour la cité antique ou même l’Empire, « d’État » perse ou chinois pour ces deux empires antiques, (etc.) est un abus de langage. Il provient d’une dilution de sens, d’un excès de généralisation sur la base de catégories contemporaines appliqué sans plus de précautions à des réalités étanches à ces catégories. C’est à cause de cette pratique courante que l’on perçoit rarement la création moderne de la souveraineté comme un changement de nature et non de degré avec les réalités médiévales du pouvoir. C’est pour la même raison que l’effacement actuel de la souveraineté par les institutions néolibérales n’est pas non-plus perçu comme une rupture majeure avec notre histoire pluriséculaire centrée autour d’un l’État souverain, ce qu’il est pourtant.

Car l’État souverain, ouvertement politique, puis démocratique et social (de 1789 à l’après-guerre) permet des réalités sociales inédites et spécifiques. Il peut être qualifié de « politique » car il s’autorise à transformer consciemment et librement les institutions essentielles de la société dont il a la charge, afin d’assurer sa pérennité, la préservation de son unité, et son orientation générale. De ce fait, cette société ne peut plus ignorer que sa préservation, sa spécificité et son destin dépendent de choix publics et non de la Providence, du hasard, ou d’autorités privées, religieuses ou étrangères. Une telle société, se politise du fait même qu’elle dispose d’un État souverain. Elle prend progressivement conscience du fait de ne dépendre en dernier ressort que de décisions publiques et contingentes. Elle peut donc médiatiser tous ses conflits internes par le biais de décisions publiques en capacité de les arbitrer temporairement, et orienter son avenir en fonction de ce qu’elle estime être nécessaire. Elle retrouve ainsi la capacité politique des cités antiques, en étendant plus loin leur capacité à se réinventer en permanence et à pousser plus avant l’autonomie réelle de chaque société.

Depuis toujours, chaque société humaine est un ensemble social qui règle ses comportements par l’attribution instituée d’une signification globale à toute la réalité physique et humaine. De ce fait, une société humaine est une totalité symbolique qui se constitue et se perpétue par des institutions et des significations capables d’unifier les comportements de ses membres. Mais cette caractéristique unique n’apparaît pas comme telle à cette société et aux individus qui la composent. Car jusqu’aux Grecs de l’Antiquité, c’est le mythe, la valeur sacrée des ancêtres et la religion qui ont toujours pris seuls en charge cette unification symbolique des significations et des comportements réglés qui lui correspondent. Dès lors, il est impossible de prendre pour objet de la réflexion collective et de l’action collective, cette source sacrée et traditionnelle des comportements communs.

Les Grecs ont inventé la politique, cette réflexion critique portant sur le meilleur régime social pour la cité. Ce qui a débouché sur la démocratie antique, une manière de confier la délibération collective sur la meilleure manière d’agir en commun. Les Romains, influencés par les Grecs, mais plus rétifs à la politique et à la démocratie, ont étendu la citoyenneté aussi loin que le pouvoir public romain était capable de s’étendre. Mais cette citoyenneté étendue était une citoyenneté réduite au simple fait d’être un libre membre, de droit, de l’immense juridiction romaine. Les Romains ont également formalisé l’ensemble des institutions publiques et leurs décisions successives dans une fabuleuse mise en ordre du droit.

Ainsi débute la politisation des sociétés occidentales. Ce qu’il faut nommer « politisation », si l’on veut respecter cette histoire et ses enseignements, c’est donc pour ces sociétés cette nouvelle capacité de percevoir leur spécificité et leur unité sous l’angle de l’action proprement humaine, à proprement parler instituée, et non de forces surnaturelles. Puisque c’est la « liberté » humaine qui construit les institutions contingentes et symboliques qui sortent l’humanité de la nécessité naturelle, il est donc licite de s’interroger sur leur pertinence et sur leur transformation éventuelle. C’est ainsi l’étonnante plasticité de la société humaine, qui sourd de cette innovation complexe qu’est la politique.

L’État moderne souverain reprend et étend cette invention du politique. Il s’est construit avec ses caractéristiques propres, avec des conséquences pour lui très différentes de ce qu’elles avaient été pour les cités antiques. À partir de 1789, on assiste au basculement dans les principes, de l’attribution de la souveraineté du monarque à la nation. La nation est alors comprise comme la communauté des citoyens, et elle est désormais la seule à même de fonder la légitimité des institutions publiques. À la fin du XIXe siècle, l’instauration du suffrage universel généralise la citoyenneté. De plus, l’invention des partis politiques de masse, l’instruction primaire obligatoire, et le développement des journaux populaires, donnent les moyens aux débats publics de déborder l’enceinte du parlement pour envahir toute la sphère publique nationale. C’est alors toute la société qui devient politique. Elle est appelée à délibérer puis à trancher la définition des enjeux publics et des orientations générales que se donne à elle-même la société ; à délibérer puis à trancher la frontière entre ce qui est public et ce qui doit rester privé ; etc. Il s’ensuit un double mouvement de politisation. Les organes communs de décision de ces nouvelles sociétés sont concentrés dans l’État, « unité organisée de décision et d’effectuation »[1]. Les membres de ces sociétés forment une communauté de délibération et de décision sur les intérêts communs, pouvant officiellement arbitrer les débats publics et l’orientation générale de leur société. Cette liberté commune est fondamentale, d’une importance historique. Elle est très neuve, puisque ce n’est qu’au sortir de l’après-guerre qu’elle prend toute sa dimension.

En effet, de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1944, les classes dominantes excluent que l’État touche à la sacro-sainte autonomie de l’économie et des finances, tenant plus que tout à les laisser en dehors des processus politiques et électoraux. De ce fait, la « question sociale » et les crises économiques issues des dysfonctionnements du capitalisme ne peuvent être correctement affrontées par l’action politique et les pouvoirs publics. La liberté et l’égalité juridique ne peuvent être véritablement étendues à la liberté et à l’égalité économique et sociale. Il faudra deux guerres mondiales et une terrible crise économique entre les deux, pour faire tomber cette « autonomie » de l’économie et l’inclure pleinement dans la sphère d’intervention de l’État. C’est la création de l’État social. À partir de ce moment, la société est enfin en capacité de délibérer et de trancher les débats concernant la forme, le contenu et l’orientation des institutions économiques et sociales.

La société, par son État, devient ainsi véritablement politique. Elle peut se représenter son unité, ses caractéristiques, ses enjeux, ses dysfonctionnements, ses rapports de force internes, son autonomie, sa réalité sociale propre. Elle peut le faire à travers le débat et la décision publique. Les classes populaires sont intégrées à la société politique, dans la délibération commune puis dans la décision commune, ce qui contribue à pacifier la société. Elle la pacifie en interne, mais également en externe, dans ses relations avec les autres pays. La Guerre froide et de la dissuasion nucléaire ont matériellement empêché les conflits directs entre les puissances occidentales, mais c’est l’État social qui a permis la pacification des relations entre les sociétés.

La « construction » européenne est d’abord la déconstruction de ce processus. Sans surprise, elle produit le résultat exactement opposé. L’Union européenne renouvelle les erreurs du passé. Elle reconstitue l’autonomie de l’économie et lui redonne le statut d’une activité intrinsèquement privée, préservée de l’intervention publique, en dehors de celle qui vise à constituer artificiellement son fonctionnement dans une logique de marché. Elle brise ainsi l’intégration nationale des classes populaires et des classes moyennes précaires. Elle recrée les conditions de fortes tensions internes et internationales. Après avoir gravi lentement la pente de l’intégration nationale, puis d’une manière accélérée à partir de la Libération, voilà que notre société dévale la pente inverse depuis une bonne trentaine d’années, et de manière accélérée depuis les quinze dernières. Elle est de plus en plus déstabilisées par les logiques néolibérales, dépolitisantes et incompatibles avec la démocratie. Pour pouvoir espérer reprendre son ascension historique, il lui faut sortir urgemment de l’Union européenne et de toutes les institutions néolibérales internationales.

Note

[1] Pour reprendre le concept particulièrement pertinent d’Hermann Heller.

 

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