« Individualisme », de quoi parle-t-on ?

Une société politisée, dotée d’un État souverain, est le moyen de faire vivre en société des « individus individualistes »

 

gustave_dore_don_quixote_001

29 février 2020

« Le fruit le plus mûr de l’arbre est l’individu souverain, l’individu qui n’est semblable qu’à lui-même » Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, 1887, cité par Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Pais, Odile Jacob, 1998, p.8.

Lorsque nous évoquons ici la notion d’individualisme, c’est au sens sociologique de ce terme que nous nous référons, et non au sens moral ou psychologique, souvent péjoratif, pris comme synonyme d’égoïsme ou d’égocentrisme. L’individualisme est de toutes les idéologies justifiant nos manières de faire, l’idéologie contemporaine la plus fondamentale, la plus générale, la mieux partagée, et certainement la plus inconsciente. Elle est cependant inédite, une manière tout à fait particulière de concevoir la personne humaine et la société, spécifique de la période historique moderne et contemporaine. Cette idéologie est née dans les pays occidentaux, puis au prix d’innombrables aménagements particuliers à chaque société, a fini par envahir toute la planète du fait de la colonisation et de la décolonisation, voyageant incognito dans les valises de la généralisation du capitalisme et de l’État. Car ce sont ces deux manières d’organiser la société qui engendrent ces sociétés particulières, vues par leurs membres comme uniquement constituées d’individus, et d’individus libres et autonomes.

En grande partie inconsciente parce que produite par la configuration même de nos relations sociales et de notre éducation, l’individualisme en effet se figure la société comme un agrégat d’individus. Dans cette perception intuitive, la société, concrètement, ne saurait être autre chose qu’un ensemble d’individus et de leurs relations. Or, derrière ce sentiment d’évidence et de bon sens, cette perception se révèle être tout sauf objective ou platement réaliste. Une société est un tout symbolique apte à conférer pour tous ses membres une signification commune, partagée, à toutes les relations sociales, dans toute leur diversité. Ce résultat essentiel est obtenu et garanti par un ensemble complexe d’institutions implicites et explicites, seul cet ensemble étant à même d’individualiser les individus de telle ou telle manière, singularisant toutes les sociétés et toutes les époques dans leur spécificité irréductible. La manière dont un individu se représente lui-même, dépend ainsi essentiellement de la manière dont il a été individualisé par des institutions, notamment le langage, la famille, l’école, le travail, et de manière générale toutes les relations sociales structurelles dans lesquelles il se retrouve situé. Ces institutions elles-mêmes ne sont pas à proprement parler explicables par l’action de tel ou tel individu[1] ou comme résultant de la somme de leurs relations, mais ne sont compréhensibles qu’en prenant en compte à un niveau plus global la forme historique et sociale donnée de la société en tant que telle.

Si collectivement les individus peuvent questionner et transformer leurs institutions (ce n’est ouvertement le cas que dans les sociétés politiques), ils ne peuvent néanmoins remonter dans le temps et transformer ou supprimer le moment où ils ont été individualisés d’une certaine manière, tout comme leurs contemporains, ce qui impliquent des limites très importantes sur ce qu’ils sont capables de concevoir et de vouloir. Ceci étant dit sans oublier la capacité d’invention réelle des êtres humains, cette capacité d’innovation étant un facteur lui aussi essentiel puisque c’est celui qui permet une évolution historique non déterministe. Mais qui n’efface pas pour autant la lourde part sociale héritée qui fait que tout n’est pas possible à tout moment, et de loin s’en faut. D’autant plus que toute modification institutionnelle présuppose, pour pouvoir produire un effet, qu’elle sera comprise, acceptée comme une contrainte collective valide (jugée légitime même lorsqu’on y est personnellement opposé) et effectivement prise en compte par les contemporains.

 

gustave_dore_don_quixote_002

 

Ces relations sociales s’inscrivent d’autre part dans un système symbolique plus vaste qu’un simple ensemble d’institutions. Ce système symbolique est la seule réalité sociale capable de conférer un sens compréhensible par tous les membres de cette société à toutes les actions sociales les plus communes, ainsi qu’aux institutions explicites qui en forment l’ossature visible. Dans une société individualiste, les individus se représentent eux-mêmes d’une manière parfaitement spécifique à ce genre de sociétés, mais qui fait particulièrement écran aux réalités sociales que nous venons de rappeler. La réalité centrale des institutions, l’aspect conventionnel et symbolique de la représentation du monde de chaque société et de chaque époque, aucune n’ayant un accès direct à la réalité, l’utopie prescriptive et non réaliste de l’individu libre, créateur de ses propres normes  et valeurs (autonome) de par sa volonté libre de toute influence consciente ou inconsciente, extérieure ou intérieure, tous ces éléments sont spontanément refoulés ou difficilement acceptés par notre idéologie individualiste. Le terme de « société » est d’ailleurs lui-même typique de cette idéologie moderne, signalant que nous avons du mal à nous figurer les rapports sociaux sur un autre mode que celui du libre contrat, de la volonté individuelle, et de libres relations interindividuelles.

Pour bien comprendre notre spécificité sociale, encore faut-il s’entendre sur cette notion cruciale mais équivoque d’ « individu ». Personne ne conteste que nous sommes des individus, au sens biologique du terme, à savoir une unité vivante indivisible faisant partie d’une série dans une espèce, et pourtant, comme toute réalité concrète, constituant une réalité singulière en soi. Mais ce n’est absolument pas cela que nous voulons signifier quand nous nous affirmons comme des individus. Nous entendons par là que nous sommes avant tout des volontés libres, que nos actes ne se comprennent que comme des conséquences de cette liberté et de cette volonté. Nous nous pensons, en tant qu’individus, comme des êtres souverains (à notre échelle, comme des empereurs dans notre royaume individuel). Les relations sociales sont donc sommées de répondre à cet axiome et ce sentiment, et la société est censée correspondre à cet ensemble de valeurs et de perceptions spécifiques. Une meute de loups réunit bien des loups individuels, chacun unique et singulier, mais n’est en rien une société d’individus au sens que nous venons de résumer. Les sociétés occidentales, depuis quelques siècles, se pensent selon cette idéologie, et deviennent en partie réellement des « sociétés d’individus », étrange oxymore qui est une innovation dans la déjà riche et longue histoire humaine. L’histoire de l’État moderne, devenu un État-nation de par cette logique même, est incompréhensible si l’on ne prend pas en compte cette idéologie. Cette dernière constitue sans doute l’une des causes, ou conditions majeures du processus séculaire d’étatisation et à coup sûr un facteur massif de son accélération et de son intensification. L’État-nation est d’ailleurs pour l’instant l’unique forme de « société d’individus » fonctionnelle, ayant passé le test de l’histoire.

Pourtant, dans sa version la plus contemporaine, l’individualisme lui-même tend de plus en plus à se représenter la forme étatique comme un corps étranger à cette société d’individus, comme un lourd carcan institutionnel, inutilement contraignant, artificiellement surimposé à un libre réseau de relations « sociales » (interindividuelles) liquides et mouvantes, jugées comme spontanées, et pouvant se suffire à elles-mêmes. Alors que ce réseau lui-même, et ce type de relations, sont nés et dépendent toujours en dernier ressort de cette structure étatique. Les relations sociales se sont très longtemps, et pourront de nouveau très bien se passer d’État. Mais seront alors mis en relation non plus des individus libres (ordre normatif produisant, ou à tout le moins en capacité de produire des effets réels d’émancipation), mais de nouveau de simples individus, soumis à un ordre englobant qui leur échappe absolument. Cette tension interne (dialectique ?) entre appréhension subjective et structure objective explique bien des quiproquos et des impasses concernant les relations entre les individus et l’État.

 

gustave_dore_don_quixote_017

 

L’individu des sociétés individualistes se représente donc lui-même et les autres comme des personnes singulières, souveraines à leur échelle, leur conduite ne découlant que de leur libre volonté. Ils ont une « personnalité », un caractère qui leur est propre, comme à toute époque, mais ce caractère est ici pensé comme à la fois originel et auto-construit, censé expliquer l’intégralité de leur comportement habituel. Sans faire la part dans leur comportement concret de ce qui leur est effectivement particulier (mais néanmoins inséparable de l’environnement historico-social dans lequel ils sont nés), et de ce qui est dû à l’immense continent des comportements sociaux acquis par l’éducation, l’imprégnation ou l’imitation. La personnalité, si on tient à nommer ainsi l’ensemble symbolique individuel structurant le comportement d’une personne donnée, est pourtant indéniablement le produit de la rencontre permanente entre cette personne et les relations sociales dans lesquelles elle a baigné dès le début de sa vie, et qu’elle a intériorisé de manière singulière. On ne saurait donc la séparer artificiellement de ces relations sociales instituées, et postuler une autonomie radicale et originaire de cette personnalité, venant se heurter à une réalité extérieure, les relations sociales.

Dans une société individualiste, les relations sociales ne sont pensables et considérées comme légitimes que si elles sont présentées comme des actions interindividuelles volontaires et libres, comme par exemple dans un « collectif », une association, un couple moderne ou un contrat. Ces conceptions sont très éloignées de la manière dont se représentent eux-mêmes les membres des sociétés traditionnelles, et leur société elle-même, c’est-à-dire membres singuliers (les sociétés traditionnelles n’ignorent pas les personnalités singulières) mais membres d’un ordre global, un cosmos, d’origine sacrée, métaphysique et non humaine sur lequel ils n’ont aucune prise.  Aucune de ces deux représentations opposées ne sont « objectives » ou réalistes, bien sûr. Elles sont toujours directement issues de la nature particulière de la société qui constitue leur environnement symbolique commun. Le grand sociologue Louis Dumont, l’un des plus fins penseurs de l’individualisme, faisait remarquer que toutes les sociétés, sans exception, sont hiérarchiques au plan symbolique. La société individualiste n’y échappe pas. Simplement, ce qui domine impérieusement sa hiérarchie symbolique, c’est précisément la valeur sacralisée de l’individu libre, créateur de lui-même. Et nul d’entre nous n’est capable d’échapper à la domination de ce credo. Emmanuel Todd, dans son dernier opus (Les luttes de classes en France au XXIe siècle), fait remarquer, pour s’en amuser, que dans la nomenclature très officielle de l’INSEE, les clowns sont placés au-dessus des prêtres et des traducteurs. On peut effectivement s’en amuser, mais il ne faut pas s’en étonner. L’idéal individualiste qui est le nôtre, est l’individu artiste, voire le dandy, créateur de lui-même et subordonné à personne. Or le clown est un artiste, tandis que le prêtre administre un ordre qui ne doit rien à lui-même et auquel il est totalement subordonné, et le traducteur (aussi créatif en réalité soit son travail, comme le savent tous ceux qui connaissent ce métier, aussi difficile que celui de poète) est subordonné et au service d’un texte qui n’est pas le sien. Ce sont donc des individus imparfaits, parce qu’imparfaitement libres et auto-construits, selon nos valeurs.

Le but de ces lignes n’est évidemment pas de dire que l’individualisme, en tant qu’idéologie, serait une « mauvaise » ou une « bonne » idéologie. Mais tout simplement que c’en est une, et qu’elle réside au cœur du système symbolique constituant nos sociétés, colorant de la sorte toutes nos pensées, nos actions sociales et nos institutions de sa lumière particulière. Comprendre ce que nous faisons, passe forcément par une réflexion historique et critique sur l’individualisme, autant que faire se peut. Or rien n’est moins évident puisque cette idéologie est la nôtre, nous ayant fait comme nous sommes.

Notes

[1] Individus qui sont chacun issus d’une individualisation sociale logiquement située en amont du moment où ils sont eux-mêmes en capacité d’agir socialement.

 

cropped-07-1.jpgAccueil

 

Un point temporaire sur la souveraineté

« Individualisme », de quoi parle-t-on ?

Le IIIe Reich était-il une forme monstrueuse d’État-nation ?

Les régimes totalitaires déconsidèrent-ils le concept d’État-nation ?

Brève histoire critique de la gauche depuis les années 1960

L’imprescriptible pouvoir constituant de la nation

Les orphelins politiques

Les élections face à la volonté de la nation, pourquoi et comment réconcilier les deux

La problématique des États créés en réponse à une oppression identitaire

L’État zombie

Le colonialisme relève-t-il d’une logique étatique ?

Les supposées « passions nationalistes » et la Première Guerre mondiale

Catalogne, Lombardie, Pays Basque, Corse, Bretagne…, des nations ?

Citoyen, tu dois (re)devenir un magistrat

Les causes structurelles de la crise de régime qui vient

Démocratie V/S République ?

De l’usage du mot « populisme »

Pourquoi les élections européennes ne sont pas démocratiques

Gilets jaunes : un réveil démocratique

Referendums et votations citoyennes

%d blogueurs aiment cette page :
search previous next tag category expand menu location phone mail time cart zoom edit close