Le IIIe Reich était-il une forme monstrueuse d’État-nation ?

Nous donnons ici une suite à l’article publié le 23 janvier concernant les liens supposés entre État-nation et totalitarisme.

 

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11 février 2020

Plusieurs objections peuvent être formulées, et l’ont été, à l’encontre de notre affirmation que le régime nazi n’était ni étatique, ni national, et qu’il était dépourvu d’un droit en bonne et due forme. Une série de réponses circonstanciées s’impose donc, ce qui nous permettra de préciser plusieurs points importants[1]. Toute une série de définitions doit être succinctement développée, si l’on veut éviter que les désaccords ne masquent en réalité autant de quiproquos sur la manière dont est interprété tel ou tel terme crucial mobilisé au cours de notre argumentation. C’est ce à quoi s’essaient ces propos qui font suite au texte précédent[2], tout en donnant plus de références sourcées pour appuyer ces définitions et ces précisions.

On peut contester l’argument de l’absence d’État dans le régime nazi, et ce tout en reconnaissant que le IIIe Reich reposait sur une structure de pouvoir éclatée, une polyarchie reposant sur des liens personnels, changeants, souvent en concurrence les uns avec les autres, en rappelant cependant que tout État est quelque peu polyarchique, recelant toujours une multitude de pouvoirs. Dans les régimes « d’État de droit », c’est même la condition pour que les pouvoirs étatiques s’équilibrent les uns les autres. En effet, la souveraineté, a fortiori depuis le constitutionnalisme libéral, est parfaitement compatible (et même suppose) une pluralité d’organes et de compétences de puissance publique. Mais c’est la souveraineté de l’État qui leur confère leur indivisibilité et leur unité de décision, soit qu’on l’impute à son détenteur selon une procédure instituée, soit que ce dernier le signifie expressément, également selon une procédure instituée. Car l’État repose sur une institutionnalisation consciente et méthodique du pouvoir. De ce point de vue cependant, la pluralité des sources de commandement et d’autorité n’est pas véritablement, en soi, un argument suffisant pour dénier au IIIe Reich sa qualité d’État, bien que cette pluralité soit en l’occurrence très peu (voire non) instituée, y compris dans leur hiérarchie, exceptée celle du Führer bien sûr. Il est donc apparemment possible, en étirant sans doute beaucoup la notion de pluralité des pouvoirs que le droit reconnaît depuis le début à l’État, d’étendre cette notion au régime nazi. Encore une fois, c’est cependant sous-estimer le fait que cette pluralité doit, dans un État, pouvoir être explicitement, juridiquement instituée, sur le plan de la distribution des pouvoirs et des compétences, ce qui demande une interprétation très généreuse des pouvoirs crypto-féodaux nazis en recomposition permanente, en conflits tout aussi permanents, sans aucune compétence clairement distribuée avec un tant soit peu de stabilité[3]. Disons, pour répondre à cet argument, qu’il y a polyarchie et polyarchie. Il faut tout de même que les caractères de cette dernière se révèlent compatibles avec la cohérence interne de tout État (au sens moderne).

Le pouvoir personnel d’Hitler repose sur des ordres informels, parfois simplement de forme orale. Il laisse se développer d’immenses pouvoirs discrétionnaires, comme celui d’Himmler ou de Göring. Il repose plus sur le parti nazi ou sur les SS que sur la bureaucratie étatique, qu’il méprise profondément et dont il se méfie. Le gouvernement ne se réunit plus à partir de 1938. Les Gauleiter, ces plénipotentiaires provinciaux remplacent entièrement les pouvoirs des Länder, totalement désorganisés. Si la prééminence des décisions d’Hitler est parfaitement évidente, elle n’induit pour autant en pratique aucune chaîne de décision claire et hiérarchisée, institutionnalisée et pyramidale. Les pouvoirs qui sont arbitrairement et parfois non publiquement mis en place, sont mis en concurrence, la même tâche étant souvent confiée à plusieurs instances ou responsables différents. Les ordres d’Hitler sont flous et souvent insaisissables, très rarement écrits et donc opposables ou tout simplement explicites pour les différents exécutants. Husson dans Heydrich : « Dans la nuit du 13 au 14 octobre 1941, le Führer expliquait à ceux qui partageaient sa table : « Personne ne doit pouvoir m’opposer un texte de ma main. Je suis d’ailleurs d’avis, dans une époque où l’on dispose de moyens tels que le train, l’auto et l’avion, qu’il vaut beaucoup mieux se rencontrer que s’écrire, du moins lorsqu’il s’agit d’affaires d’une importance capitale. » » Plus loin Husson rajoute : « Il affectionnait le style allusif, les instructions vagues mais radicales dans leur contenu et, surtout, incitant d’autres que lui à agir. » Cette pratique à elle seule est incompatible avec la logique de toute administration publique, toujours mise de côté de toute façon par les nazis. Toujours Husson citant Hitler : « [Hitler] opposait les vrais nazis aux fonctionnaires : « Nos fonctionnaires craignent plus que tout l’initiative – et puis ces façons qu’ils ont, de ronds-de-cuir rivés à leur siège ! » » Plus loin : « Comme beaucoup d’admirateurs de la Prusse, Hitler jugeait qu’on ne pouvait pas imaginer plus inapproprié à la conduite d’une guerre que l’état d’esprit de ceux qu’il appelait, avec un grand mépris, « les fonctionnaires » : [Hitler] : « Leur idée fixe est que la législation doit être la même pour tout le Reich. Pourquoi pas une réglementation différente pour chaque partie du Reich ? […] La Wehrmacht accorde la plus haute distinction à celui qui, agissant contre un ordre, sauve une situation par son discernement et son esprit de décision. Dans l’administration, le fait de ne pas exécuter un ordre est l’objet d’une sanction capitale. L’administration ignore l’exception. C’est pourquoi elle manque du courage indispensable à ceux qui doivent assumer des responsabilités. Une circonstance favorable, en vue des changements de méthodes qui s’imposent, c’est que nous allons avoir un continent à diriger. Là, les différentes positions du soleil nous interdiront l’uniformité ! En maints endroits, avec une poignée d’hommes, nous devons contrôler d’immenses régions. Aussi la police y est-elle constamment sur le qui-vive. Quelle chance, à ce propos, de pouvoir compter sur les hommes du Parti. » » [Et non pas sur les fonctionnaires de l’État donc].

 

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Ce pouvoir criminel était autoritariste et arbitraire au dernier degré, mais n’avait aucun rapport avec ce qui caractérise un pouvoir d’État, même dictatorial. Un État centralisé, et sa chaîne de commandement rationalisé caractéristique, codifiée, juridique, pyramidale, entièrement institutionnalisée, ou un État fédéral, avec sa stricte répartition des pouvoirs et des compétences soigneusement décrites, sont parfaitement antinomiques avec la logique du pouvoir nazi. Ian Kershaw, un des plus grands historiens du nazisme, dans Qu’est-ce que le nazisme : « […] le morcellement et l’absence de coordination qui caractérisaient l’administration interne du IIIe Reich avaient atteint de telles proportions, que l’on peut légitimement qualifier de « chaotiques » ces sphères d’autorité dont les compétences se chevauchaient, entraient en conflit ou étaient parfois carrément contradictoires. » Plus loin : « Ainsi, Hitler se méfiait de toutes les formes de loyauté et d’autorité institutionnelles – de celles des officiers de l’armée, des fonctionnaires de l’État, des avocats et des juges, des chefs spirituels et des ministres du gouvernement. ». Toujours le même auteur, cette fois-ci dans sa monographie sur Hitler : « Ainsi, la désintégration du gouvernement accoucha d’un « Béhémoth » composé de fiefs rivaux dont les seigneurs, pour préserver et accroître leur propre pouvoir, ne cessaient de rivaliser « en servant le Führer » et en mettant en pratique l’« idée » d’Hitler. » Plus loin : « À tous les niveaux, donc, le travail gouvernemental fondé sur un ensemble de principes ou des normes juridiques et constitutionnelles abstraites fut sapé à la base par des organes exécutifs liés à la personne de Hitler et là la réalisation de sa vision idéologique. Il est quasiment impossible de qualifier les structures prédatrices qui en sortirent de véritable système de gouvernement. Le « droit », fondement des systèmes de pouvoirs auxquels on peut reconnaître la qualité « d’États » (même de nature autoritaire), s’était effondré et avait laissé place à la force arbitraire, légitimée par le recours au pouvoir mystique du Führer. » Mais l’essentiel de ce qui peut laisser sceptique le lecteur est notre emploi apparemment réducteur, ou trop restrictif du concept étatique. Pour l’État, et en réduisant les positions des uns et des autres à l’essentiel, il y a au moins deux écoles opposées. Celle qui pose que le concept d’État est historiquement et géographiquement situé (du moins pour sa naissance). Et celle qui le prend pour une notion anhistorique et universelle, à savoir ce qui qualifie le pouvoir qui commande à une société donnée. C’est souvent celle-ci qui qualifie de « politique » tout pouvoir de commandement séparé du reste de la société qui ne soit pas exclusivement religieux.

La question ici n’est pas celle de l’essentialisme (quelle serait « l’essence » supposée de l’État ou de la politique). Il s’agit d’expliquer pourquoi l’on fait le premier choix méthodologique ou le deuxième. Dit autrement, c’est la valeur heuristique de ce choix (sa capacité à rendre compte des faits étudiés, de leur intelligence et de leurs spécificités) par rapport aux faits historiques à expliquer qui doit constituer l’argument fondant un de ces deux choix opposés. Nous faisons résolument partie de la première école, suivant en cela le grand spécialiste de droit constitutionnel Olivier Beaud (notamment dans Puissance de l’État, p.35 sqq.), celle qui pose que l’État est un phénomène historique, et même un phénomène historique récent : « C’est la forme moderne du pouvoir politique. Par conséquent, l’État se distingue conceptuellement du pouvoir » ; « La souveraineté, qui spécifie l’État […], est précisément le concept grâce auquel on peut distinguer l’ère anté-étatique de l’ère étatique. » L’argument est simple. En ne procédant pas à ce choix, on se retrouve avec deux inconvénients historiques. D’abord on nie l’évidence, l’apparition située du terme dans son sens actuel, du concept étatique donc, au XVIe siècle, puis l’explosion fulgurante de son usage au XVIIe. Ensuite, on ne dispose plus d’un concept spécifique, discriminant, pour décrire une réalité pourtant très spécifique, les sociétés européennes qui deviennent étatiques, par le biais de la souveraineté territoriale et juridique, avant leur généralisation au reste de l’Europe, puis du monde notamment par le phénomène de la colonisation suivi de la décolonisation. Toutes les sociétés, ou presque, disposaient de pouvoirs de contrainte institués, et certaines même de bureaucraties civiles parfois sophistiquées (par exemple la Chine impériale). Aucune, à part les sociétés européennes de la modernité, n’organisaient leurs pouvoirs institués autour de la notion juridique de souveraineté territoriale, jouxtant le territoire d’autres sociétés reconnues comme tout aussi souveraines. À trop diluer le concept historique d’État, on se retrouve incapable de nommer des révolutions historiques immenses qui font toute la spécificité de la modernité.

 

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Mais l’on doit appliquer le même raisonnement, aboutissant au choix d’une définition restrictive, pour la politique, concept tout aussi central, suivant ici plutôt Castoriadis et quelques autres. Cette fois-ci, la politique est une invention grecque, et non pas un vague synonyme de pouvoir temporel ou de rapports de force concernant tout pouvoir. « La politique – à ne pas confondre avec les intrigues de cour ou la bonne gestion du pouvoir institué, qui existent partout – concerne l’institution explicite globale de la société, et les décisions concernant son avenir. » (Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, p.195). Cela implique donc une rupture majeure et tout aussi historique, située dans le temps et dans l’espace, avec la conception traditionnelle et religieuse de la société (ce qui ne veut pas dire qu’une société politique n’est plus religieuse, mais que les institutions sociales ne sont plus censées provenir et devoir leur contenu positif à une entité métaphysique, mais bien des hommes eux-mêmes). La conception grecque de la politique était particulière. La manière de la modernité, avec la souveraineté, de réinventer la politique par le droit, à travers le canal de la souveraineté, imprime une tournure différente à la politique, mais reconstitue bien à nouveaux frais une société politique, une forme politique comme le dit fort bien Pierre Manent dans une bonne partie de ses ouvrages. Il rajoute d’ailleurs, et je souscris à son affirmation, qu’il n’y a eu dans l’histoire que deux formes politiques de société humaine, la Cité-État, et l’État-nation.

Comme logiquement (par rapport aux présupposés précédents du moins), on ne doit pas séparer l’État de la souveraineté, pour répondre à la question initiale (le IIIe Reich est-il un État ?), il faut donc se demander si le IIIe Reich est compatible avec le concept et la pratique de la souveraineté. Il faut donc là aussi une définition de la souveraineté. Sur cette matière (la souveraineté) on peut là aussi suivre Olivier Beaud, qui est revenu sur le sujet en 1996 à l’occasion de sa participation à l’excellent Dictionnaire de philosophie politique sous la direction de Philippe Raynaud et Stéphane Rials. Son entrée « Souveraineté » est remarquable à plus d’un titre. La souveraineté, sorte particulière de pouvoir (comme la politique), est, affirme-t-il, le critère de l’État moderne, et donc pour ceux qui en ont une définition restrictive, de l’État tout court. Olivier Beaud souligne « ce fait massif qu’est la structuration de l’État par le droit ». La souveraineté est depuis Jean Bodin « un pouvoir [de nature politique] unifié, indivisible et suprême attribué à un être impersonnel, l’État ». Comme la souveraineté affirme une habilitation générale et inconditionnée, un « droit à avoir le droit de commander », elle amène avec elle une « compétence générale, une compétence qui s’étend potentiellement à toutes les affaires relevant du bien public », source nouvelle de la légitimité du pouvoir, de cette autorisation générale à légiférer librement, renaissance spécifique de la politique.

Ce droit autour duquel est centrée la souveraineté, n’est plus le droit romain, c’est même l’acmé du mouvement de l’humanisme juridique d’émancipation du droit du modèle romain. Le droit romain est alors ramené à un droit historique, situé, imparfait, et non l’expression éternelle de la raison juridique (cf. le grand article de Jean-Louis Thireau de 1990, « Le comparatisme et la naissance du droit français »). Et ce droit nouveau est un droit systématique, unifié, nationalisé et territorialisé, légicentrique. Comme le dit aussi Jean-François Courtine dans « Nature et empire de la Loi », « Mais si Bodin peut ainsi mettre l’accent sur « la puissance de donner et casser la loi », sous laquelle « sont compris tous les autres droits et marques de souveraineté », c’est parce que les concepts de loi et de droit ont eux-mêmes subi plus secrètement une mutation décisive. » En effet, la loi, et le droit désormais dépend de cette dernière, est désormais conçue comme une libre puissance créatrice, à l’image de Dieu lui-même. Casser, aménager, créer la loi est alors la marque de la souveraineté moderne, toujours pour les « affaires relevant du bien public ». L’ancienne conception de la loi et du droit, autant dans l’Antiquité qu’au Moyen-Âge, était bien loin de cette perspective d’une dogmatique créatrice, libre, unifiée, territorialisée, systématisée. Mais Olivier Beaud souligne d’autres caractères essentiels de la souveraineté moderne de l’État naissant. Tout d’abord l’unification des institutions publiques du fait que le pouvoir devient un « ensemble indivis des droits de puissance publique ». Ensuite la profonde impersonnalisation du pouvoir, et sa rationalisation, malgré son incarnation royale (« l’indivisibilité de la puissance publique a pour corollaire son autonomie par rapport aux formes de gouvernement » qui l’incarnent). D’autre part la territorialisation de la puissance publique. « L’universalisation du pouvoir signifie la généralisation de l’emprise étatique sur tout le territoire national, mais rien que sur ce territoire. » Enfin sur le plan extérieur, c’est bien connu, ce nouveau concept implique une logique d’égalité avec les autres États souverains, selon les pratiques du traité ou/et de la coutume.

Ajoutons un dernier point. La souveraineté, à la base, est une nouvelle tentative de fonder la légitimité du pouvoir politique. Or, dans cette construction logique, il n’y a eu que deux et seulement deux manières idéologiques de la fonder : Dieu, de manière directe (et non plus le sacre incompatible avec la souveraineté en tant que créateur de l’habilitation à exercer le pouvoir), pour la souveraineté monarchique, et la volonté de la nation pour la souveraineté nationale. Pour que la puissance publique souveraine ne soit pas ramenée à une pure force de contrainte arbitraire, il faut que les sujets, puis les citoyens, puissent la rattacher à un de ces deux principes de légitimité justifiant la souveraineté de l’État. Sinon on sort de la logique de cette dernière, et donc du concept étatique.

 

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On peut opposer points par points à l’empire nazi tous les critères que l’on vient de lister avec l’aide d’Olivier Beaud. Sur tous ces critères, les pouvoirs nazis se révèlent incompatibles avec la logique légicentrique et territoriale de l’État souverain, et encore plus avec celle, démocratique, de la souveraineté nationale. Rejetant pareillement la légitimité de la souveraineté de droit divin, et même tout mobilisation du concept de souveraineté, ces pouvoirs sont en dehors de toute logique proprement étatique. Mais on se convaincra peut-être de la difficulté à faire rentrer le « régime » nazi dans les catégories du droit et de l’État, en étudiant un peu de près les réflexions d’un des juristes qui s’est le plus penché sur la question, l’excellent Olivier Jouanjan, professeur de droit public et grand spécialiste de l’histoire du droit public allemand. A priori, son étude infirme une partie de notre position, en soutenant en première apparence que le « droit nazi », pour être monstrueux, n’en est pas moins du droit. Dans son ouvrage important Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi, sorti aux PUF en 2017, pour analyser l’idéologie des juristes nazis, cet admirable auteur part d’une perspective que je qualifierais (peut-être fautivement) de « positivisme critique ». Le droit ce n’est ni la justice ni la morale, mais une formalisation ainsi qu’une abstraction de la normativité sociale du moment, une mise en ordre et en application des concepts impératifs de la puissance publique, quels que soient ces derniers, et leur qualité morale. En gros, on peut comprendre en première analyse en le lisant que réfléchir sur le droit nazi est peut-être une pensée de la limite, mais ce droit qui nous horrifie est néanmoins bien un droit, fut-il tératologique comme c’est terriblement le cas pour le « droit nazi ». Pourtant, arrivé à la fin de sa riche et systématique description, au moment de l’épilogue, nous sommes pris cependant d’un doute sur cette interprétation de sa démarche critique. Il rappelle avec bonheur ce qu’a fortement souligné Aldo Schiavone dans L’invention du droit : après le tournant mucien (Quintus Mucius Scaevola, grand jurisconsulte romain, 140-82 av. J. C.), le droit devient celui des juristes savants, devenant alors ce que nous appelons encore maintenant le droit, par sa capacité d’abstraction des situations, des principes fondant leur qualification juridique et de leur mise en ordre, et l’application raisonnée et systématique de cette jurisprudence et de cette doctrine cumulative. La souveraineté post-bodinienne, malgré son « décisionnisme » politique, de ce point de vue non seulement ne contredit pas cette pente, mais accentue la systématicité du droit, sa pratique des concepts, sa rationalisation, etc.

Or, les nazis, et comme le souligne fort justement Jouanjan l’idéologie managériale (rejeton pour une part révélée par lui de l’idéologie nazie), optent pour un « droit » concret, pour les nazis celui issu de la biologie, de la race, du sang (il faut lire aussi le livre glaçant mais très informatif de Johann Chapoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi). Les juristes et les penseurs nazis mobilisent bien une idéologie en bonne et due forme, ontologique et prescriptive, à même de conférer une signification générale à la réalité sociale en son entier. Mais est-ce du droit, nazi, ou de droit n’en a-t-il que le nom ? Page 300, à une page de la fin, Jouanjan affirme que les conceptions prescriptives concrètes nazies, basées sur la race, nous renvoient « à […] un « prédroit », [qui] pourrait bien, au bout du compte, être dit un non-droit. » De la sorte, nous retournons à notre point de départ. Il semble donc qu’il y ait une très (trop) forte tension entre ses prémisses introductives, et sa conclusion, précisément sur ce sujet (le « droit nazi » est-il bien un droit ?), pour ne pas dire une contradiction interne. Mais c’est précisément cette tension que va continuer de travailler Olivier Jouanjan, jusqu’à assumer une position plus clarifiée. Dans deux textes récents, il revient précisément sur ce point. La deuxième séance de son séminaire transversal 2019-2020 porte sur le « droit » nazi. Il rappelle dans ce texte souvent poignant et qu’il faudrait citer en entier, que « Dans le système nazi, nul ne sait s’il est à l’intérieur du « droit » et de ses protections ordinaires, ou à l’extérieur exposé à la pure décision arbitraire « substantiellement » justifiée par l’invocation des valeurs suprêmes de la « communauté populaire ». » Il signale aussi l’existence « d’un projet de loi daté du 1er janvier 1945 mais qui ne sera jamais promulgué du fait de la guerre et de la situation allemande de l’époque :

« Qui se montre hors d’état de satisfaire aux exigences minimales imposées par la communauté populaire à raison d’un manque inhabituel d’entendement ou de caractère, qui par son refus de travailler ou son dévergondage conduit une vie improductive et désordonnée et, de la sorte, constitue une charge ou un danger pour autrui ou la collectivité, […] qui, en raison de sa personnalité ou de sa conduite fait apparaître que, par sa disposition d’esprit (Sinnesart), il est enclin à commettre des infractions sérieuses (délinquant anti-communautaire ou délinquant par inclination), doit être tenu pour étranger à la communauté (Gemeinschaftsfremd).[4] » La conséquence de la reconnaissance de cette qualité juridique d’« étranger à la communauté » est simple : tout « étranger à la communauté » pourra être placé d’office, par mesure de police, en centre de rétention ou de réhabilitation. Le Großdeutsche Reich n’est plus qu’un immense camp de concentration virtuel qui, à chaque instant, devient réel pour celui que son comportement ou même sa simple « disposition d’esprit » désignent comme « étranger à la communauté ». […] Pour l’ « étranger à la communauté », le camp était donc l’horizon explicitement déclaré en 1945. Mais de facto il l’était dès avant, pour les étrangers traîtres à leur communauté, et plus certainement encore pour les étrangers « allogènes », les Artfremde qui par leur nature – leur « race » – ne pouvaient avoir aucun lien concret d’appartenance à une communauté populaire fondée sur le sang, quelle que soit d’ailleurs leur nationalité abstraite et formelle. […] les formes juridiques risquent toujours de protéger l’ennemi de la communauté et ne sont qu’une survivance du libéralisme. On voit ensuite comment la situation juridique d’un individu peut brutalement s’inverser : déclaré libre par la justice, il peut être cependant interné par la police, dont le pouvoir « légal » n’est pas déterminé. […] Même l’appartenance à la « race » germanique ne garantissait pas contre les rigueurs de la répression, préventive ou répressive. L’ « égalité de race » (Artgleichheit) n’assurait aucune « égalité des droits » (Gleichberechtigung). […] Dans un système juridique, au sens propre de ce terme, la domination sociale et étatique n’est pas effacée mais elle présuppose la reconnaissance d’autrui comme sujet face au sujet que je suis aussi et qui revendique son droit. Cette reconnaissance, de ce fait, médiatise la domination. […] La personnalité n’est pas une qualité essentielle de l’individu, mais une pure abstraction et une fonction de l’ordre juridique[5], celle par laquelle est institué, dans le système juridique, celui qui peut dire « je », « tu », « il », « nous », ce qui suffit à qualifier le sujet de droit. C’est dans cette idée, au fond grammaticale, que se jouerait la petite différence qui, aux confins du droit, nous permet de penser non pas ce qu’est le droit – le droit n’a pas d’essence – mais quelle est sa condition de pensabilité. La question n’est alors donc pas de savoir si le « droit nazi » est ou non un droit, mais si l’on peut penser ce droit sans sujets comme du « droit ». Et la réponse devrait être négative, sans même qu’il soit besoin d’en appeler à des valeurs supérieures, au droit naturel, à de grands idéaux d’humanité, mais pour cette seule raison tirée de la grammaire générative de tout ce que nous pouvons appeler « droit ». »

On voit par-là que le statut de citoyen, de personne juridique, de nation, et de droit, sont difficilement compatibles avec la dynamique de la pensée nazie, de plus en plus centrifuge, directement criminelle et inconstante. Au fur et à mesure de ce texte de séminaire, Olivier Jouanjan mobilise de plus en plus systématiquement les guillemets pour entourer le syntagme « droit nazi ».  Mais il clarifie encore plus nettement la question dans un texte intitulé « Aux confins du droit : peut-on parler d’un « droit » nazi ? », qui reprend l’essentiel du précédent, non daté mais faisant partie de son cours de philosophie du droit de la session 2019-1020 et mis en ligne sur son site professionnel en octobre 2019. Il affirme alors,  « Je suis convaincu que l’abstraction et la forme sont les conditions de possibilité de cela que, depuis les Romains, l’on a appelé proprement ius et que l’on appelle aujourd’hui « droit », rappel de ce qui concluait son ouvrage Justifier l’injustifiable. Et il souligne encore que la normativité nazie se voulait, à l’inverse de ce qui conditionne tout droit donc, « concrète » et « déformalisée ». Dans l’introduction de ce dernier texte, il regrette d’avoir été mal compris. Il ne s’agissait pas pour lui de faire l’histoire du « droit nazi », mais « d’interroger et, peut-être, d’un peu mieux comprendre, à partir d’une expérience extrême faite aux « confins » du droit, pour reprendre la belle expression de Norbert Rouland, ce que ce petit mot « droit » veut dire et où il s’arrête ». Il voulait donc tester la normativité nazie, « comme s’il était un « droit » » [souligné par l’auteur], afin de vérifier si le droit peut s’appliquer indifféremment à toute situation normative s’en réclamant, ou pas. Or, et ce quelles que soient les valeurs que portent tel ou tel droit, et ce que l’on peut moralement penser de ces valeurs, pour que le droit soit bel et bien du droit, il faut que la « valeur des valeurs » du droit, soit le respect de l’abstraction et de la forme, sans lesquels on ne peut penser et pratiquer aucun droit, qu’on le juge subjectivement (ou collectivement) moral ou immoral. Non seulement la normativité nazie était incroyablement monstrueuse, mais elle se révéla incompatible avec ce qui caractérise le droit, tout droit, dans quelque système de valeur il se déploie. La logique sinistrement concrète de l’idéologie et de la pratique nazie du pouvoir, n’est pas basée sur ce que nous appelons depuis Quintus Mucius Scaevola, depuis la fin du IIe siècle avant J. C. donc, le droit. Encore moins de l’État. Et la nation est aux antipodes de la notion de communauté raciale homogène, tout comme l’est la souveraineté, irréductiblement territoriale et légicentrique, de l’espace vital imposé par la force de la race jugée supérieure.

 

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Pour toutes ces raisons, il nous semble que l’on puisse considérer le IIIe Reich nazi comme la tentative aussi criminelle que délirante de bâtir une société hiérarchique recomposée sur des bases uniquement racistes, en dehors de l’État, de toute idée nationale, et du droit, pour ne pas dire en opposition radicale avec toutes ces logiques spécifiques, avec lesquelles il tente d’opérer une rupture définitive. S’il fut en cela appuyé par les élites allemandes, c’est parce que la juridicisation de la société finit par aboutir à sa politisation, et notamment à la politisation des conflits sociaux, avec à la clé de fortes pressions démocratiques sur les positions acquises. Se débarrasser de ces formes juridiques, politiques, qui avaient entraîné ces pressions démocratiques, signifiait renoncer à l’État, au droit qui vient avec, à la politisation de la société, et ainsi à sa démocratisation. C’est donc faire beaucoup d’honneur à leurs fossoyeurs nazis et leurs protecteurs oligarchiques, que de qualifier le IIIe Reich d’ « État nazi », la communauté raciale mise en avant par cet empire de « nation », la normativité criminelle des nazis de « droit ». Leur projet n’a pas « rendu nécessaire de transcender l’État-nation ». Une société, pour pacifier en profondeur ses relations internes et externes, doit pour ce faire prendre une forme véritablement juridique, politique, démocratique, territoriale, ce qui est précisément le projet de l’État-nation moderne. Refuser cette nécessité, c’est enfanter des monstres. Nous avons visiblement oublié cette leçon. Bien sûr, nous n’allons pas pour autant faire revenir le cauchemar nazi. Mais nous prenons de nouveau la voie de la déstabilisation profonde de nos sociétés modernes, sans cesse travaillées par les aspects profondément antisociaux du capitalisme. Seul l’État-nation a pu produire l’État social, cette forme de société où les conflits sociaux sont médiés par le droit et les processus démocratiques, tout en respectant le pluralisme et les libertés publiques. Avoir troqué cette pacification pour la gouvernance européenne par traités, déconstruisant la souveraineté, condition de possibilité des processus démocratiques, n’est certainement pas « tirer les leçons du nazisme », et c’est le moins que l’on puisse dire.

Notes

[1] Merci à Éric Desmons, professeur agrégé de droit public, pour avoir suscité, à l’origine, ces précisions par son interpellation bienveillante.

[2] « Les régimes totalitaires déconsidèrent-ils le concept d’Etat-nation ? »

[3] Voir Édouard Husson et son livre important sur Heydrich et la solution finale, Franz Neumann Béhémoth, Ian Kershaw dans Qu’est-ce que le nazisme et Hitler, en plus du Broszat déjà cité.

[4] Texte dans : Dietmut Majer, Grundlagen des national-sozialistischen Rechtssystems, Stuttgart, Kohlhammer, 1987, p. 182 sq.

[5] Georg Jellinek, System der subjektiven öffentlichen Rechte (2e éd., 1905), reprint, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1963, p. 28 sq.

 

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