Les régimes totalitaires déconsidèrent-ils le concept d’Etat-nation ?

L’idéologie post-nationale prétend que l’existence des nations est la cause principale des guerres et que l’État souverain est la matrice des « totalitarismes ». C’est sur ces présupposés que repose l’idéologie des européistes. Des présupposés qu’il est plus que temps de questionner.

 

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23 janvier 2020

Nous avons rappelé dans un précédent article[1] qu’il est parfaitement contestable de soutenir que la Première Guerre Mondiale trouverait sa cause essentielle dans les prétendues passions nationalistes que les historiens euro-compatibles tentent dogmatiquement d’affecter aux peuples. Nous nous attarderons ici sur l’autre principal argument déployé par les tenants des supposées vertus pacificatrices du supranational. Pour eux, l’histoire a incontestablement montré que l’État moderne porte en lui les germes du totalitarisme[2]. D’où son nécessaire « dépassement » par des institutions supranationales.

Pouvoir rattacher l’État souverain et la nation à l’astre noir du XXe siècle,  l’Allemagne des années 30-40, est bien sûr l’argument massue que cherchent à exploiter jusqu’à la nausée les tenants du « nécessaire dépassement de l’État », bien calibré pour nous faire oublier que tous les processus véritablement démocratiques ne se sont jamais déroulés que dans le cadre de la souveraineté nationale, dont ils dépendent logiquement et en pratique. La question qui se pose pourtant est la suivante : le « régime » nazi a-t-il quelque-chose à voir avec le concept d’État-nation ?

On peut soutenir que non, pour deux raisons majeures. Tout d’abord, « l’État » hitlérien se révèle être une organisation quasi non étatique. Une organisation éclatée en réalité plus parallèle à l’État qu’intégrée dans ses structures et ses logiques[3], sous-efficiente et désorganisée pour cette raison, fondée sur des relations de commandement interpersonnelles quasi féodales. Un pouvoir d’essence charismatique et non politique. Une négation des concepts même de droit et d’institutions publiques, sur lesquels repose tout État, même autocratique. Une sorte de polycratie chaotique en état de guerre paroxystique, lancée dans une fuite en avant intenable dans la durée.

Ensuite, on peut considérer le « régime » nazi comme la tentative délirante de bâtir une société hiérarchique sur des bases uniquement raciales et racistes en dehors de toute notion juridique de nation. Et c’est ici qu’intervient la deuxième raison de le voir comme une négation du concept d’État-nation. Le Troisième Reich, comme son nom l’indique, est une tentative impériale et non étatique, d’établir une société sur une base ethnique et raciale, par conséquent non-nationale. Il est la manifestation exacerbée des contradictions de la construction politique allemande basée sur une conception ethnoculturelle de la nation, conception qui a laborieusement bâtit une unité sur la base de la « germanité » et non pas de l’unité territoriale et humaine de tout État particulier regroupant toujours une palette diverse de traditions culturelles et anthropologiques (au sens de modèles familiaux et sociaux hérités porteurs d’une idéologie spécifique). La « germanité » est une thématique d’abord culturelle et linguistique qui glisse ensuite tout au long du XIXe siècle sur une pente plus explicitement « ethnique », et finalement raciale. Le fait d’être Allemand et non pas de parler Allemand ou d’être un sujet de l’État allemand, implique d’être issu de générations (supposées primitives) d’un même peuple souche essentialisé dans des caractéristiques éternelles. Le conflit avec les Slaves polonais, jugés de plus en plus inassimilables au sein du Deuxième Reich, puis l’antisémitisme, montreront de plus en plus clairement qu’il ne s’agit pas ici d’une nation, mais d’une race imaginée, qui se rêve comme cherchant un État afin de défendre son homogénéité et sa pérennité menacée de l’intérieur comme de l’extérieur.

 

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Le concept de nation, qui définit une communauté de citoyens sans distinction de race, de langue ou de religion, instituant cette communauté universelle[4] des citoyens comme les détenteurs de la souveraineté dans l’État, est opposable trait pour trait avec la conception du Volk allemand. Le Volk recouvre l’idée de « peuple ethnique », dont la culture prétendument immémoriale serait transmise par la race. Selon ce concept, race et culture sont le substrat des institutions, qu’elles soient impériales, étatiques, libérales ou autocratiques. Le pangermanisme, quelle que soit son impraticabilité, constitue l’idéologie fondamentale de l’unité allemande, et non pas l’État-nation.

Au cours du dernier tiers du XIXe siècle, comme partout ailleurs, le capitalisme est venu bouleverser les équilibres sociaux et économiques de l’Ancien Régime dans les territoires allemands. À ces désordres sont venus s’en ajouter d’autres : la course européenne à l’hégémonie, la défaite traumatisante et jamais acceptée de la Première Guerre mondiale, la vision de la République liée à cette défaite, qui débute son régime avec l’écrasement des conseils ouvriers par les sociaux-démocrates, le chômage de masse après la crise de 1929, et enfin, la mise au pouvoir du leader des nazis par les élites allemandes inquiètes de la montée du communisme.

Sans tout expliquer, les ambiguïtés de ce qui fait l’unité allemande sont elles aussi à considérer pour comprendre la possibilité du nazisme, forme spécifique du fascisme en Allemagne. Le Troisième Reich traite comme des ennemis intérieurs menaçant son unité les habitants de son territoire et ses ressortissants auxquels il nie la qualité d’Allemand de plein droit : les Juifs, les Slaves, les Tziganes, les homosexuels, les fous, les victimes de maladie génétique, les communistes… Une série toujours grandissante de ses ressortissants, ne cessant d’exclure et de diviser ce que l’on ne peut pas décemment appeler une nation. Par conséquent, l’idéologie nazie ne peut pas être traitée de nationale, ni d’étatique, sans s’exposer à l’absurdité contrefactuelle.

La politique de « mémoire » de nos voisins Allemands, qui ont l’écrasante tâche de devoir faire face directement à leur héritage nazi, ne leur permettra d’affronter leur passé de manière assainie que lorsqu’ils reconnaîtront les graves contradictions de la conception de leur unité politique sur une base « ethnoculturelle », une communauté d’ascendance essentialiste intenable, basée sur le sang. Ce qu’ils n’ont toujours pas fait. Ainsi, encore aujourd’hui, lorsqu’il est supposé qu’un citoyen de l’Europe centrale ou orientale est d’ascendance « germanique », même s’il a tout oublié de cet idiome, il se voit automatiquement octroyer la nationalité allemande de plein droit. Parallèlement, un habitant de l’Allemagne d’origine turque de la troisième génération sera maintenu dans le statut d’étranger[5]

Pourtant, cette situation n’inquiète pas les bonnes âmes qui voient le spectre du « totalitarisme » dès que l’on critique le libre-échange ou la Commission européenne. Des bonnes âmes qui n’ont rien à redire à nos voisins lorsqu’ils réussissent à imposer leur conception Völkisch aux politiques régionales de l’UE. Peu à peu, en utilisant avec hypocrisie le principe de « protection des minorités culturelles », l’UE impose en effet un redécoupage ethnique des circonscriptions territoriales. Rien de moins. C’est un moyen jugé efficace par elle pour dissoudre par le bas les souverainetés nationales. Pourtant, ce principe ne risque-t-il à un moment ou un autre de conduire à une épuration ethnique des territoires ? On se souvient qu’une guerre civile sur fond d’épuration ethnique sauvage a ravagé la Yougoslavie dans les années 90, après que l’Allemagne, elle encore, a unilatéralement reconnu l’un de ses territoires séparatistes. Pas de quoi s’inquiéter, en effet…

La conception essentialiste sur la base de la filiation qui tient lieu de conception de la nation en Allemagne est donc la même aujourd’hui qu’au début du terrible XXe siècle. Pour citer l’un des meilleurs spécialistes de la question, Roger Brubaker, dans un livre important (« Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne ») : « Que la législation actuelle de l’Allemagne sur la nationalité soit toujours celle votée sous Guillaume II [le livre est écrit en 1997, avant une timide introduction de droit du sol] est un fait particulièrement remarquable. Au long d’une période qui traverse deux guerres mondiales, trois changements de régime, la division puis la réunification du pays, les restrictions mises à la transformation en citoyens des immigrés non allemands de souche auront finalement duré depuis l’époque wilhelminienne jusqu’à celle de la République fédérale, et jusqu’au nouvel État-nation issu de la réunification de 1990. Le système du pur jus sanguinis adopté en 1913, sans aucune trace de jus soli, est toujours opposé aux immigrés et à leurs descendants. »

 

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L’acquis fondamental de la modernité est d’avoir réalisé l’unité politique des sociétés étatiques en proclamant la souveraineté indivisible de la communauté des citoyens d’un État, sans présupposer pour autant une homogénéité sociale, religieuse ou culturelle de ces citoyens. C’est-à-dire en reconnaissant les divisions du corps social. Nier ces divisions en prétendant l’homogénéité d’une communauté, c’est ce que font les idéologies fasciste et nationaliste. Par conséquent, voir le traumatisme du Troisième Reich nazi comme la « démonstration » de la nocivité du concept d’État-nation est ne pas comprendre les processus à l’œuvre dans le nazisme, ne pas comprendre le concept de souveraineté étatique, et ne pas comprendre le concept de nation politique. Seule cette dernière et à même d’assurer une unité politique en dehors de tout fantasme d’homogénéité.

Ceux qui sont prêts à abandonner les fondements de la démocratie au bénéfice des institutions néolibérales de « l’Union » européenne, ne le font jamais en déroulant jusqu’au fond leurs arguments. Ils nous disent que le « dépassement » des souverainetés nationales serait notre horizon indépassable et positif, car « tirant les leçons » des drames européens. Il nous semble au contraire qu’aucune leçon n’en a été tirée ! Que nos voisins Allemands aient du mal à réviser les conceptions essentialistes sur lesquelles ils ont fondé leur unité politique, on peut le comprendre, même en le désapprouvant. Mais que les autres pays européens, qui ont subi le nazisme et cette conception qui n’est pas la leur, n’en tirent pas les leçons, est inexcusable.

Tout au contraire, en France, durant trois décennies après la guerre, la leçon des guerres mondiales a renforcé notre conception universaliste et démocratique de la nation par la construction d’un État social. C’est la réponse la plus efficace à la crise du parlementarisme, et la plus pacificatrice en interne comme en externe, jamais trouvée. C’est ce que l’UE tente de dissoudre. Elle le fait en dissolvant les souverainetés nationales, comme on le sait. C’est-à-dire en remplaçant les processus démocratiques nationaux par des mécanismes technocratiques supranationaux, réactivant d’ailleurs dans le même élan crise de la représentation, tensions sociales, poussées xénophobes, tentations séparatrices, etc. Un joli retour aux années 30. Mais elle le fait également en promouvant une conception Völkisch de la nation afin de découpler la nationalité de la citoyenneté. Dans une Europe des régions ethniques, la nation n’est plus politique, par conséquent la citoyenneté n’est plus qu’un principe vide. Démanteler la démocratie et promouvoir l’ethnicisme, voilà une bien étrange manière de tirer la leçon du traumatisme nazi !

Rappelons quelques principes théoriques. L’État est un phénomène de centralisation et de mise en cohérence sur des bases rationnelles des institutions humaines, sur des choix contingents et réversibles. On peut sans doute le considérer comme une lointaine réactivation de l’invention de la cité-État de la Grèce classique, source de l’innovation radicale que fut l’invention de la politique et, dans le même souffle, de la démocratie, la possibilité de l’une n’allant pas sans la possibilité de l’autre. L’État moderne a permis le passage d’une société traditionnelle a une société politique. Le capitalisme a grandi dans son sein, bouleversant la société en profondeur, par le bas pourrait-on dire, pendant que l’État la transformait par le haut. Ces deux processus fondamentaux, souvent contradictoires, multiséculaires, ne peuvent être traités à la légère, suivant les modes et les besoins de la rhétorique du moment. On ne peut pas présenter l’État-nation comme un « accident » de l’histoire contemporaine qui serait responsable des guerres et du nazisme. À moins de vouloir justifier la déconstruction de la démocratie à laquelle procèdent les institutions néolibérales, en particulier « l’Union » européenne. À moins également de vouloir dédouaner le capitalisme, dont la nouvelle forme néolibérale semble au moins aussi toxique que lors de sa première mondialisation, mondialisation qui a débouché sur deux guerres mondiales.

Au nom de quoi l’État-nation serait-il un concept dangereux ? Tout au contraire, pour une société moderne, un État démocratique, c’est-à-dire piloté par la communauté des citoyens, est la logique institutionnelle qui offre le plus de remparts contre ces dérives, car elle prend en compte l’état des processus fondamentaux qui travaillent et divisent la société et l’état des rapports de force en son sein, en leur donnant une issue institutionnelle. Les nier, par contre, est le plus sûr moyen qu’ils prennent un tour malsain et que la violence inhérente au capitalisme ne trouve plus la médiation des institutions pour maintenir la cohésion de la société. Telle est la véritable leçon politique du nazisme. A contrario, en choisissant de déconstruire l’État-nation politique et l’État social, en imposant le marché et la concurrence en lieu et place de la démocratie, et en promouvant une conception identitaire de la nation, les institutions européennes prennent le risque de déstabiliser profondément les sociétés européennes.

Notes

[1] Voir « Les supposées passions nationalistes et la Première Guerre Mondiale » :  https://lepetitnationiste.fr/2019/07/16/les-supposees-passions-nationalistes-et-la-premiere-guerre-mondiale/

[2] Le concept de totalitarisme a d’abord été utilisé pour décrire l’État d’exception caractéristique de la guerre contemporaine, où les citoyens et l’économie se voient mobilisés afin d’assurer la défaite intégrale et sans condition de l’ennemi. Puis, lors de l’apparition du fascisme italien, puis du nazisme, il est utilisé pour caractériser ces régimes. Certains l’ont ensuite utilisé pour établir un parallèle entre ces régimes et celui de l’URSS, avec son parti unique, son autocratie et son économie de guerre. C’est ce qui a fait le succès de ce concept pendant la Guerre froide, en particulier lors de la conversion au libéralisme le plus plat de beaucoup des nouveaux intellectuels dans les années 1970, au moment même où beaucoup d’historiens mettaient en doute sa valeur conceptuelle. Car il présente cependant beaucoup de faiblesses internes une fois passé au crible de l’analyse critique.

[3] Comme l’a montré avec force l’étude pionnière de Martin Broszat dans son ouvrage de référence intitulé « L’État hitlérien » paru en 1969.

[4] Dans le sens d’indivisible sur le moindre critère interne de distinction.

[5] Il existe désormais des possibilités de naturalisation mais elles sont particulièrement contraignantes et ne renversent pas les mentalités collectives toujours attachées à l’ascendance, et non pas à l’assimilation.

 

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