L’imprescriptible pouvoir constituant de la nation

Le moment se rapproche de mobiliser le pouvoir constituant de la nation afin d’empêcher ceux qui ont voulu le dissoudre, de continuer leur œuvre de déconstruction sociale et politique.

 

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10 décembre 2019

Les Gilets jaunes, par leur courage, leur inventivité et leur ténacité, ont ouvert en grand la phase terminale du demi-siècle de néolibéralisme que nous avons subi. Certes il y a encore loin de la coupe aux lèvres. Mais une lutte des classes 2.0 est en train de naître. On sent bien qu’une majorité encore informelle, non politiquement organisée en tant que telle, prend conscience peu à peu d’elle-même, et se saisit de toutes les occasions pour signifier que désormais elle n’entend plus accepter la déconstruction permanente de la démocratie politique et sociale.

La gouvernance contre la démocratie 

La substitution des processus politiques nationaux par la gouvernance supranationale[1] est le principal moyen utilisé par les classes dominantes pour verrouiller les processus qui ont assuré leur pouvoir décuplé. Ramenés à l’essentiel, il s’agit avant tout du libre-échange généralisé[2] et de la financiarisation de l’économie et des budgets publics. La fonction attribuée à la gouvernance supranationale est de protéger radicalement ces processus en les mettant totalement hors de portée des processus démocratiques, qui ne peuvent s’exercer qu’au sein des sociétés politiques constituées, les nations. C’est aussi par ce biais détourné mais imparable qu’elles imposent le démantèlement systématique de l’État social[3]. Aux yeux d’un nombre grandissant de citoyens, il devient clair que l’involution sociale en marche depuis trente ans est la conséquence de la déconstruction des institutions nationales qui organisaient auparavant leur propre pouvoir politique, et qui avaient permis de donner des débouchés substantiels et durables aux luttes sociales.

C’est pourquoi les questions institutionnelles et la question politique, sont depuis toujours au cœur du néolibéralisme. Ce dernier est bien plus une stratégie de capture des pouvoirs publics qu’une idéologie économique stricto sensu. Cette stratégie vise à supprimer définitivement le danger démocratique permanent qui planait jusqu’alors sur les intérêts des classes dominantes. Il fallait donc se débarrasser du caractère politique et autonome des sociétés occidentales, menaçant toujours d’aboutir à des choix publics contraires à leurs volontés.

Ce caractère politique de nos sociétés, qui rendait son orientation générale soumise au débat public et aux pressions démocratiques, était inscrit et garanti dans les textes constitutionnels et les principes qui les fondent. La souveraineté nationale en forme évidemment la clé de voute et la condition de possibilité. Quand une société n’a plus le choix de son orientation, la question politique, qui porte précisément sur le choix de la meilleure orientation, ne se pose plus. Et celle de l’influence du plus grand nombre sur ce choix, encore moins. La grande déconstruction européenne, néolibérale depuis le début, vise logiquement ces textes constitutionnels, par leur contournement puis par leur transformation systématique. Par conséquent, l’enjeu le plus urgent et le plus évident est de rouvrir l’espace des possibles, de frapper le cœur institutionnel de l’involution néolibérale, et pour cela, remanier notre constitution. La remanier pour en éjecter les logiques néolibérales qui l’ont dénaturée, d’une part, afin de restaurer l’entière liberté de choix de la nation face aux contraintes extérieures et intérieures (la souveraineté), condition de possibilité de la politique comme de la démocratie. Et pour (re)mettre au sommet de cet agencement constitutionnel la communauté des citoyens afin de garantir son pouvoir collectif, d’autre part. Ce faisant, nous renouerons avec la spécificité de notre propre tradition : « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » (Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, article 3) 

La souveraineté nationale, concept démocratique fondamental que l’on confond trop souvent avec la simple souveraineté de l’État, c’est la logique politique qui reconnaît à la communauté des citoyens le droit de s’attribuer à elle-même la souveraineté de l’État. Le peuple devient par ce geste révolutionnaire une communauté politique autonome. Il prend théoriquement la tête de l’État, ce système institutionnel public qui oriente et dirige, sous le regard et la pression des citoyens, tous les aspects politisés de la société, possédant le pouvoir de s’emparer de tout domaine social pour l’instituer de telle ou telle manière, selon ce que le corps politique jugera être l’intérêt général, à tort ou à raison. Toute orientation trouvant l’assentiment d’une majorité de citoyens au moment T étant cependant toujours réversible au moment T + 1 par l’arbitrage d’une nouvelle majorité. Cette conception politique de la souveraineté est donc particulièrement propice aux processus démocratiques et elle fait intrinsèquement partie de la tradition politique française (pas que d’elle bien sûr).

 

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Le pouvoir constituant de la nation contre la gouvernance

Ce qui a permis cette révolution politique, et ces conséquences démocratiques, c’est donc le pouvoir constituant que s’octroie elle-même la nation, ses membres déclarant que du statut de simples sujets, ils passent à un statut de citoyens souverains, seuls habilités à changer la forme et l’organisation des pouvoirs publics. La forme logique et grammaticale de la « déclaration », dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, doit être prise au sérieux. Ce ne sont ni le roi ni les députés de la première Assemblée nationale qui octroient « à tous les Membres du corps social » le statut de citoyen, le pouvoir constituant et la souveraineté de l’État. Sinon, une autorité supérieure à la nation disposerait elle-même de ce pouvoir suprême d’attribuer la souveraineté à cette dernière ou à une autre entité, et par conséquent de lui retirer pour des raisons lui appartenant. C’est alors ce pouvoir suprême d’attribution et d’habilitation qui serait le véritable souverain. L’attribution de la souveraineté est forcément une action qui mobilise une logique pronominale. Car la personne qui attribue cette souveraineté est forcément le souverain lui-même, qui ainsi n’a d’autre choix que de s’auto-attribuer la souveraineté. La monarchie, lorsqu’elle développa le concept de souveraineté, insista fortement sur le fait que ce n’était pas le sacre qui faisait le Roi (d’où la formule « le Roi est mort, vive le Roi »). Car sinon, une autorité extérieure et supérieure, ici l’Église, était en capacité de lui octroyer ou de lui retirer sa propre autorité, réalité incompatible avec le concept de souveraineté.

Il en est de même pour la nation, lorsqu’elle devient souveraine. Personne d’autre qu’elle-même ne peut lui octroyer cette autorité suprême, et c’est en cela qu’elle est suprême. C’est donc, conceptuellement, la nation qui s’attribue la souveraineté de l’État. L’Assemblée nationale, quant à elle, se contente de « reconnaitre et de déclarer » que « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. » Dans cette logique conceptuelle à la base de notre tradition politique, l’Assemblée nationale constituante elle-même est issue du pouvoir constituant de la nation. Avant même toute assemblée constituante et toute constitution, c’est l’autorité symbolique de la nation qui fonde cette assemblée, cette possibilité et sa légitimité. C’est cette logique à proprement parler révolutionnaire d’auto-attribution de la souveraineté de l’État, par la communauté des citoyens à elle-même, qui fonde la légitimité de tous les pouvoirs publics contemporains et la condition de possibilité de tous les processus démocratiques.

C’est pour cette même raison que de simples députés ne peuvent pas toucher à la souveraineté. Elle ne leur appartient pas en propre, ils ne font que représenter la nation qui se l’est attribuée, dans les situations où elle ne peut s’exprimer autrement. L’inscription du traité de Lisbonne dans la constitution française en 2008 est donc bien un coup d’État, puisque portant atteinte à la souveraineté, qui plus est contre la décision solennelle des citoyens exprimée par référendum en 2005. Et avant cela, la souveraineté du peuple avait déjà été violée en 1991 quand les parlementaires avaient modifié la constitution sur ce sujet afin de permettre le référendum sur le traité de Maastricht, qui sans cela était anticonstitutionnel (car incompatible avec la souveraineté nationale). De 1991 à 2008 s’est progressivement mise en place la pratique postnationale, antidémocratique, en lieu et place des processus politiques nationaux.

En opérant des révisions constitutionnelles incessantes pour permettre la ratification des traités « européens », notre classe politique s’est autonomisée jusqu’à faire sécession d’avec la communauté des citoyens, sortant radicalement de la logique politique profonde de notre pays. Mais discrètement, mais progressivement, mais non-explicitement. Car ceux qui ont commis cette forfaiture savent très bien qu’ils n’ont aucun principe de légitimité alternatif capable de remplacer celui de la nation souveraine.

Leur forfaiture n’a été possible (et ne tient) que par le silence coupable des intellectuels, des universitaires, des journalistes, et bien sûr des hommes politiques, qui n’ont de cesse par ailleurs de célébrer les vertus supposées du système institutionnel européen. Mais cette entreprise institutionnelle est en réalité basée sur un château de cartes. Rien ne vient la légitimer en profondeur. D’où l’importance devenue stratégique des élections au parlement européen, pourtant en réalité un parlement d’opérette, qui n’a que le nom de parlement mais aucune de ses attributions. Elles permettent en effet de simuler une autorisation de la seule autorité possédant la capacité de produire un effet légitimant, les nations. Mais dans le seul but de déconstruire ce qui constitue leur pouvoir. Cette logique perverse est aussi contradictoire que superficielle, ne faisant que mimer un processus qu’elle contredit dans les faits, et reste donc d’une insigne fragilité sur le fond. Elle est d’ailleurs menacée par l’attitude des électeurs qui lucidement ou intuitivement s’abstiennent désormais majoritairement lors de ces vrais faux scrutins.

Toujours est-il que le pouvoir constituant de la nation – que personne n’a l’autorité de contrôler, d’autoriser ou d’interdire – n’est pas un fusil à un seul coup. Ce pouvoir est toujours mobilisable, disponible lorsque c’est nécessaire. Une crise de régime, appelant un moment constituant pour la résoudre, devient de plus en plus probable. Mais cette crise est aussi nécessaire. En effet, notre régime, dans son cadre actuel modifié incessamment et radicalement par les traités européens, est devenu incompatible avec le moindre processus démocratique. Le moment se rapproche de mobiliser à nouveau ce pouvoir constituant de la nation toujours disponible, afin d’empêcher ceux qui ont voulu le contourner, l’étouffer et le dissoudre, de continuer plus profondément leur œuvre de déconstruction permanente. Et de reconstruire les mécanismes fondamentaux de la démocratie, profitant de cette occasion pour les approfondir en tirant les leçons des insuffisances et des échecs passés.

Notes

[1] Agences indépendantes, traités internationaux figeant l’orientation et le contenu même des politiques publiques, institutions supranationales appliquant ces orientations, etc. L’épicentre mondial du néolibéralisme et de la gouvernance est bien sûr « l’Union européennes ». La gouvernance, au niveau national, c’est le gouvernement mais dépolitisé, devenu gestionnaire d’un ordre défini ailleurs qu’au niveau national. Dans le même mouvement, l’État « stratège », remplace l’État souverain. Un stratège déploie son inventivité à exploiter au mieux une situation et une règle du jeu qui s’imposent à lui. À l’inverse, une communauté politique est souveraine par le fait même qu’elle se réserve le droit de modifier librement la règle du jeu au niveau national.

[2] Cette généralisation du libre-échange rend intégralement mobile le capital  et met en concurrence mondiale les salaires, les systèmes fiscaux, la protection sociale, les normes environnementales, etc.

[3] En particulier le droit social (protection sociale et droit du travail), les services publics et les politiques macro-économiques soumises à la pression et au verdict des urnes.

 

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