Il n’existe pas encore de courant d’idées ni de parti politique capable de réaliser l’immense rapport de force nécessaire à la conquête du pouvoir d’État pour rétablir la souveraineté, la démocratie et l’État social.
12 novembre 2019
Vouloir rejoindre une formation politique, c’est contribuer à un rapport de force collectif correspondant. C’est s’inscrire dans un courant d’idées capable d’offrir une analyse politique cohérente de la réalité ainsi qu’un programme de gouvernement. C’est la meilleure manière de traduire les tensions sociales et idéologiques en une proposition d’action institutionnelle globale. La fonction essentielle d’un citoyen est de participer activement à la conduite et transformation de la société politique dans laquelle il vit. Tous les citoyens devraient donc s’inscrire dans l’une des propositions concurrentes des différents partis politiques.
Il se trouve cependant que toutes les formations politiques sont rentrées dans une crise profonde, particulièrement celles des pays membres de l’Union européenne. Cela ne devrait surprendre personne puisque cet assemblage institutionnel a été conçu pour désencastrer les politiques économiques et sociales des processus démocratiques nationaux. Les principales compétences souveraines de ces États, indispensables pour piloter un État social, y ont été dissoutes. De ce fait, le travail d’organisation idéologique et programmatique des rapports de force nationaux qui incombe aux partis politiques a perdu l’essentiel de son objet. Ces partis ne peuvent plus prétendre être des institutions médiatrices opérationnelles entre les luttes sociales et idéologiques principales et la direction des pouvoirs publics. Ils ne peuvent dès lors que simuler un combat politique devenu en réalité sans enjeux autres que « sociétaux », et donc décevoir les électeurs. L’orientation néolibérale, impactant l’essentiel de nos politiques publiques, est en effet inscrite dans les traités européens. Ces traités sont non modifiables démocratiquement, constitutionnalisés, et mis de ce fait au sommet de notre ordre normatif national.
Ainsi, quel que soit leur vote, les électeurs subissent désormais cette orientation néolibérale, puisqu’elle est figée dans la gouvernance européenne par traités. La division gauche-droite ne change rien d’essentiel sur cette contrainte, et il était logique que les professionnels de la politique (politicienne) assument cette évidence. C’est ce qu’a fait Emmanuel Macron, poussé par toutes les élites économiques et médiatiques. Par conséquent, si les citoyens veulent se réemparer de leur capacité à peser sur les grandes orientations publiques, ils doivent affronter l’ordre institutionnel européen.
Et c’est là que le bât blesse. Aucune formation politique actuelle en Europe, en position de visibilité, capable d’instruire un rapport de force national et de former un gouvernement majoritaire de rupture avec l’ordre institutionnel européen, n’est crédible ou tout simplement présente. L’essentiel des grandes forces politiques identifiées comme plus ou moins « eurocritiques » sont positionnées sur des stratégies ou des postures de changement de l’intérieur des institutions européennes. Ce qui est proprement insensé, les institutions européennes ayant été justement pensées, construites et agencées de telle manière qu’elles soient structurellement imperméables aux pressions électorales et gouvernementales qui contesteraient l’orientation et les contraintes inscrites dans les traités européens. Quelques formations politiques cependant, proposent une sortie de l’UE, de l’euro et de l’OTAN. Mais pour différentes raisons, ne semblent pas pouvoir dépasser une taille confidentielle ou groupusculaire.
Nous estimons donc que nous ne pouvons pas nous inscrire dans une formation politique à la hauteur des enjeux actuels, et que le courant d’idées censé animer l’esprit, l’analyse politique, la stratégie de conquête du pouvoir et les propositions programmatiques lui donnant sa cohérence et son efficacité, reste en grande partie à construire. Alors que la période néolibérale rentre dans une crise qui devrait être terminale, ayant perdue son attractivité idéologique pour une majorité du corps électoral ainsi que sa crédibilité économique, une organisation politique de masse en capacité de traduire ce fiasco en victoire démocratique fait cruellement défaut, remplacée par des partis vainement « eurocritiques » issus soit de la gauche des 50 dernières années, soit de la droite identitaire et xénophobe.
Nous sommes donc des orphelins politiques. Il ne s’agit bien évidemment pas de déplorer cette situation en attendant vainement Godot, mais au contraire de participer à la fondation du courant d’idées débouchant enfin sur la formation d’un mouvement politique apte à relever ce défi historique. Mais pour affirmer un tel objectif, encore convient-il de préciser un peu ce qui constitue la base de notre analyse, notre critique des formations politiques les plus connues, et les raisons qui fondent notre scepticisme sur la capacité des rares formations politiques proposant une rupture définitive d’avec l’UE de sortir de leur position confidentielle actuelle.
Les plus grands progrès démocratiques que la France ait connus se situent dans la période de l’après-guerre, lors de la construction de l’État social, matrice de tous les grands acquis sociaux, et dont une bonne partie reste toujours là malgré plus de 40 années de déconstruction néolibérale. Mais ce démarrage en grand des processus démocratiques ne sort pas de nulle part, de loin s’en faut. La Révolution française inaugure le changement majeur de légitimité des pouvoirs publics, en attribuant la souveraineté de l’État à la nation, comprise comme la communauté des citoyens. Le XIXe siècle, qui voit s’installer la généralisation du capitalisme et des institutions représentatives, ainsi que les luttes sociales qui vont avec, est le théâtre de la laborieuse instauration du suffrage universel masculin. À sa toute fin, il voit apparaître les partis politiques de masse qui obligent les parlementaires à tenir compte des volontés organisées des citoyens, ainsi que les syndicats qui au même moment se structurent au niveau national, obligeant les employeurs à tenir compte des intérêts collectifs de leurs salariés. C’est également le siècle de l’instauration de l’instruction primaire publique, facteur important de politisation des citoyens, et aussi partie significative des débuts de la Fonction publique au statut particulier et privilégié, accompagné par un droit administratif spécifique. L’État intervient aussi pour réaliser ou simplement financer de grands travaux d’infrastructure, et pour poser les bases du futur droit du travail[1], de l’impôt sur le revenu, et d’assurances sociales. Tout ceci reste modeste par rapport à ce que nous connaissons aujourd’hui et face à l’ampleur des inégalités en question. Mais il ne faut pas sous-estimer l’importance de toutes ces innovations, car ce processus initial établit les logiques qui ne cesseront de se développer par la suite, jusqu’à établir plus tard une véritable (bien que très imparfaite) république sociale. C’est-à-dire une république qui parvient à concilier la pluralité démocratique des différentes tendances politiques, idéologiques et sociales avec la création d’un vaste espace économique non capitaliste.
Mais dans un premier temps, tout cet échafaudage étatique bute sur une conception dominante très hostile aux dépenses publiques et sur le tabou libéral de l’intervention étatique sur les grandes orientations économiques. Cela restera vrai pour toute la 1ère moitié du XXe siècle. Malgré le précédent de la Première Guerre mondiale, et quelques tentatives vite avortées d’interventionnisme économique en France[2], tout l’appareil d’État et les élites économiques sont vent debout contre cette tendance, et n’hésitent pas à faire jouer toute leur puissance de blocage lorsque les principes libéraux sont temporairement remis en cause. Or, c’est évidement la clé pour inclure pleinement les classes populaires dans la logique représentative, pour pacifier (par le haut) les luttes de classe en les institutionnalisant, processus indispensable si l’on veut politiser les tensions sociales inhérentes à l’économie moderne. Cette opération, sans laquelle cette lutte de classe nourrit dans le camp des classes dominantes les tendances autoritaires puis fascistes, et dans le camp des classes laborieuses la tentation permanente de la guerre civile, ne peut être menée à bien tant que l’on refuse à l’État son autorité sur les grandes orientations de l’économie. Il faudra donc attendre le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale – qui verra les élites libérales traditionnelles et les classes dominantes déshonorées par leur attitude – pour que s’impose la conviction que la paix civile et internationale ne peut être atteinte que si l’on accepte enfin un grand objectif de progrès social assuré par l’intervention résolue de l’État dans la macro-économie et l’inclusion tout aussi assumée des classes populaires dans le jeu représentatif.
Le programme du CNR et le préambule de 1946 de la constitution de la IVe République, repris par la Ve, assument résolument ce grand objectif. Les 4 piliers sur lesquels repose l’État social, de 1944 jusqu’à maintenant, sont : la politique économique (dans tous ses aspects) ; la Sécurité sociale ; la supervision des relations de travail afin de s’assurer qu’elles améliorent la condition salariale ; le développement des Services publics. Ce nouvel équilibre, aux conséquences gigantesques, sera le véritable consensus fondant la légitimité des régimes politiques de l’après-guerre, accepté par les principales forces politiques, et pour commencer le gaullisme et le communisme. C’est ce consensus qui sera frontalement remis en cause par la mondialisation néolibérale dans tous les pays occidentaux, à différents degrés et selon leurs spécificités, et particulièrement dans les pays membres de l’Union européenne.
Les débats sur l’obsolescence présumée de ce modèle de l’État social, sur la vanité qu’il y aurait à vouloir ranimer ou renouveler un tel modèle, sont doublement biaisés. De toute évidence, les tenants de cette thèse instrumentalisent l’histoire économique et politique afin de valider à peu de frais leurs préférences postnationales. Tout d’abord, l’argument censé démontrer son échec historique rédhibitoire est celui du contexte de la fin de son ère de gloire dans les années 1970, années marquées par le traumatisme soigneusement mis en scène de la « stagflation », néologisme bâti pour décrire la nouveauté de la crise économique spécifique de ces années. Cette stagflation décrit le mélange, normalement improbable selon les raisonnements classiquement keynésiens, d’une forte inflation et d’une contraction structurelle de l’activité productive, avec le chômage de masse que cela implique, et ce malgré différentes tentatives de relance classique. Non pas que ce soit faux, mais il s’agit d’un raisonnement mené « toutes choses égales par ailleurs », comme si l’on pouvait comparer la situation des économies nationales des décennies d’après-guerre, non encore insérées dans la mondialisation, et celle où elles font face déjà aux conséquences de la dérégulation commerciale, monétaire et financière qui caractérisait déjà les pays occidentaux depuis la fin des années 1960. Des politiques de relance pour des économies désormais ouvertes, de moins en moins protégées, avec des monnaies flottantes et une politique budgétaire qui s’est privée de l’essentiel du « Circuit du Trésor »[3], sont sans surprises vouées à ne relancer que la dette publique et les économies extérieures structurellement exportatrices, donc en vain pour une bonne part. D’où le mystère apparent de la conjonction de l’inflation et d’un chômage de masse.
L’autre argument censé démontrer l’obsolescence de l’État social, consiste à affirmer qu’il aurait disparu, qu’il n’en resterait rien, ayant perdu sa base, à savoir une économie mixte keynésienne et le système productif « fordiste »[4] qui seraient sa condition de possibilité. La mondialisation aurait ainsi tout emporté, sans espoir de retour. Or, si ses quatre piliers, à des degrés divers, ont bien été frontalement et durement entamés par quatre décennies de déconstruction néolibérale, il est tout à fait faux d’affirmer qu’ils ont disparu. Comme ne cesse de le rappeler l’économiste hétérodoxe Christophe Ramaux, nous sommes toujours dans une « économie mixte », c’est-à-dire à la fois capitaliste et socialisée, et pour une bonne part publique. Plus de la moitié du PIB provient soit de la sphère directement publique, soit de la Sécurité sociale, et de ce fait, échappe à l’emprise directe du capitalisme. Le droit du travail, la Sécurité sociale, les Services publics, sont affaiblis mais sont toujours là. Seul le pilier des politiques économiques, certes essentiel pour la cohérence et la viabilité de long terme de l’ensemble, a presque entièrement disparu, du fait de l’insertion de la France dans les institutions européennes. Mais tout cela est très différent du discours officiel et même critique, postulant sa disparition pour cause d’obsolescence. Les politiques keynésiennes[5] ne sont pas « obsolètes », elles sont impossibles dans le cadre actuel, ce qui est très différent. Le cadre économique néolibéral actuel empêche de redonner à l’État social son efficacité, mais il ne l’a pas fait disparaître, malgré ses efforts continus. Et il disparaîtrait d’ailleurs avec lui si jamais il y parvenait, faisant tout s’écrouler. Pour retrouver tout son potentiel social, l’État doit donc impérativement recouvrer la maîtrise des politiques économiques publiques, et pour cela, être rétabli dans sa pleine souveraineté.
Ensuite, si l’État social a pu ainsi être affaibli, c’est pour des raisons qu’il s’agit d’affronter. Tout d’abord il faut comprendre qu’il avait, dès le départ et malgré les apparences, des objectifs et des dirigeants fondamentalement libéraux (au sens économique du terme). En réalité, au sortir de la guerre, ce vaste appareil de planification incitative et de procédures publiques diverses visait à reconstruire puis moderniser l’appareil productif français afin de pouvoir, dans un second temps, le libéraliser[6]. Le ver était donc dans le fruit.
Par ailleurs, cette faiblesse structurelle avait partie liée avec l’autre raison de ses limites et de ses difficultés. Si la construction de l’État social fut bien un fantastique moteur de la démocratisation partielle de la société, l’État lui-même fut très peu démocratisé. Les citoyens avaient toujours très peu de prises sur les grandes orientations et sur le sommet de l’État. Si la Ve République a pu un peu démocratiser les institutions avec le recours accru au référendum et l’usage devenu la règle du contrat de gouvernement de la majorité élue, permettant ainsi aux majorités électorales (et non aux négociations postélectorales entre partis) de trancher le débat sur l’orientation politique d’une mandature entière, l’équilibre démocratique des institutions publiques restait néanmoins très fortement oligarchique. Il n’y avait donc presque aucun moyen efficace de contrôler le virage néolibéral du personnel politique et de la haute Fonction publique, à partir du moment où les partis politiques eux-mêmes et une bonne partie des classes éduquées se sont mis d’accord sur un consensus postnational appelant à « transcender » la souveraineté dans les structures institutionnelles de la mondialisation. Reconstruire la cohérence de l’État social implique donc de veiller à méditer ces deux écueils structurels, travail bien plus important à effectuer que celui de répéter le mantra de l’obsolescence supposée des solutions plus ou moins keynésiennes. Restaurer la souveraineté pour restaurer la plénitude et l’efficacité globale de l’État social implique donc d’avoir un projet de démocratisation de l’État plus convaincant que les anciennes formules.
Toujours est-il que pour l’instant, aucune formation politique ne semble en mesure d’être le vecteur efficace du rapport de force à établir pour sortir du néolibéralisme, et des institutions européennes qui en sont les gardiennes les plus efficaces. Seule une organisation politique de masse serait en mesure d’initier une telle entreprise avec succès. Or, sur le plan des formations majeures, ni la droite ni la gauche ne sont en mesure d’échapper à l’européisme qui constitue le point commun de tous les grands partis de gouvernement. Pour ce qui est des formations qui avaient fait mine d’échapper à l’inertie idéologique de la droite et de la gauche sur la question européenne, le FN (Front national), devenu RN (Rassemblement national) et la FI (France insoumise), elles ont toujours été ambiguës sur ce qu’elles comptaient réellement faire de notre appartenance à l’Union européenne. Elles remplaçaient systématiquement une stratégie claire et lisible de sortie de l’UE par un discours « eurocritique » dont le but évident était de rallier ceux qui continuaient de porter un projet de transformation « de l’intérieur » de cette structure, ainsi que les militants et les électeurs déterminés à en sortir sans ambiguïté. Ce problème est de toute façon derrière nous, puisqu’elles sont passées à un discours évacuant toute véritable éventualité de sortie : il est en effet frappant de constater qu’elles ont toutes les deux, presque en même temps, éjecté de leurs rangs leur cadres souverainistes et abandonné leurs stratégies « populistes ».
Il existe bien des formations politiques appelant clairement à sortir de l’UE afin de restaurer les processus démocratiques et la souveraineté nationale dont ils dépendent, notamment l’UPR (l’Union Pour la République) et le PARDEM (le Parti de la Démondialisation). Ces deux partis ont été créés au même moment, en 2008, les deux réagissant à l’imposition du traité de Lisbonne à la nation alors qu’elle avait clairement refusé son contenu lors du référendum de 2005. Ils ont donc plus de dix années d’existence[7] .
L’UPR dispose d’un impressionnant vivier militant, très actif sur les réseaux sociaux, mais il semble incapable de traduire ce succès militant en succès électoral. Il explique souvent que cette faiblesse électorale serait due à son éviction des médias. Cet ostracisme est réel, même si moins absolu que ne l’affirment ses membres, mais il ne saurait suffire à expliquer son incapacité à percer. Il semble que les raisons soient plus profondes, liées au fond plus qu’à la forme. Sur la forme tout d’abord, l’UPR se présente comme un rassemblement de toutes les forces voulant sortir de l’UE, de l’euro et de l’OTAN, comme une sorte de CNR moderne. Or dans les faits, cette formation a une stratégie de ralliement inconditionnel et non de rassemblement, ou de front. Elle exclue ainsi toute tendance interne ou toute manière de fédérer des organisations ou des personnalités existantes, en respectant leur spécificité et leurs propres objectifs, ce qu’avait au contraire su faire le CNR. De plus, toute personnalité susceptible de faire un peu d’ombre au dirigeant et fondateur de l’UPR, François Asselineau, est impitoyablement rejeté hors de ce parti. Bref, l’UPR, contrairement à ses prétentions officielles, ressemble plus à une centrifugeuse qui expulse tous les souverainistes n’acceptant pas de se soumettre sans conditions à son leader, qu’à un rassembleur de toutes les forces « souverainistes » résolues à sortir de l’UE. Ensuite, ce mouvement se présente comme étant ni de droite ni de gauche alors qu’il est de notoriété publique que François Asselineau provient du RPR. Pour convaincre un plus grand nombre d’électeurs, il lui faudrait donc donner de sérieux gages à ceux pour qui l’enjeu principal à la restauration de la souveraineté est la reconstruction de l’État social et le démantèlement de tout l’édifice de la mondialisation néolibérale. Les bases idéologiques et programmatiques propres à François Asselineau sont loin d’englober les souverainistes de toute obédience. Par exemple, nous avons vu que le déficit de démocratisation de l’État qui réside dans la constitution de la Ve République est inséparable des limites de la cohérence et de la solidité même de l’État social. Pour faire l’unité des souverainistes, condition nécessaire pour espérer peser électoralement, il faudrait donc que l’UPR accepte que des souverainistes qui mettent ces aspects (ou d’autres) en avant puissent entrer dans ce parti sans pour autant y renoncer, ou alors que ce parti renonce à la prétention de représenter à lui seul tous les souverainistes en acceptant de s’allier avec d’autres. Mais il n’est prêt à faire ni l’un ni l’autre.
Autre problème important, la tactique déployée par l’UPR est celle qui correspond au présidentialisme actuel, poussant à une extrême personnalisation de la vie politique. François Asselineau est donc chargé de personnifier, comme Jean-Luc Mélenchon pour la FI, l’objectif de son mouvement. Pourquoi pas, et en effet la victoire présidentielle étant logiquement nécessaire pour déclencher une victoire législative, ainsi que pour la stratégie de rupture à enclencher immédiatement, on peut penser que cette tactique est adaptée et rationnelle. Mais elle est aussi extrêmement exigeante. Il faut pour cela que le personnage choisi pour ce faire ait la carrure voulue pour ce rôle, qu’il soit en capacité d’incarner l’unité nationale et de crédibiliser la nécessité de la rupture avec toutes les institutions européennes. Si François Asselineau a bien des qualités (stable, très bon pédagogue, fin rhéteur, évitant les excentricités et les retournements intempestifs, capable d’humour), il est loin de posséder le charisme et la capacité d’entraînement indispensables à une telle tactique. Son juridisme trop étroit par exemple, illustre un tropisme visiblement technocrate et expert, alors que la situation appelle une détermination sans faille à renverser la table, une capacité à dépasser le légalisme afin de se hisser au niveau de la légitimité, et donc de la souveraineté constituante du peuple. Il s’agit d’incarner la capacité révolutionnaire française qu’il convient ici de réanimer, en conjonction avec le mouvement spontané des Gilets Jaunes par exemple. On se souvient que dans le contexte de l’Occupation, de Gaulle n’hésitait pas à se revendiquer de cet héritage, appelant explicitement à sa réactualisation.
Enfin, autre problème cette fois-ci pour nous rédhibitoire, c’est la stratégie de sortie de l’UE de l’UPR, qui a choisi d’en passer par l’article 50 du traité de Lisbonne. Si cet article est prévu en théorie à cet effet, en pratique, il vise à déstabiliser le plus possible un éventuel candidat à la sortie[8]. Cette stratégie nous paraît tout à la fois suicidaire, inefficace et illégitime. De plus, c’est faire preuve ici d’une sorte d’antigaullisme, car de Gaulle a toujours su faire passer la légitimité avant la légalité. Le traité de Lisbonne lui-même, qui contient cet article 50, est de toute façon nul et non avenu puisque son contenu fut refusé en 2005 par une décision référendaire solennelle de la nation, et imposé lors d’un véritable coup d’État parlementaire et présidentiel en 2008. Reconnaître la validité de cet article, c’est ainsi reconnaître la légitimité de ce traité, et donc fouler aux pieds la légitimité du référendum de la nation souveraine, en privilégiant celle de ses représentants qui l’ont pourtant trahie… Mais surtout, privilégier cette procédure extrêmement contraignante[9], implique de s’enferrer dans des négociations et un temps long qu’exclue absolument toute sortie réussie de l’ordre néolibéral européen. Dès sa première semaine au pouvoir, un gouvernement de rupture devra prendre toute une série de mesures interdépendantes et impératives, excluant absolument tout délai suspensif, alors que tous les marchés financiers et l’ordre juridique se mobiliseront avec toute leur force de destruction : faire défaut sur la dette, nationaliser le secteur bancaire, refaire des francs, annuler la liberté de circulation des capitaux (etc.), tout cela exclue totalement de « négocier » une sortie ! Encore une fois cette procédure ubuesque est faite tout exprès pour engluer le pays qui la mobilise dans toutes les contraintes européennes au pire moment, lorsqu’il est encore vulnérable et juridiquement contraint par toutes les normes européennes. C’était d’ailleurs aussi l’une des raisons pour laquelle le « plan A » de la FI durant la campagne présidentielle de 2017, en plus d’être une aberration démocratique et politique, était une aberration stratégique.
Le PARDEM est le parti qui est le plus proche de nos vues, portant la nécessité de restauration de la souveraineté de la nation, et donc de la sortie de l’UE, de l’euro et de toutes les institutions de la mondialisation néolibérale, afin de mettre notre souveraineté au service de la reconstruction de l’État social et de ses processus démocratiques essentiels, en les portant plus loin que la situation initiale (avant le tournant de la rigueur). Mais 10 ans après la création du M’PEP, dont ce parti est issu, force est de reconnaître qu’il ne parvient pas à dépasser une taille groupusculaire. Différentes raisons peuvent être invoquées, comme un très fort héritage des réflexes et positionnements classiques de la gauche radicale, mais de toute façon le constat est là.
L’UPR et le PARDEM ne sont pas des partis de protestation ou de témoignage. Ils ont vocation à être des partis de masse et de gouvernement. Le fait de rester des formations confidentielles ou groupusculaires est donc inconciliable avec leur stratégie et leur nature. Il faut donc prendre acte que pour l’instant c’est un échec. Mis à part toutes les raisons pointant les faiblesses réelles de ces mouvements, on peut émettre une hypothèse générale. Les seuls mouvements identifiés portant la nécessité de sortie de la mondialisation néolibérale semblent inaudibles (et/ou non attractifs) pour les cadres indispensables à toute organisation politique ambitieuse.
Il semble en définitive que l’idéologie capable d’exposer la nature des erreurs passées et de ce qui justifie la nécessité de l’État social souverain n’est tout simplement pas encore construite, du moins dans sa cohérence d’ensemble. De ce fait, il n’existe pas encore un courant d’idées correspondant, rendant évident et attractif la réalisation d’un tel projet, et capable de réaliser l’immense rapport de force nécessaire à la conquête du pouvoir d’État pour ce faire. Bâtir la cohérence d’une telle idéologie, construire un courant d’idées correspondant, organiser un parti politique de masse apte à porter ce projet, reste donc la priorité du moment et la chose la plus urgente à faire. Tant que cela ne sera pas réalisé, les différentes tentatives « souverainistes » resteront ce qu’elles sont aujourd’hui, des essais dispersés et confidentiels. Participer dès maintenant à cet effort collectif constitue ainsi notre « ardente obligation ».
Notes
[1] Partie du droit privé qui affirme l’asymétrie constitutive du contrat de travail et partant la nécessité des négociations collectives et d’un statut protecteur pour le salarié, tournant ainsi le dos aux principes du droit civil qui pour sa part sacralisait le contrat.
[2] Dont 1936, traumatisme pour toute l’oligarchie française qui explique son attitude anti patriote avant et pendant la guerre.
[3] Qui permettait de financer les débours budgétaires sans pour autant déclencher la mécanique d’un endettement public exponentiel, alors même qu’il fallait opérer la Reconstruction puis la modernisation de tout l’appareil productif en parallèle de la construction de l’État social et notamment de la forte extension des Services publics – ce système interne de financement du budget public s’avéra spectaculairement performant. Quand il fut progressivement abandonné et que les politiques néolibérales prirent le relais, et alors même que la part des dépenses publiques dans le PIB baissait, la dette publique devint exponentielle.
[4] Intégration verticale de la chaîne productive, division du travail, standardisation, investissement tourné vers les hausses de productivité, économies d’échelle et solvabilisation de la demande interne par la traduction des hausses de productivité en hausse des salaires.
[5] Qualifiées ainsi pour faire court, car ces dernières doivent être complétées par des paradigmes et des pratiques complémentaires sur des points essentiels.
[6] C’est-à-dire ouvrir son économie aux grands vents de l’économie internationale, tout en appliquant à l’Etat, dès que possible, les règles de la rigueur budgétaire et le retour de son financement privé, toute chose qui restaient l’idéal normatif des élites.
[7] Le PARDEM n’existe en tant que tel que depuis 2016, mais il est issu du M’PEP qui date de 2008, avec une base idéologique et une direction politique très proche.
[8] Ce seul fait devrait le disqualifier aux yeux du droit international qui réclame que tout traité doit pouvoir être facilement dénoncé par chaque partie.
[9] Tant qu’un accord à l’unanimité de 28 ou 27 pays n’est pas acté, toutes les contraintes légales européennes continuent de s’exercer à plein, le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’État étant là pour censurer toute loi ou tout règlement incompatible avec les traités.