17 novembre 2018, début de la Reconquista démocratique
Une des choses qu’aura révélé le mouvement des Gilets jaunes, c’est l’absence spectaculaire de réponse politique à la hauteur de la situation, capable d’unifier une majorité désormais prête à rompre avec le néolibéralisme européen (à tout le moins sa possibilité). Car le problème n’est qu’en apparence celui d’un éparpillement des forces d’opposition au macronisme, et au-delà de Macron, au système néolibéral européen. Cet éparpillement n’est lui-même qu’une des conséquences de la profonde décomposition des forces politiques classiques, et de l’inadéquation des nouvelles.
Dans un État qui a perdu sa souveraineté, donc sa liberté de choix sur les orientations publiques essentielles, le rôle des corps intermédiaires démocratiques que sont partis et syndicats se limite à faire de la figuration puisqu’ils ne peuvent plus exercer un rapport de force visant à changer ces orientations. À moins bien sûr de revendiquer d’abord le rétablissement de la souveraineté de la nation. Ils ne le font pas, ayant accepté d’être insérés dans ce système institutionnel qui vide le jeu politique et électoral de tout enjeu majeur. En effet, en actant la suppression de la souveraineté nationale, les directions de ces partis et de ces syndicats ont accepté, quoiqu’ils en disent, les règles de la gouvernance européiste en lieu et place de la démocratie, cette dernière n’étant pas détachable de son cadre national. Ce choix effectué, les moyens de construire des rapports de force décisifs ont disparu, faute de débouchés institués possibles. Leur discrédit actuel et leur éparpillement, accélérés par la démarche de Macron et l’insurrection des Gilets jaunes, sont donc parfaitement logiques et non conjoncturels.
Les raisons structurelles de cette étonnante acceptation sont nombreuses et complexes. Parmi bien des aspects, le versant idéologique de cette involution joue un rôle important. L’acceptation du « postnational » y est centrale. Pour organiser correctement la Reconquista démocratique entamée courageusement par les Gilets jaunes, il faut faire un sévère devoir d’inventaire de ce qui fut inadapté dans l’idéologie de la gauche et de la droite des 40 dernières années, devenues intégralement postnationales.
Il faut pour cela tenter de comprendre en profondeur et assumer le lien logique, pratique et historique qui rend inséparables la réalité nationale, les processus démocratiques, l’État et la possibilité de la politique dans une société contemporaine. Mais ce sont aussi les insuffisances de la situation précédente qui ont rendu possible la déconstruction de cette synergie démocratique. Il faut donc aussi penser la démocratisation substantielle du système étatique si on veut pouvoir le rétablir dans sa plénitude. Car il ne s’agit pas simplement de tenter de comprendre la globalité du phénomène auquel nous devons faire face, mais aussi de se donner les moyens d’agir.
Nous assumons la nécessité de l’État souverain parce que nous voulons le retour de la démocratie
Ce site, avec d’autres, se veut une contribution intellectuelle à la dynamique populaire en cours qui doit conduire à un changement de régime, afin de rétablir la souveraineté et la démocratie. Son sujet central est donc la démocratie. Non pas de la démocratie au sens que ce mot a pris au contact de l’air du temps néolibéral, en se limitant aux droits individuels, mais de la démocratie au sens fort du terme, respectant son étymologie (régime politique donnant le pouvoir – kratos – au peuple – dêmos) : la faculté d’une communauté politique, composée de citoyens égaux en droit, de trancher les débats publics sur tous les sujets politiques concernant son organisation instituée, sa tradition commune, ses divisions internes et son orientation future. La démocratie est avant tout un pouvoir politique commun, et non une somme de droits individuels. C’est le pouvoir reconnu à la communauté des citoyens de détenir en propre l’autorité pour modifier à sa guise la forme et le contenu de ses institutions publiques. Ce pouvoir ne présuppose en rien une homogénéité idéologique ou sociale, introuvable dans chacune des sociétés politiques contemporaines (et même du passé). Il présuppose néanmoins indéniablement une unité politique, liée à l’unité de décision qu’implique toute action publique significative. Seul l’exercice continué et suffisamment long d’une souveraineté partagée est capable d’assurer ce genre d’unité, et partant la faculté commune de reconnaître la convention de la règle de la majorité pour arbitrer tous les grands choix publics. Cette convention est la condition de base de tous les processus démocratiques contemporains. La chaîne pratique et logique qui relie souveraineté nationale et processus démocratiques est donc particulièrement forte.
Nous pensons que l’État souverain est la matrice des processus politiques et démocratiques contemporains, et qu’il est le seul moyen d’obtenir l’unité instituée d’une nation d’individus, malgré leur irréductible diversité sociale, politique et idéologique. Seul ce cadre permet par ailleurs d’exercer un puissant contrepoids démocratique au capitalisme. Seul ce cadre permet de donner un débouché légal et institutionnel aux luttes sociales, en organisant dans une clôture nationale le rapport de force entre les citoyens et les classes dominantes, comme l’ont prouvé les années d’après-guerre. Lorsque les classes dominantes peuvent s’affranchir librement de cette clôture, elles n’ont plus de raisons de céder quoi que ce soit.
Comment obtenir une victoire démocratique lorsque les décisions sont prises dans un autre cadre que celui où se déroulent les luttes et les processus politiques démocratiques ? Les décennies de recul social et démocratique continu depuis la dissolution de la souveraineté par l’intégration européenne ont démontré ce qu’il se passait lorsque l’on sortait de ce cadre. Dans ce triangle des Bermudes qu’est « l’Union » européenne, les politiques économiques sont réduites et figées en une seule, néolibérale. Cette orientation unique est enchâssée dans des traités non transformables, mise ainsi au-dessus des constitutions nationales, et appliquée par des institutions strictement soumises à ces traités. Supprimer les élections n’est même pas nécessaire, puisqu’elles ne servent plus à rien pour l’essentiel. Les pays de l’UE sont entrés dans l’ère de la gouvernance (antithèse de la politique), simple gestion administrée du cadre néolibéral institué par les traités internationaux. Et par conséquent, les grandes questions stratégiques (monnaie, défense, budget, commerce international et interne, politiques économiques…) ne relèvent plus des majorités politiques élues mais de traités supranationaux modifiables seulement à l’unanimité de plusieurs dizaines d’États très différents les uns des autres. Cette eurodivergence ne cessant par ailleurs de s’accroître du fait même de la logique de cette « gouvernance » par traités. Elle empêche radicalement toute possibilité de refonte démocratique, socialement et écologiquement ambitieuse des traités européens. Ce verrou mis à part, il semble de toute façon que la technique des traités internationaux et des institutions dédiées à leur application n’est pas adaptée pour traiter de l’essentiel de l’orientation économique et sociale des communautés politiques existantes. Cette orientation, pour rester démocratique, doit toujours rester ouverte aux influences et arbitrages des processus électoraux et syndicaux de chaque société nationale.
Cette situation a pu être mise en place du fait d’une profonde confusion intellectuelle à propos de l’État et de la nation, dont sont victimes une très grande partie des classes moyennes supérieures et éduquées. Elles ne voient plus l’État que comme un appareil administratif coercitif, liberticide, coûteux, dangereux, illégitime, et inadapté pour décider politiquement des grandes orientations publiques. Ce pourquoi il faudrait le « transcender » par son intégration dans des logiques supranationales. Quant à la nation, elles l’interprètent comme un concept dépassé et inquiétant parce qu’intrinsèquement belliciste et xénophobe. Elles se méfient profondément des classes populaires et des classes moyennes précarisées, qu’elles jugent insensibles au « progressisme » et portées naturellement vers des formes modernisées du fascisme. Le pouvoir politique de la majorité leur semble une source permanente de dangers s’il n’est pas encadré par des règles externes le contenant dans des limites strictes. N’est alors considéré positivement dans la « démocratie » que la protection des droits individuels, le sens spécifique de ce concept se dissolvant alors entièrement dans le libéralisme classique. L’intégration de la France dans l’architecture normative et institutionnelle européenne leur semblent, pour toutes ces raisons, le seul garant pour faire perdurer coûte que coûte notre trajectoire vers le progrès et la modernité selon leur goût. Nous pensons que l’impasse politique actuelle de la France est essentiellement due à cette victoire idéologique des thèses postnationales chez les classes moyennes et supérieures, dans leur majorité.
C’est l’obstacle qui nous empêche de profiter efficacement et rapidement d’une situation politique désormais mûre pour une victoire décisive contre le néolibéralisme. Car une majorité de citoyens issue des classes moyennes précarisées et des classes populaires est maintenant favorable à cette rupture. Et sans rupture avec le néolibéralisme de « l’Union » européenne, nous devrons nous résoudre à dire adieu aux acquis sociaux, aux services publics, à la mutation écologique des modes de production et d’échanges, aux processus démocratiques, à la coopération internationale en lieu et place de la « concurrence libre et non faussée ». On ne peut déplorer ces involutions et ces impasses tout en continuant de soutenir leurs causes institutionnelles et idéologiques. Une majorité de la population a enfin compris les conséquences sociales désastreuses et inévitables de l’orientation néolibérale unique de notre configuration institutionnelle. Un vent de changement institutionnel et politique s’est levé. Le changement de régime qui est nécessaire pour remettre sur ses pieds ce qui marche actuellement sur la tête s’en vient. Soyons prêts !