Pourquoi, dans le régime politique actuel, la formation de la volonté générale n’est plus possible à travers l’élection des « représentants » des citoyens. Que faut-il changer dans la Constitution pour que cela (re-)devienne le cas ?
10 octobre 2019
Quel est le rôle officiel des élections, et donc des parlementaires ?
La pratique parlementaire du XIXe siècle, les textes constitutionnels de la IIIe, IVe, et de l’actuelle Ve République, l’interprétation de cette pratique et des textes constitutionnels établie par la doctrine des juristes universitaires spécialistes de droit constitutionnels et la jurisprudence du Conseil constitutionnel, sont unanimes pour décrire un régime essentiellement représentatif et parlementaire, et non pas démocratique au sens strict. Les parlementaires sont habilités, de par leur élection, à former la volonté nationale par la confection de la loi. L’élection proprement dite est une fonction constitutionnellement définie et limitée. Cette procédure n’est pas officiellement pensée pour exprimer une volonté politique de la nation, puisque c’est précisément la mission des parlementaires de la former une fois élus, en délibérant sur le contenu de la loi, puis en votant au sein de l’Assemblée nationale son adoption. Délibérer du point de vue général de la nation, puis décider au terme de cette délibération de l’orientation générale sur tel ou tel point, telle est la tâche officielle de chaque parlementaire. Et c’est pour cela que les parlementaires forment une assemblée. L’électeur procède donc lors de l’élection à un acte officiel mais non politique au sens strict. Il habilite tel ou tel député à former la volonté nationale. C’est un mandat délégataire et représentatif, et non pas impératif et exécutif. L’électeur n’exprime pas une volonté politique, il exprime sa confiance à tel citoyen qui sollicite ses suffrages pour remplir un rôle, au nom de toute la communauté des citoyens, de délibération et de décision. Il autorise, en votant pour lui, un député à vouloir politiquement pour la nation en son entier. Dans cette logique strictement parlementaire, la formation de la volonté générale ne précède pas son expression par les députés, et ne saurait donc être exprimée par les électeurs, dont le rôle n’est pas de former un mandat politique pour leur député.
Dans la réalité, c’est bien évidemment tout le contraire que nous constatons, surtout depuis la conjonction du suffrage universel et des partis politiques de masse (ces derniers n’apparaissant qu’à la toute fin du XIXe siècle). Ainsi depuis déjà plus d’un siècle, la pratique politique commune diverge radicalement des principes, des textes, ainsi que de l’esprit du parlementarisme. Tous les commentaires médiatiques et politiques considèrent depuis plus d’un siècle, tout comme les électeurs concrets, les élections comme l’acte politique essentiel des citoyens qui expriment ainsi, directement, leurs préférences et leurs volontés politiques. Et c’est bien ce qui se passe en effet. L’autorité des parlementaires et des gouvernants issus de la majorité parlementaire découle explicitement de l’orientation politique majoritaire qui s’est dégagée, par l’intermédiaire essentiel des partis politiques de masse, à l’occasion des élections, et à l’issue du débat public occasionné par ces élections, et tranché par elles. Cette majorité et son gouvernement sont donc engagés en amont de leur mandature par l’orientation qu’ils ont prise devant les électeurs et que ces derniers ont majoritairement approuvée. L’écart entre la théorie, les textes, et la pratique (et les mentalités) est donc maximal.
Cet écart pose toute une série de questions. Comment une telle situation a pu perdurer si longtemps, jusqu’à maintenant ? Comment faire pour y remédier, avec quelles implications et quelles conséquences ? Vouloir établir la démocratie nécessite de prendre acte de cette distorsion et de tenter de mettre en concordance les textes et la pratique. Seule cette tentative pourrait nous faire passer d’un régime représentatif incohérent (qui ne correspond ni à la pratique ni aux représentations des acteurs) à un régime de démocratie plus directe, moins délégataire. Cette mise en cohérence réduirait certes les parlementaires à un rôle strictement délégué, un rôle d’exécutants d’une volonté politique exprimée pour l’essentiel en amont de leur législature par les citoyens eux-mêmes[1]. Cela implique également de donner au référendum et à la votation citoyenne un rôle beaucoup plus étendu, comme complément essentiel, et instrument de contrôle de la délégation politique conférée au parlement. Le rôle et la fonction de ce dernier se verraient ainsi hiérarchiquement rabaissés par rapport à la situation présente. Il lui resterait bien le travail d’élaboration concrète des lois, mais dans un cadre fort différent. Dans le cadre du régime actuel, l’UE et le gouvernement ont le monopole de l’initiative des lois et le référendum est réduit à un rôle marginal, exceptionnel et subordonné, car il dépend du seul arbitraire du gouvernement. Avec l’option que nous défendons ici, l’inscription du référendum obligatoire dans la constitution pour les lois essentielles et les traités, une fois le rôle antidémocratique des institutions européennes supprimé, le corps des citoyens serait placé hiérarchiquement au-dessus du gouvernement et du parlement, de manière beaucoup plus cohérente et surtout plus démocratique qu’aujourd’hui. Il détiendrait réellement le monopole de la souveraineté constituante et celui de l’orientation politique nationale temporaire.
Mais c’est précisément cette mise en cohérence entre principes, pratiques et textes constitutionnels, que veulent éviter à tout prix les professionnels de la politique. Voici donc les raisons, aussi évidentes qu’inavouables publiquement, qui expliquent l’absence de tout changement officiel dans nos textes constitutionnels quant au rôle politique des élections, des partis politiques et des parlementaires. Comment en effet assumer publiquement le refus officiel d’institutions démocratiques et non plus strictement représentatives ? Le statu quo constitutionnel s’est ainsi révélé la voie la plus efficace pour éviter de trancher une question si embarrassante pour ceux qui ont intérêt à maintenir hors de tout questionnement fondamental la réputation démocratique du régime parlementaire.
Démocratiser l’État en renforçant de manière décisive le pouvoir de suffrage des citoyens
Pour que cette ambiguïté soit tranchée dans un sens démocratique, outre l’extension radicale de l’usage du référendum, il est nécessaire de modifier le rôle des partis politiques et celui des parlementaires. Celui des premiers doit être revu à la hausse et celui des seconds à la baisse. Car pour que les élections prennent enfin un caractère réellement politique, elles doivent devenir une sorte particulière de votation visant à trancher le débat national sur l’orientation politique majoritaire de l’État, et non plus de strictes élections désignant des représentants. Le désamour actuel des partis politiques n’a pas de rapport avec le rôle irremplaçable qu’ils tiennent dans un État resté souverain. Ce rôle est rendu impossible structurellement dans la situation actuelle, où les décisions principales sont prises de manière totalement déconnectée des réalités électorales et politiques nationales. Aucune alternance ne peut donc déboucher, du moins en restant dans ce cadre, sur la moindre alternative digne de ce nom. De ce fait, les partis ne peuvent tout simplement pas jouer leur rôle.
Quel est ce rôle ? Structurer en permanence le débat public sur les orientations publiques, selon le contexte et les enjeux du moment (qu’il s’agit aussi de déterminer), afin qu’une majorité claire de citoyens puisse trancher régulièrement ces débats et peser en connaissance de cause sur ces orientations publiques. Une société nationale contemporaine est sujette à une extrême division du travail, et partant à une incontournable division sociale, qui se conjugue avec les caractéristiques sociales héritées, le tout ne pouvant aboutir sur autre chose que de profondes divisions idéologiques et politiques. De plus, la valeur centrale de nos sociétés étant l’individualisme, la liberté individuelle, aucune décision politique ne peut être sur cette seule base jugée comme légitime, c’est-à-dire compatible avec cette liberté, si les divisions ne sont pas structurées en options principales composant des familles politiques identifiables. Trancher, selon la loi de la majorité, laquelle de ces options doit prédominer pour conduire temporairement (donc de manière réversible), les politiques publiques, permet alors de produire une direction commune ressentie comme légitime. Ce résultat dépend de la concurrence organisée et instituée entre ces partis politiques de masse et le débat public permanent qu’ils font vivre, notamment par le concours de médias dont la pluralité doit librement redoubler, au moins, celles des options politiques principales et plus confidentielles.
Une nation politique est cet ensemble de libres individus devenus citoyens, pouvant librement orienter les institutions communes de leur société rendue autonome par leur État souverain, organe de délibération, de décision et de réalisation de cette orientation commune. C’est impossible si l’on est incapable de légitimer régulièrement l’unité de décision qu’implique forcément cette possibilité, sans laquelle plus aucun contrôle cohérent de la société n’est envisageable, rendue à ses seules dynamiques internes spontanées et ses divisions non réductibles, donc à la pure nécessité de fait et à la loi du plus fort. C’est à légitimer et organiser cette difficile mais incontournable unité de décision, permettant d’en faire un choix collectif conscient et délibéré, à réaliser son effectuation à l’aide des administrations publiques, que servent les partis politiques dans un État souverain.
Mais là aussi, l’insuffisance de l’étape précédente et leur trahison actuelle prouve qu’il faut encore démocratiser ces partis politiques. Devenus des centres de placement de parlementaires professionnalisés, incapables de défendre ne serait-ce que l’autonomie de l’État dont dépend pourtant le sens de leur fonction, ils ont failli. Pour récupérer la confiance des citoyens, ils devront agir dans un cadre constitutionnel renouvelé qui les oblige à tenir leur rôle, représenter les clivages majeurs et leurs enjeux, et réaliser effectivement l’orientation politique qui s’est révélée majoritaire. Pour ce faire, plusieurs moyens devront être envisagés pour que les citoyens puissent exercer un contrôle et une pression continue sur ceux qui ont été désignés pour cette réalisation, élus, gouvernants et haute Fonction publique. Si la liberté d’initiative et d’opinion la plus totale doit régner en amont des élections, ou plutôt de la votation sur l’orientation majoritaire de la puissance publique, le contrôle citoyen, garanti et agencé par la constitution, doit pouvoir encadrer sa réalisation effective par ceux qu’ils ont désignés pour cela. Non pas dans le détail bien sûr, mais sur l’essentiel, à savoir le respect de cette orientation, et des fondamentaux de l’intérêt général (respect de la souveraineté et de l’indépendance de l’État, intégrité et bonne marche des services publics, etc.). C’est dans le même esprit que le référendum doit être obligatoire pour valider ou pas toutes les lois constitutionnelles (la voie parlementaire doit être supprimée, la souveraineté constituante n’appartient qu’à la nation), les lois organiques, les lois de programmation et la ratification des traités, tout en permettant facilement les référendums d’initiative populaire. Pour ne pas saturer l’agenda politique de référendums incessants, il s’agirait de grouper une bonne partie de ces référendums obligatoires, et de les espacer suffisamment pour laisser la place à un véritable débat public en amont, avec toute la publicité que cela requiert.
C’est ici le cœur du changement de régime politique, c’est-à-dire de constitution, qu’il importe désormais d’opérer si l’on veut démocratiser l’État et la société plus loin et plus efficacement que lors des « Trente glorieuses ». Car la construction de l’État social, énorme acquis que l’on doit impérativement reconsolider en sortant de la mondialisation néolibérale, s’est faite sans réellement démocratiser l’État. Bien entendu, cette (re)conquête démocratique n’est possible qu’à la condition que nos institutions principales soient libérées de la tutelle exercée indûment par les institutions européennes. Augmenter la prise et le contrôle direct des citoyens sur les délibérations, décisions et réalisations communes que rend possible un État-nation, ne serait qu’augmenter la conscience de leur impuissance dans un État qui n’aurait pas recouvrer entièrement sa souveraineté. Peser sur des décisions publiques dans un État dont le budget, et donc les services publics, sont essentiellement contrôlés par les marchés financiers et dont les institutions sont soumises dans tous les domaines importants au néolibéralisme européen, c’est se contenter de peser de manière dérisoire sur l’accessoire ou le « sociétal ». Pas besoin de changer de constitution pour si peu.
Notes
[1] Encore une fois, les pratiques actuelles procèdent déjà, de fait, de cette logique, mais de manière incohérente avec les textes et surtout sans que les parlementaires et les gouvernements aient à assumer concrètement ce renversement de logique, et sans que les citoyens puissent pleinement bénéficier de ses effets démocratiques potentiels.
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