Les États créés sur la base d’une oppression identitaire ou colonisatrice sont nés sous des hospices objectivement problématiques.
24 septembre 2019
Ce texte concerne un phénomène qui semble peu analysé. À notre connaissance, seul l’historien israélien Shlomo Sand évoque le syndrome de l’héritage des persécutions des populations basées sur leurs identités supposées, qui reproduisent après, en image inversée, lors de leur émancipation, les problèmes liés à leur stigmatisation.
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Ce phénomène est complexe à saisir et ne profite de presque aucune exposition intellectuelle balisée, et encore moins d’un traitement médiatique, alors que la colonisation est, par contre, un problème rebattu. Pourtant, les États créés sur la base d’une oppression identitaire ou colonisatrice, comme par exemple l’Irlande ou l’Algérie (ou tous les pays émancipés de la colonisation), sont nés sous des hospices objectivement problématiques. Qu’est-ce à dire ? Il ne s’agit naturellement, en aucune manière, de leur faire le reproche, incongru, du processus qui a vu la succession d’une phase d’oppression identitaire suivie d’une construction identitaire en réaction de leur part, aboutissant finalement à une émancipation sur cette base. Il s’agit simplement de relever que cette conséquence, en quelque sorte inévitable, est problématique, et reproduit en quelque sorte de manière inversée le problème originaire.
Il est plus facile de saisir ce point avec des exemples limites rendant mieux compte de ce fait du problème que nous tentons de relever. Prenons par exemple le problème des Noirs américains. Lors des difficultés liées au grand mouvement des droits civils des années 1960 aux États-Unis, ce mouvement luttant contre la ségrégation dans les États du sud, certains militants noirs, notamment les Black Panther, excédés par la lenteur et la modestie des résultats obtenus, commencèrent à revendiquer la création d’un État séparé qui serait réservé aux Noirs américains. Cette revendication était parfaitement utopique, au sens littéral d’absence de lieu possible de réalisation, et au sens d’irréaliste. Elle n’avait aucun moyen d’être réalisée concrètement. Mais était-elle souhaitable ? Est-ce que toutes les minorités stigmatisées ont vocation à créer un État correspondant sur cette base même, y compris lorsque leurs droits ne sont pas respectés dans leur État ? Un État réservé aux femmes en Inde du nord, aux homosexuels en Arabie Saoudite, aux Noirs aux États-Unis et en Afrique du Sud, aux catholiques ici ou là, aux musulmans ailleurs, etc. ? Cette perspective n’est pas seulement absurde, elle est malsaine et dysfonctionnelle d’un point de vue politique et démocratique. Or, et il faut bien affronter ce problème, c’est le cas bien réel des États issus de la colonisation ou de la discrimination interne ou externe sur des bases identitaires, de l’Irlande ou d’Israël pour reprendre ces exemples célèbres de « nations sans États »[1], et serait celui d’un État palestinien si ce dernier était réservé aux Arabes de Palestine, des Kurdes si ce dernier était réservé aux Kurdes, ou même simplement dominé institutionnellement par eux sur cette base identitaire, etc.
On voit bien le résultat de cette logique en Israël. Examinons le processus et la logique qui a abouti à la spécificité de cet État, de la discrimination et de la persécution européenne jusqu’à la création d’un État fait tout exprès pour et dominés par les « Juifs », en entendant ce terme comme décrivant un seul et même peuple « ethno-religieux » issu de la diaspora relatée par la Bible. Comprendre ce que signifient problématiquement à la fin du XIXe siècle le substantif « Juif » et le substantif « Allemand », c’est comprendre le problème d’avoir plus tard un État allemand et un État juif. Les Juifs allemands[2] furent persécutés parce que Juifs. Le concept « d’être Allemand », devenait de plus en plus essentialiste et de moins en moins juridico-politique. Il s’était mis à exclure « concrètement », de manière tout à fait problématique, la possibilité d’avoir d’une part la nationalité allemande, donc d’être reconnu membre de plein droit d’une communauté étatique, et d’autre part le fait d’être Juif, c’est-à-dire membre d’une religion et d’une culture particulière.
Être Allemand, dans ces conditions, ne pouvait plus signifier « être membre de l’État allemand », par la naissance sur son territoire, par le fait d’avoir pour parents des natifs de son territoire, ou par la naturalisation. Il signifiait (et semble dans les mentalités allemandes contemporaines toujours signifier) être membre d’une ethnie et d’une culture particulière, transmises toutes deux génétiquement, l’une expliquant l’autre de manière circulaire et par la magie du sang et non pas par l’action historique d’institutions particulières. « L’État allemand » est ici une réalité toute artificielle et secondaire, inférieure parce qu’extérieure, en soi, à la nation comprise comme une réalité naturelle et hiérarchiquement supérieure. Cet État correspond, ou pas, à la dispersion géographique des « Allemands ». Allemand signifiant ici être d’essence germanique par le sang et donc par la culture et la langue. Ce même État peut intégrer en son sein, de manière problématique pour cette conception, des natifs ou des « naturalisés » qui ne sont pas des « Allemands » naturels, des « véritables » Allemands. Ces natifs ou naturalisés sont certes présents sur son territoire, mais ne pourront jamais devenir pleinement allemands. Pour cela il leur aurait fallu naître de parents disposant du sang allemand, seul sésame permettant pleinement la transmission de la culture allemande, inaccessible aux « étrangers », comprendre des gens nés d’un autre sang. Ce n’est donc pas dans cette logique le territoire, au sens stato-juridique, qui fait le citoyen, mais c’est la génétique censée produire des effets culturels spécifiques, seuls à même de justifier un statut public. Et quand « l’État » (qui n’a dès lors plus rien des caractéristiques spécifiques de l’État moderne) ne reçoit sa légitimité que d’une telle conception, il est mis au service de cette essentialisation pré-politique, et n’a d’autres limites géographiques que la puissance d’expansion de ce peuple déterritorialisé et la présence sur n’importe quel sol « d’Allemands » génétiquement et culturellement allemands. Nous écrivons État, mais c’est en réalité une manière fautive de s’exprimer. À l’époque où la conception ethno-culturelle et raciale de la « nation » (du Volk, du peuple au sens ethnique) prend de l’ampleur en « Allemagne », il s’agit toujours en réalité d’un Empire germanique, du Reich, qui correspond en effet bien mieux à cette manière pré-politique de concevoir le statut des personnes et des pouvoirs publics. Il n’y aura un véritable État « allemand » que lors de la République de Weimar et de la RFA, deux États républicains particuliers parce que nés de la défaite, donc imposés par les circonstances, et non pas directement issus de la volonté des « Allemands », compris cette fois comme des citoyens d’une communauté politique indifférente comme telle aux « origines » identitaires de ses membres.
Les Juifs tenants de l’assimilation contestaient alors, hélas sans succès, cette vision devenant hystériquement essentialiste de la nation, et en furent bientôt les victimes. Les sionistes en déploraient les conséquences funestes sur les Juifs allemands (et ailleurs en Europe où l’antisémitisme fait alors des ravages), mais n’en contestaient pas la logique. Au contraire, ils renversent le stigmate en fierté (comme beaucoup de Noirs américains après les déceptions des luttes pour les droits civils vers la fin des années 1960), et essentialisèrent à leur tour leur « nature » supposée, transformant leur « identité » (le terme est alors anachronique) sociale, historique, et religieuse en ethnie et en culture transmise par le sang[3]. Le sionisme se développa donc sur une base résolument identitaire, inversant l’ostracisme dont ils étaient victimes en revendication identitaire, puis politique, puis « nationale ». Ce à quoi s’opposaient d’ailleurs une bonne part des Juifs socialistes européens. Cette grande inversion d’une stigmatisation raciste en nationalisme identitaire nous rappelle cette vérité bien connue : l’inverse d’une erreur n’est pas toujours une vérité, mais bien souvent une erreur inverse, symétrique dans sa manière d’aborder (faussement) une question.
Toujours est-il que la naissance d’un « État Juif » se fit sur des bases « nationales » ethnoculturelles et génétiques, tout aussi problématiques que les conceptions délétères auquel il était censé répondre. Dans ce contexte, le territoire national n’est pas une conception juridique[4]. Il est la limite « naturelle » de la puissance de projection spatiale d’un peuple (prétendument) ethnoculturel, une réalité de fait et non de droit, qui tire sa légitimité et son essence d’un destin religieux, mythique, et qui n’a pas vocation à être stabilisé par des rapports politiques pacifiés avec ses voisins. Alors la nationalité s’y acquiert dans l’idéal par le sang, et pas par le sol. Un « Juif » de Russie a alors vocation à être israélien, et d’une certaine manière, il est déjà virtuellement israélien pour « l’État » israélien. Alors toujours, un Arabe né en Palestine, chassé de son sol par la conquête coloniale du sionisme d’après-guerre n’est pas Israélien et n’a pas vocation à le devenir. Les « Arabes vivant en Israël » deviennent ainsi logiquement des citoyens de seconde zone. Un « Arabe israélien » devient ainsi une sorte d’oxymore larvé, une réalité de fait mais pas vraiment de droit.
On voit ici que les concepts de « citoyens » et de « territoire », au centre de ce qui fait la nouveauté étatique contemporaine, réinterprétés par l’idéologie pré-politique identitaire et essentialiste, sont réduites à des conceptions métajuridiques et métapolitiques, des conceptions naturalistes, de fait et non de droit. Le droit ici est instrumental. Il sert la destinée naturelle d’un peuple dont la culture est pensée comme issue de la transmission génétique, dont l’unité est mythique et légendaire, dont le futur est une téléologie, dont le passé est la preuve de son élection divine, dont le présent est toujours justifié quoiqu’il fasse.
Aucune démocratie viable, solide et cohérente ne peut se construire sur de telles bases. Pour qu’un pays devienne véritablement un État moderne et a fortiori démocratique, il doit abandonner les conceptions essentialistes pré-politique du nationalisme ethnique, véritable impasse pour pacifier les relations internes à cette société et les relations externes vis-à-vis des États voisins. On doit pouvoir ne pas être catholique et être Irlandais, être Arabe et « Israélien » ou Juif et Palestinien, dépendamment de comment on nomme cet État[5], tout en respectant les limites territoriales, historiquement contingentes et non pas « naturelles », religieuses ou mythiques, des États voisins, et ainsi leur autonomie et leur souveraineté. Tant que la lutte entre Israël et les pays voisins sera comprise comme un combat entre Juifs et Arabes pour le même sol, alors il ne saurait y avoir la moindre solution, la moindre paix. Tant qu’il n’y aura pas d’État au sens contemporain du terme dans cette région du Moyen-Orient, où c’est le territoire et ses limites fatalement contingentes, reconnues par ses voisins, qui fait le citoyen, et non la race, l’ethnie, ou la religion, il y aura une guerre civile et coloniale permanente, car on ne peut obtenir en même temps une chose et son contraire. La démocratie contemporaine implique la règle de la majorité pour trancher tous les débats publics. Cette règle implique elle-même que toutes les voix se valent : un homme une voix. Ce principe d’égalité implique lui-même un voile d’ignorance assumé sur les caractéristiques individuelles privées de chaque citoyen (origine, ethnie, religion, couleur de peau, mœurs, préférences, etc.). Commencer à trier les citoyens selon ce type de caractéristiques, en faire des sous-citoyens ou des non-citoyens, est une logique d’apartheid ou d’épuration ethnique, parfaitement antinomique avec la logique démocratique.
Le territoire étatique n’est pas fragile parce qu’arbitraire et contingent. C’est au contraire sa force. Dans sa contingence et son abstraction, il est parfaitement adapté à une nation d’individus libres et égaux, qui forment une communauté politique parce qu’ils relèvent du même État souverain, et doivent donc assumer des décisions unitaires les obligeant à arbitrer politiquement et démocratiquement leurs divisions internes. L’unité ethnique et religieuse est une réalité pré-politique et pré-démocratique, intenable et incompatible avec la logique étatique et les sociétés contemporaines, et plus encore avec la démocratie.
La notion de souveraineté, matrice logique et juridique des États modernes qui deviennent dès lors des États et des sociétés politiques, est née des guerres de religion. Les critères d’intérêt public, de puissance publique, d’unité politique, de construction d’une communauté politique surmontant ses divisions internes par le droit, et de souveraineté qui permet l’effectivité de l’ensemble, ne sont praticables qu’à partir du moment où l’on ne tente pas de réaliser ce difficile processus de manière universelle, mais au contraire dans un cadre territorial délimité n’ayant pas vocation à s’étendre indéfiniment. Reconnaître le droit des sociétés limitrophes à faire de même, c’est construire une égalité de situation entre sociétés autonomes (mais en relations réciproques). Il n’y a de souveraineté que globalement reconnue par des sociétés politiques elles-mêmes souveraines. C’est donc renoncer au rêve impérial. La frontière territoriale, juridique, reconnue internationalement, en est à la fois le symbole et l’outil concret. Admettre quelqu’un à relever et faire partie de cette souveraineté territoriale (naturalisation d’un étranger), ne peut se faire sur la base d’une essence identitaire homogène, introuvable concrètement dans tous les États contemporains.
Bien sûr, puisque tous les processus de construction étatique sont des processus historiques situés agissant sur des sociétés particulières préexistantes, et produisant eux-mêmes des effets identitaires globaux sur la durée, chaque société étatique possède néanmoins sa propre empreinte « identitaire » construite progressivement par l’histoire. Mais cette empreinte recouvre toujours une grande diversité interne, et n’a pas vocation à remplacer la nécessaire neutralité des critères territoriaux, juridiques et politiques qui font toute la spécificité de la construction d’un État souverain et des sociétés politiques qui leur correspondent. Un nouvel arrivant devra par la force des choses se plier à la spécificité identitaire de cet ensemble commun, aussi flou qu’incontournable, fait de mœurs et d’idéologie s’il veut être socialement intégré dans cette communauté politique. Mais essentialiser cet ensemble implicite et contingent pour en faire le critère de qui a le droit ou pas d’acquérir une pleine citoyenneté, est franchir l’abîme qui sépare l’obligation de droit et la nécessité de fait. C’est de plus se tromper sur ce qui constitue la fameuse « identité » nationale. Une nation est la communauté de droit d’un État souverain. C’est l’histoire de cette souveraineté partagée, et ses évènements principaux qui progressivement forment une communauté symbolique et sociale particulière, au-delà de toutes les petites sociétés locales diverses qui constituent de manière composite cette unité de droit. Les identités homogènes anciennes, faites d’unité religieuse et traditionnelle, ne sont adaptées qu’aux petites sociétés traditionnelles. Les identités nationales correspondent aux réalités sociales radicalement différentes de la modernité et de l’histoire contemporaine, fondées sur la centralité du droit et la primauté du politique sur la religion et la tradition. Elles rassemblent puis remplacent les anciennes identités traditionnelles incapables d’assumer la diversité sociale et la pluralité idéologique inhérentes aux ensembles étatiques contemporains. La Yougoslavie, toute imparfaite fut-elle, était de ce point de vue un État plus moderne et fonctionnel que la mosaïque d’États identitaires quasiment non souverains qui lui ont succédé, au prix de terribles guerres civiles et internationales.
L’histoire traumatisante des populations stigmatisées sur des bases identitaires par des puissances coloniales explique souvent l’existence d’États qui mettent en tension deux formes contradictoires : la forme traditionnelle des anciennes sociétés qui se vivaient comme homogènes et la forme étatique contemporaine. Ces États tentent donc de maintenir le fantasme irréaliste d’une homogénéité identitaire issue d’un monde traditionnel dans le cadre d’un monde désormais universellement constitué d’États souverains et du capitalisme généralisé. Cet objectif les empêche de respecter les logiques abstraites, juridiques, politiques et territoriales, qui sont spécifiques aux réalités contemporaines, et dont nul ne peut miraculeusement s’abstraire. Que cette tension dysfonctionnelle soit issue d’une injustice initiale et d’une histoire traumatisante, ne rend pas pour autant ce type de construction légitime, efficace et adapté. Il tente vainement de faire tenir ensemble des logiques incompatibles. L’aspect dysfonctionnel et dissocié des États issus de ce mélange n’a selon nous pas d’autre origine.
Notes
[1] Il faut confondre « société traditionnelle » avec « nation » pour ne pas se rendre compte de l’aspect franchement oxymorique de l’expression usuelle de « nation sans État ». La nation ne définit pas une ethnie ou une anthropologie commune, mais le fait pour la communauté juridique et politique des citoyens d’un État donné de détenir sa souveraineté.
[2] N’oublions pas la conception ambigüe de cet adjectif.
[3] Donc inassimilable par le droit ou les relations sociales, ne pouvant donc s’agréger sans dommages à une société où coexistent d’autres formations ethnoculturelles.
[4] Au sens juridique, un territoire national est délimité et stable. Il correspond à un pouvoir de nature politique issu de l’histoire, où s’exerce une souveraineté d’un peuple non spécifié ethniquement mais défini politiquement par le partage d’une vie sociale réglée par un État commun à tous, organisant de manière unitaire les institutions et les décisions publiques.
[5] Précisément, sa dénomination cesse d’être essentielle à partir du moment où elle n’est plus censée refléter une essence pré-politique.