Un État sans souveraineté n’est plus vraiment un État, mais sa forme spectrale, une caricature sinistre et dévitalisée.
04 septembre 2019
Un État sans souveraineté n’est plus vraiment un État, mais sa forme spectrale, une caricature sinistre et dévitalisée. Pour s’en convaincre, il faut avoir à l’esprit ce qu’est un État au sens moderne du terme, et le comparer à ce qu’est devenu « l’État » français au sein de « l’Union » européenne.
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La dilution de la souveraineté nationale en voie d’achèvement permet aux classes dominantes de se débarrasser (enfin) presque complètement des pressions démocratiques qu’exerçait la communauté des citoyens sur les institutions, tout en bénéficiant toujours de l’efficacité de l’appareil d’État stricto sensu dont elles conservent les commandes. Telle est la situation présente.
Décrivant la partie de la population tardivement déchristianisée dans notre pays, le démographe historien et essayiste Emmanuel Todd montre que les anciens catholiques, bien que désormais athées ou agnostiques, sont toujours inconsciemment habités par des réflexes et des valeurs idéologiques héritées de la structure symbolique construite par l’Église catholique. Pour cette raison (et par goût irrépressible de la provocation jubilatoire), il les qualifie de « catholiques zombies ». Dans une certaine mesure, et en reprenant peu ou prou ce concept, il faudrait parler « d’État zombie », pour qualifier l’État actuel en France. Ayant perdu sa souveraineté et son caractère politique, mais ayant conservé son appareil de coercition et de maintien de l’ordre, ainsi que son vaste appareil intégré d’administration nationale, l’État n’a plus d’étatique que le nom. Désormais, et tant que les causes qui ont entraîné cette dégradation essentielle perdurent, l’État n’est plus l’État. Ou plutôt il n’est plus qu’une structure coercitive et bureaucratique, alors que depuis au moins le XVIe siècle et l’invention de la souveraineté, il était une forme politique originale, encore plus profondément politique que la cité antique.
Beaucoup de sociologues contemporains, de politistes et de philosophes politiques, suivent les thèses de Max Weber, du marxisme classique et du libéralisme lorsqu’ils identifient la spécificité de l’État avec ses seuls aspects coercitifs. Dans ces thèses, l’État est d’abord un pouvoir qui centralise la violence légale (« le monopole de la violence légitime », selon la fameuse définition de Weber), ainsi qu’une immense machinerie administrative. Un monstre, une sorte de géant, une brute effrayante, rendu, par son immensité, aveugle à notre dimension alors même qu’il dispose d’une force terrible. Or, ce parti-pris arbitraire est parfaitement contestable. La contrainte instituée se retrouve dans toutes les formes de société, et n’est en rien spécifique à l’État moderne. De plus, le fait qu’elle prenne dans un État souverain une forme politique la présente comme une décision publique et la rend solidaire d’une responsabilité identifiable, ce qui autorise autant une mise en question rationnelle et ouverte au débat, qu’une modification permanente. Cette coercition instituée devient ainsi relative, contestable et réversible, au contraire des contraintes sociales traditionnelles. Quant au fait de construire une machinerie administrative dédiée à un pouvoir central, bien que cela soit un aspect plus spécifique aux États modernes, cela se trouvait néanmoins déjà dans les empires durables et sophistiqués (par exemple la Chine classique, l’Empire romain, ou l’Empire germanique du XIXe siècle).
On peut donc affirmer qu’aucun des critères principaux retenus par ces thèses n’est spécifique à l’État moderne. À savoir, un vaste territoire qui circonscrit[1] la validité et l’effectivité d’une définition publique d’un bien commun, d’un ordre humain consciemment institué, issu de délibérations publiques, organisant politiquement cette communauté grâce au montage juridique de la souveraineté, permettant à cette communauté de disposer de son autonomie politique. L’État moderne est, en quelque sorte, comme un Empire romain qui reviendrait aux valeurs de la République mais dans les limites spatiales et humaines d’un royaume situé parmi d’autres royaumes au statut équivalent, et qui, après la Révolution française, assumerait également l’héritage démocratique athénien (pour le dire très vite !). Quoiqu’il en soit, l’État moderne est une des très rares formes politiques de société connues dans l’histoire.
Il est flagrant que cette définition s’oppose radicalement à celle que donne la sociologie allemande classique, souvent reprise par les autres sur ce sujet. Pour elle, l’État moderne est le monopole de la violence légalement instituée organisant un groupe humain, groupe défini de manière immanente et quasi « naturelle », le peuple ethno-culturel (voire la « race ») qui préexiste à l’État. Au contraire de cela, ce qui caractérise l’État politique, c’est sa capacité à donner les moyens de son autonomie institutionnelle à une société qui n’a plus besoin d’être coïncidente avec une ethnie particulière. Une société établie non plus sur une base mythologique ou métaphysique, mais sur la base de la délibération publique et de la volonté commune. Une société qui établit une unité[2] sur une base strictement politique. Certes, les questions « identitaires » ne sont jamais des détails. Lorsqu’un État rend politiquement solidaires des traditions sociales fortement hétérogènes, il faut soit que la contrainte d’un pouvoir central s’impose assez longtemps pour enclencher progressivement un phénomène unitaire subjectivement accepté (la France, la Suisse, et quasiment tous les vieux États), soit que les dangers d’une guerre civile ou d’une « épuration ethnique », ou encore d’une taille interdisant toute souveraineté réelle, fasse une unité de raison, jusqu’à ce que le temps obtienne le même résultat que pour les vieux États-nation (une bonne partie des États artificiellement créés par le processus de colonisation-décolonisation, notamment en Afrique).
La stabilité des frontières, relative certes, mais très supérieure à celle des autres types de sociétés, voire le concept même de « frontière » au sens juridique est une autre caractéristique des États modernes. Les conséquences de cette caractéristique sont importantes sur le plan géopolitique, puisqu’en s’établissant sur un territoire stable ou à vocation d’être stabilisé, un État peut être durablement reconnu par ses voisins (au contraire d’un Empire par exemple). Si cette condition est loin d’être suffisante, elle n’en est pas moins logiquement et pratiquement nécessaire. Accepter que les décisions d’une communauté politique s’arrêtent strictement aux limites territoriales juridiquement reconnues par les communautés politiques voisines et les autres États souverains, c’est la condition qui devrait être évidente pour la pacification durable et profonde des relations entre différentes sociétés politiques. Les dimensions territoriales des États modernes leur sont également assez spécifiques, généralement inférieures à celles des Empires, et largement supérieures à celles de la cité. Ces dimensions permettent à cet État (et à la communauté de ses membres) de disposer des moyens matériels, notamment économiques, d’assurer réellement son autonomie matérielle et sociale. Cette autonomie n’est bien sûr pas un synonyme d’autarcie, mais elle permet une politique économique globale faisant système, capable d’assurer sur la base du contrôle de son activité productive interne un développement économique partiellement autocentré et partant un minimum d’indépendance matérielle et de prospérité. Toutes ces caractéristiques, et surtout leur conjonction, sont spécifiques à la forme de l’État politique moderne.
C’est précisément cet ensemble essentiel que refoule la théorie de l’État de la sociologie contemporaine. C’est également ce que conteste la théorie antirévolutionnaire depuis Burke, et notamment la théorie catholique depuis la Révolution française. Ce courant de pensée ne voit dans l’État politique souverain que la tentative de bâtir artificiellement une société universelle sans respect des racines identitaires, ambitionnant de régler arbitrairement les relations sociales à la place des institutions dont c’était le monopole traditionnel comme la famille ou l’Église. Et encore le marxisme, qui réduit l’État à un simple instrument de domination de classe. Et l’anarchisme, qui le voit comme le frein principal à l’épanouissement de la liberté individuelle et collective. Et la sociologie wéberienne, qui le voit comme un organe de contrainte rationnalisée au service d’un peuple naturalisé. Et de l’individualisme contemporain, qui le voit comme une relique archaïque et dangereuse qui s’oppose à l’ordre universel à venir. Et la théorie libérale, qui le voit d’abord comme un pouvoir arbitraire à limiter et à diviser… La liste est loin d’être exhaustive. Innombrables sont les idéologies, issues pourtant de la modernité et de ses contradictions, aveugles et hostiles à la singularité historico-sociale de l’État comme forme politique inédite. À la faveur des grandes mutations du capitalisme néolibéral, ces idéologies sont venues « justifier » le démantèlement de la souveraineté et partant de ce qui faisait la singularité de l’État moderne, à savoir sa nature profondément politique. Tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle, elles ont donné ses bases à l’idéologie postnationale, adoptée par les classes dominantes pour mettre en place des institutions supranationales, en particulier l’Union européenne (UE), et pour les placer au-dessus de l’État national.
Aujourd’hui, il ne reste donc de l’État que son squelette bureaucratique et policier, et ses trompeuses apparences politiques (trompeuses parce que dévitalisées) héritées du moment précédent, celui de l’apogée de sa nature politique, durant les trois décennies qui ont suivi la fin de la Seconde guerre mondiale. Après que l’État moderne ait été amputé de l’essentiel de ce qui en faisait la singularité vivante, la description pourtant réductrice et inadéquate qu’en font les sociologues qui suivent Weber, finit par avoir raison[3]. Car aujourd’hui dans l’UE, l’État se réduit en effet, hélas, à une vaste machinerie administrative centralisée, apolitique[4], et au monopole de la violence légitime (peut-être jusqu’à ce que des milices privées viennent encore nous faire régresser à une situation anté-étatique comme on en voit les prodromes dans l’Amérique du Sud et du Nord).
Qu’est-ce qu’évoque un spectre, un fantôme, un zombie ? C’est la forme visible, dégradée, effrayante, d’une personne ayant pourtant perdu son principe vital, sa forme vivante. Un zombie, et c’est la raison qui motive sa rage ou sa nostalgie éternelle, est une entité étrange, entre deux mondes, hybride : « assez vivante » pour avoir une forme encore mobile et le souvenir de son ancien état, mais « trop morte » pour continuer d’assurer la matérialité de ses désirs et de son individualité. Elle erre aux environs des personnes et des endroits où elle était encore pleinement fonctionnelle, prenant une apparence visible mais spectrale, reconnaissable mais comme une caricature effrayante d’elle-même, hantant éternellement les lieux où sa présence avait jadis un sens et une portée humaine. L’État actuel, vidé de son sang et de son sens par le néolibéralisme et les institutions postnationales, est un tel spectre. Il est formellement reconnaissable par ses apparences extérieures, mais se réduit à la caricature que faisaient de lui ses ennemis d’hier, incapable d’assurer encore matériellement et spirituellement les fonctions qui faisaient son sens et son intérêt lorsqu’il était encore vivant, encore pleinement lui-même. Il n’est plus capable que d’effrayer les habitants, ou de susciter la nostalgie ou la rage de ceux qui voudraient récupérer une forme vivante d’action commune.
Cependant, cette métaphore signale aussi une réalité encore mouvante, pas encore définitive. Il reste possible de réveiller le demi-mort de son coma. Mais le temps presse. L’État politique ayant perdu beaucoup de son sang, il nous faut opérer une revitalisation, une transfusion sanguine, par la restauration unilatérale et rapide de la souveraineté nationale, qui est le cœur de son principe vital. Nous verrons alors immédiatement les mêmes causes produire les mêmes effets, et l’immense machine commune se remettre à vivre intensément, produire à nouveau les moyens de notre autonomie politique et matérielle, les processus de progrès social et démocratique se remettre à avancer, les luttes sociales produire des effets, les délibérations publiques retrouver des débouchés concrets et produire de ce fait des majorités légitimes, et l’unité nationale se reconstituer. Mais si nous attendons encore une ou deux générations, alors rien ne garantit que cette possibilité sera toujours là, et nous serons devenus nous-mêmes nos propres spectres politiques et démocratiques, rageurs ou nostalgiques, évanescents et sans force pour les siècles à venir, une Europe zombie, issue du meurtre inexpiable des nations politiques, souveraines et démocratiques qui la composaient.
Notes
[1] Au contraire d’un Empire, dont les limites spatiales, humaines et juridiques ne sont jamais stabilisées.
[2] Concept radicalement différent de celui d’homogénéité puisqu’il postule au contraire des différences substantielles.
[3] Il faut noter qu’à l’époque pré-Weimar d’une partie des travaux de Weber, sa description de l’État correspondait assez bien à l’Empire allemand qu’il avait sous les yeux, mais de ce fait n’avait aucune validité pour prétendre à une portée universelle.
[4] « Apolitique » : au sens où ses règles ne sont pas issues d’une délibération publique, légitimée par une décision réellement publique, correspondante à la société en question, et maîtrisée par elle.