C’est un paradoxe : ce que fait un État ne s’inscrit pas toujours dans la logique étatique. Parfois même, son comportement s’avère être en profonde contradiction avec cette logique.
26 juillet 2019
L’État moderne a quatre principales caractéristiques qui le distingue des logiques impériales : des limites territoriales circonscrites, des institutions centralisées, une universalité de la loi sur son territoire, l’identité du statut des citoyens en son sein. Mais du XVIe au XXe siècle, le colonialisme européen – qu’il soit espagnol, portugais, hollandais, anglais ou français – a produit d’immenses empires qui semblent démentir frontalement ces caractéristiques. Ou plutôt, il semble que ces caractéristiques ne restent pertinentes que pour définir l’État sur le territoire métropolitain une fois celui-ci devenu un empire colonial. Comment qualifier alors ces actions de l’État qui, contrairement à tout ce qui avait jusqu’alors fondé sa construction, font ici deux poids deux mesures et contredisent point par point ses propres principes de développement ?
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Tout d’abord, il faut dire que notre utilisation du vocable « État » est ici strictement conceptuelle, dans une optique historique, juridique et sociologique[1]. Ce concept regroupe les caractéristiques principales du développement de la souveraineté territoriale, celles qui ont transformé des sociétés traditionnelles en sociétés politiques. Il met en son cœur la souveraineté et sa capacité à créer la loi sur tout le territoire d’une société donnée, loi valable pour tous ses habitants, s’exerçant sur un territoire géographiquement stabilisé, juridiquement circonscrit, et coiffant un ensemble institutionnel centralisé, intégré et politisé. À ces caractéristiques principales, il faut rajouter l’unification idéologique, économique et sociale, unification produite par l’étatisation et condition de possibilité de la politisation de la société par le biais de l’État. L’usage du concept d’État n’est donc ici qu’heuristique, à savoir un jeu d’hypothèses visant à découvrir la logique du phénomène. Par conséquent, il ne rend raison que d’une partie de l’ensemble infini des phénomènes qui se sont déroulées dans le cadre des États, cette partie étant mise en avant parce que jugée constitutive de sa spécificité. Il laisse donc de côté toute une série d’autres caractéristiques historiques, qui ne procède pas de cette logique, voire qui la contredise.
Ce préalable étant posé, la colonisation peut être vue comme un contre-exemple de toutes les hypothèses étatiques, les validant au lieu de les contredire. De ce point de vue, le phénomène colonial semble constituer un apparent paradoxe. La colonisation est le fait des principaux États des temps modernes, et ne saurait donc être traitée comme un fait non étatique. Et pourtant elle contredit tous les traits caractéristiques de ces mêmes États modernes considérés sur leur territoire métropolitain. Mais ce paradoxe ne possède une consistance que si l’on prête au concept d’État une définition agrégative, regroupant indistinctement tout acte que puisse faire un État concret[2]. Un État peut parfaitement contredire la logique étatique sur tel type d’action, pour telle période et dans tel contexte. C’est d’ailleurs présentement le cas des États membres de « l’Union » européenne, puisqu’ils participent activement, et avec tous les moyens d’action que l’État permet, à la suppression méthodique de toutes les caractéristiques qui ont fait d’eux des États modernes, donc politiques et souverains.
On le voit, ne s’inscrit pas forcément dans une logique proprement étatique toute action réalisée par ce que les acteurs eux-mêmes dénomment « État ». Il ne suffit pas que ces acteurs agissent dans telle direction pour que le mot « État » prenne un autre sens. Si c’était le cas, nous ne disposerions d’aucun concept clair pour définir, qualifier et analyser le phénomène. Aucune critique de l’État ne serait plus possible, puisque le terme ne recouvrirait aucun contenu particulier. Affirmer par exemple qu’un État moderne est logiquement colonisateur, ou au contraire qu’il contredit la logique qui fait de lui un État moderne lorsqu’il se fait colonisateur, n’aurait aucun sens puisqu’on aurait renoncé à construire la moindre logique explicative spécifique à l’État. Tout au contraire, en disposant d’un concept stable, on peut affirmer que dans les sociétés étatiques modernes, toute une série de phénomènes est de nature antithétique avec ce qui fait la spécificité de l’État moderne, ou l’inverse. Par exemple, on peut observer certains phénomènes hérités d’une forme sociétale antérieure, survivant quelques temps dans une forme sociétale nouvelle, et pouvant même en contredire la logique en son sein. C’est le cas dans les premiers temps des « États modernes » : les liens féodaux, la noblesse féodale, la valeur sacrée de la tradition, les institutions corporatives, la notion d’Empire chrétien (etc.), continuent à faire partie de la réalité historique de ces États. En disposant d’un concept stable pour définir l’Etat moderne, on peut également affirmer que certains phénomènes concomitants avec la modernité sont contradictoires avec la logique étatique. Par exemple, il apparaît qu’à son apogée, l’Empire Ottoman[3] est la première puissance européenne, et que cette période correspond peu ou prou à celle de la naissance de l’État moderne. Pourtant, malgré une bureaucratie perfectionnée (pour son temps), sa logique n’est pas étatique mais classiquement impériale. Elle est en effet axée sur la domination militaire, la conquête, le maintien permanent de la contrainte militaire interne – notamment pour le prélèvement en hommes et en biens -, l’utilisation des élites locales et le maintien des institutions locales. Aucune des caractéristiques de l’État moderne ne peut s’appliquer avec pertinence à cette réalité néanmoins tout aussi contemporaine.
Pour analyser la question coloniale par rapport à la logique étatique, le principe ici retenu est donc d’appliquer un raisonnement similaire pour des phénomènes propres (cette fois) aux États modernes concrets, non réductibles aux réalités sociales précédentes, mais tout autant contradictoires, en tension avec les logiques ayant constitué la spécificité de l’État moderne.
Afin de saisir la logique qui sous-tend cette série de phénomènes extra-étatiques pourtant réalisés par des États modernes, quatre remarques importantes s’imposent.
Première remarque. Il faut relever que les sociétés colonisées sont pour l’essentiel extra-européennes[4]. Cela ne justifie ni n’excuse rien, mais souligne une évidence : ce qui est considéré comme permis et légitime[5] dans des territoires non chrétiens (considérés comme « sauvages ») ne l’est pas s’il devait s’appliquer en Europe. Or cela n’a rien d’évident. Dans les sociétés antiques, le « droit de la conquête[6] » établissait qu’un ennemi vaincu appartient au vainqueur et que son statut est désormais l’esclavage. Et dans le Haut Moyen-Âge, il en va encore fréquemment de même en Europe. Le fait de considérer tout habitant européen, même victime d’une conquête, parfois même s’il n’est pas chrétien, comme un sujet libre a priori, est spécifique d’une époque nouvelle. Tous les États modernes suivent cette logique sans difficulté, tant que le territoire européen est en jeu… et la contredisent en tous points lors des conquêtes coloniales. Si l’on veut bien suspendre un instant le caractère choquant de ce « deux poids deux mesures » et du retour de pratiques inhumaines de masse par les européens lorsqu’ils agissent en dehors de l’Europe, une chose apparaît alors nettement : ces deux logiques sont manifestement contradictoires et ne s’annulent pas l’une l’autre, mais elles se juxtaposent en suivant une distribution territoriale différenciée, pensée comme hiérarchique. Logique étatique européenne pour les territoires européens, logique extra-étatique pour les territoires extra-européens. La logique hiérarchique, conceptualisée par l’anthropologue Louis Dumont, est connue pour pouvoir englober le contraire d’un principe jugé supérieur, à partir du moment où le principe contraire se situe dans un domaine jugé inférieur. À l’échelle de la psychologie d’un individu, nous serions en droit de qualifier une telle attitude de « dissociation mentale », à l’origine de la schizophrénie, rompant l’unité psychique. Par conséquent, on ne peut pas arguer des pratiques coloniales pour démentir la logique étatique, car elle reste, pour les territoires européens, fidèle à une loi commune pour tous les sujets étatiques, à une circonscription territoriale juridiquement définie et stable, et à un concept de souveraineté respectant ces deux principes. Relever le scandale évident des pratiques coloniales[7] et la logique parfaitement contradictoire des principes étatiques en Europe et des principes coloniaux hors d’Europe, ne permet pas d’ignorer la réalité des pratiques étatiques au sein de l’Europe moderne.
Deuxième remarque. Toutes les pratiques extra-étatiques impériales et coloniales ont été des échecs, alors que les principaux États modernes sont toujours là, faisant preuve d’une remarquable durée. Quant aux sociétés ayant échappé à l’emprise de la métropole coloniale, pour perdurer à leur tour, elles ont pris une forme étatique. Et elles l’ont fait selon un schéma qui respecte in fine les caractéristiques classiques de l’État moderne. Du constat d’échec de la logique coloniale, en regard de la logique inverse, proprement étatique, on ne peut éviter de relever que lorsque ces deux logiques rentrent en contradiction, c’est la logique étatique qui se retrouve toujours gagnante. Cela s’explique simplement parce que c’est la plus cohérente avec les principes qui caractérisent les sociétés modernes devenues capitalistes[8]. L’histoire coloniale est l’histoire d’une contradiction vouée à l’échec. On ne peut sans contradiction flagrante proclamer des principes universels, instaurer une logique particulière à l’État, et faire tout le contraire quand on agit ailleurs, avec comme seule justification la nature présumée « sauvage » des populations colonisées. Il ne faut donc pas s’étonner si cette pratique contradictoire, hypocrite et intéressée, se termine toujours mal et soit systématiquement vouée à l’échec.
Troisième remarque. Les percées coloniales sont dès l’origine issues de logiques non étatiques. Le Portugal et l’Espagne enchaînent Reconquista contre les Musulmans et conquête coloniale. Or, la stratégie de conquête permanente, pensée comme moyen essentiel de la puissance du pouvoir central, ne saurait être efficacement étatique. Malgré un départ fulgurant de ces deux royaumes, le poids énorme de la conquête coloniale et de ce qu’elle exige et entraîne en retour, ont finalement affaiblit la dynamique étatique de ces deux pays, et les effets de ces difficultés se font encore sentir aujourd’hui. La volonté pourtant très centralisatrice des rois castillans s’est heurtée à l’influence délétère des conséquences de la réussite même de la colonisation espagnole, interdisant l’unification économique et institutionnelle de l’Espagne. Cette conséquence découle autant de la force particulière des particularismes de chacun des royaumes guerriers issus de la Reconquista que du type d’économie rentière, de prédation, d’argent facile, de décentrement qu’implique la logique coloniale. Tout au contraire de la stratégie ibérique, celle des royaumes normands en Angleterre et capétiens en France lors du Moyen-Âge classique, consiste en la stabilisation de leurs frontières pour durer et gagner en puissance. Car on peut certes créer un État par la conquête, mais pour qu’il perdure, il faut rapidement passer d’une logique de conquête à une logique de développement interne. Le Portugal, les royaumes hispaniques réunis sous une même couronne ont donc eu beaucoup de difficultés à réussir cette deuxième phase. Les autres royaumes colonisateurs ont partiellement échappé à ce syndrome du fait de l’antériorité de leur développement interne, autant pour la Hollande que pour l’Angleterre et la France. Cela n’a pas pour autant fait disparaître ces contradictions, mais cela a pesé moins lourd ensuite. L’Espagne ne pouvait pas investir l’or de la conquête dans des capacités productrices, car il aurait fallu pour cela bousculer les intérêts des propriétaires fonciers tout puissants. Cet or a donc intégralement disparu vers les secteurs dynamiques de l’économie européenne alors en plein développement. La force économique des cités italiennes, de la Hollande, de l’Angleterre et de la France, est alors essentiellement due à l’efficacité et la modernité de leur économie interne. Leurs succès coloniaux n’en sont que des adjuvants intégrés à un processus autocentré qui vient nourrir une économie déjà largement développée, centralisée et moderne, contrairement aux situations portugaise et espagnole. De plus, pour la France et l’Angleterre, la taille imposante de leur économie interne relativise le poids des activités coloniales. Voilà pourquoi on observe en Espagne et au Portugal de manière évidente ce qui est en réalité valable partout, mais de manière plus difficilement discernable ailleurs, à savoir les contradictions entre les logiques étatiques et les logiques coloniales, y compris du point de vue économique.
Quatrième remarque. Le fait colonial, par nature, constitue une économie spectaculairement inégale et décentrée. Quelques colons et – parfois – une infime partie de la population d’origine possèdent la presque totalité des terres et du sous-sol. Une économie nationale, pour être efficacement celle d’un État viable et fonctionnel doit assurer une unité économique et sociale minimale, même si elle est par ailleurs très loin de l’homogénéité. En son absence, devant des inégalités aussi massives et béantes, basées initialement sur la violence coloniale, les comportements de défection ou de guerre civile peuvent être jugés préférables au combat économique, social et politique national. C’est un facteur permanent de déstabilisation et de coups d’État à répétition dans un sens ou dans l’autre. Dans une telle situation, les classes moyennes sont dans une position particulière. Pas assez nombreuses et trop solidaires des rares très gros possédants, elles ne se sentent pas solidaires de la majorité de la population, qu’elles perçoivent comme une menace permanente. La politique et plus encore la démocratie, processus liés à la logique étatique, sont ici comme un défi permanent à une situation économique et sociale issue directement de la colonisation.
Affirmer que le fait colonial est la conséquence logique de la construction étatique européenne, c’est méconnaître les profondes contradictions entre la logique étatique et la logique coloniale et impériale. Certes, ce sont bien les États modernes européens qui en sont entièrement responsables (et coupables). Mais procédant ainsi, ils contredisaient ce qui avait fait la réussite de leur formule originale au sein de l’Europe occidentale. La colonisation répond-elle à une logique étatique ? La question mérite au moins d’être posée dans toute sa complexité. Nous sommes plus que sceptiques.
[2] Ce qui ferait disparaître instantanément toute valeur conceptuelle à ce terme.
[3] Que l’on fait débuter en 1453 lors de la prise de Constantinople.
[4] Mis à part notamment l’Irlande face à l’Angleterre.
[5] Cette légitimité néanmoins pose parfois question pour les colonisateurs, comme les exemples bien connus des Jésuites espagnols du temps de la conquête le prouvent, et quelles que soient les ambiguïtés de l’argumentaire jésuite, base cependant d’une partie du futur droit international.
[6] Nul mieux que l’irremplaçable Rousseau n’a démontré l’absurdité de l’expression « droit du plus fort », dans le chapitre 3 du livre I du Contrat social dédié à la dénonciation de cet oxymore parfait. Un droit uniquement fondé sur la force fait l’aveu qu’il n’a rien d’un quelconque droit.
[7] D’ailleurs dénoncé par de nombreux contemporains, alors que dans l’Antiquité nul n’aurait songé à dénoncer le scandale moral de l’esclavage issu du « droit » de conquête.
[8] Individualisme, droits fondamentaux de la personne, caractère politique des sociétés, division du travail laissée à la libre initiative des individus, etc.