Les supposées « passions nationalistes » et la Première Guerre mondiale

Présenter le nationalisme comme l’enfant naturel des classes populaires est faire injure à l’Histoire.

 

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16 juillet 2019

Les peuples des pays d’Europe sont-ils naturellement sujets à des « passions nationalistes » et guerrières ? Les deux Guerres Mondiales, et plus particulièrement la Première, sont mobilisées par les européistes pour répondre par l’affirmative à cette question, et justifier ainsi ce qu’ils estiment être un nécessaire « dépassement » des nations. C’est l’un des piliers idéologiques de la « construction » européenne : l’assimilation de la souveraineté nationale avec le nationalisme, l’ultime justification à la suppression des mécanismes démocratiques nationaux par l’UE.

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Ceux qui invoquent de supposées passions chauvines et guerrières populaires pour principale cause (ou du moins désormais la seule évoquée officiellement et médiatiquement) de la Première guerre mondiale tablent sur l’éloignement temporel pour faire passer l’énormité de l’hypothèse. D’après eux, l’Histoire montre que lorsque les peuples sont souverains – « livrés à eux-mêmes » pourrait-on dire – ils se livrent fatalement à des passions guerrières. Il s’agit là de l’actualisation de la vieille thèse libérale de l’immaturité du peuple qui implique que des gens raisonnables le délivrent du fardeau de la responsabilité politique et des décisions souveraines, dont il n’est en réalité pas digne.

Les historiens autorisés prétendent déceler un « consentement » à la Grande Boucherie chez les soldats enrégimentés en 14-18[1]. Cette affirmation, encore plus lorsqu’elle est assimilée à une explication, ou une cause déterminante, est démentie par tous les spécialistes en sciences sociales, en particulier en psychologie sociale, qui savent que c’est l’effet de contexte dans un cadre collectif et hiérarchique qui explique avant tout autre facteur l’obéissance des individus, et non pas leur « consentement » idéologique. Les historiens spécialistes de la période ne peuvent ignorer pourtant que ce qui prédomine dans les classes populaires lors de la montée des périls en 1914, c’est l’exigence de la paix, et non pas le désir de la guerre. La victoire électorale des socialistes lors des législatives d’avril-mai 1914 contredit au moins en partie l’affirmation d’un bellicisme généralisé au sein de la population française. A cette occasion, 102 députés socialistes entrent à l’Assemblée nationale. Leur opposition à l’allongement de la durée du service militaire est l’un des moteurs de cette victoire. Sans nier la nécessité d’une défense nationale, à ce moment-là, la préservation de la paix est alors au cœur du discours des socialistes, comme l’illustre l’attitude bien connue de Jean Jaurès, parfaitement en phase avec leurs électeurs.

De toute façon, a-t-on jamais vu de simples citoyens décider d’une guerre, et les chefs d’Etat, les classes dominantes et la hiérarchie militaire décider de faire la guerre en fonction de ce que réclament ces citoyens ? Certes, la propagande nationaliste a pu entraîner dans les tous premiers jours un enthousiasme patriotique, éphémère, les horreurs de la Première Guerre mondiale et l’incompétence irresponsable d’une majeure partie de l’état-major se chargeant de remettre une bonne dose de réalisme au sein des troupes enlisées dans une terrible guerre de tranchée. Cet élan, par ailleurs, n’est pas un démenti de la volonté majoritaire précédente de paix de la part de la nation. Avant l’invasion allemande, les citoyens français désiraient le maintien de la paix. Après l’invasion, ils sont déterminés à bloquer l’invasion allemande de leur pays. Est-ce si étonnant, et peut-on légitimement assimiler ce réflexe citoyen indispensable à qui veut préserver le cadre territorial et l’autonomie politique de la société dans laquelle il vit et dont il dépend, à du bellicisme ? Tenter d’assimiler l’idéologie nationaliste officielle des milieux dirigeants, et son emprise supposée sur le peuple, aux causes structurelles de la Première Guerre mondiale est une entreprise elle-même idéologique, un tour de passe-passe rhétorique.

 

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Relire la Première Guerre mondiale sous le prisme du « consentement » et des « passions nationales », permet de passer sous silence des raisons autrement structurelles et embarrassantes pour l’idéologie européiste :  en 1914, l’embrasement général est en réalité venu couronner la première mondialisation du capitalisme. Les liens commerciaux et financiers n’avaient jamais été aussi serrés entre les États européens et la concurrence entre eux n’avait jamais été aussi tendue[2]. Les croisements capitalistiques et le taux d’ouverture des économies, loin de garantir la paix, furent ainsi le cadre structurel du déclenchement de la Première Guerre mondiale, si ce n’est un des facteurs aggravants les plus évidents[3], avec ceux de la course à l’hégémonie économique et politique européenne, les ambitions concurrentes des vieux et des nouveaux empires et la compétition pour acquérir des colonies notamment en Afrique. La crainte de l’empire austro-hongrois et de l’empire ottoman, chancelants, de disparaître devant les nouveaux États-nations, les ambitions de l’empire russe, le militarisme prusso-allemand assis sur une puissance économique formidable alors en pleine expansion et en concurrence avec l’empire maritime britannique, tous ces facteurs géostratégiques sont infiniment plus pertinents pour comprendre le déclenchement de la Première Guerre mondiale que les supposées passions nationales. Il devrait être évident pour tout le monde que cette guerre est beaucoup plus liée à la première mondialisation du capitalisme et aux rivalités impériales qu’à la construction démocratique de l’État-nation et même qu’au nationalisme. Il est étrangement plus à la mode d’imputer aux victimes de la guerre elles-mêmes sa responsabilité plutôt qu’à ceux qui l’ont voulue, planifiée, ou à ceux qui l’ont attisée et financée, pensant en profiter.

Le nationalisme n’a en réalité que peu de rapports avec les causes structurelles de la Première Guerre mondiale. Au mieux peut-on le ranger dans la vaste liste des conditions de possibilité des guerres totales caractérisant les guerres contemporaines. Le nationalisme est toujours basé sur une définition identitaire de la nation, cette supposée « identité » étant posée comme supérieure aux autres et comme transcendant toutes les autres appartenances collectives, notamment les appartenances de classe. Or, le nationalisme n’a pas été inventé par les classes populaires et ne provient pas du fond des âges. Il est très récent dans l’Histoire et il concurrence la définition politique de la nation, définition dont la dynamique démocratique est favorable aux classes dominées et donc dangereuse pour les classes dominantes. En France, au début du XIXe siècle, la bourgeoisie sait que pour établir un rapport de force en sa faveur contre les puissances encore agissantes de l’Ancien Régime, elle a besoin de la mobilisation populaire. Mais échaudée par le souvenir de la Révolution française, il lui faut un type de mobilisation qui écarte toute considération véritablement démocratique. Pour cela, elle favorise et mobilise la légende identitaire qui reconstruit, souvent de toutes pièces, l’origine historique de telle ou telle unité culturelle, et propulse ainsi le nationalisme en lieu et place de la définition révolutionnaire de la nation.

 

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Tout le XIXe siècle voit ainsi l’idéologie de la petite et moyenne bourgeoisie s’enflammer pour la construction des légendes nationalistes. Elles sont censées pouvoir mobiliser les classes populaires des États devenus capitalistes, sans pour autant fournir des armes à la montée des revendications sociales et démocratiques de ces dernières, soumises aux formidables bouleversements du premier capitalisme sauvage. Le concept fondamental de souveraineté nationale, socle logique et pratique de la démocratie dans l’État, constitue donc le principal danger que le nationalisme était censé contourner, dévitaliser et contrecarrer. Plus les revendications démocratiques frayaient leur chemin, plus les classes dominantes ont promu le nationalisme afin de dépolitiser ce processus. En 1914, les paysans et les ouvriers ont été formés aux principes élémentaires de la citoyenneté par l’école gratuite et obligatoire, par l’armée de conscription et par l’extension continue du suffrage universel. Pour les classes dominantes, le nationalisme s’est alors révélé être le meilleur moyen de parer aux dangers de plus en plus pressants de leurs revendications socialistes et démocratiques. La situation était comparable de ce point-de-vue dans l’Allemagne du Deuxième Reich récemment unifié par la Prusse, dans la France de la Troisième République créée sur les cendres et les cadavres de la Commune, et dans tous les pays européens rentrant dans la modernité capitaliste et politique.

Le nationalisme n’aura été que l’étape intermédiaire d’une permanente tentative de détournement démocratique qui constitue bien le fil rouge des efforts idéologiques des classes dominantes de la modernité capitaliste. Il s’agit d’enrôler, de dominer et d’exploiter les classes populaires, sans pour autant leur concéder des processus démocratiques pourtant inhérents à la logique même des sociétés politiques qui succèdent à l’Ancien Régime. Mais les intellectuels « euro-compatibles » n’ont pas à se soucier de ces encombrantes réflexions puisque les enrôlés de la Première Guerre mondiale étaient consentants ! On peut donc légitimement supprimer les souverainetés nationales avec le sens du devoir accompli. Pour sauver la paix universelle, aucun sacrifice démocratique ne saurait être assez grand.

 

Notes

[1] Jean-Jacques Becker, Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, 14-18, Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.

[2] En 1907, une crise financière d’origine américaine se propage en Europe à travers les institutions financières interdépendantes, selon un scénario assez semblable à celui de la crise de 2007-2008.

[3] Notre époque immédiate, dominée par l’européisme néolibéral, n’est d’ailleurs pas sans similitudes avec ce contexte.

 

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