Depuis plusieurs années, la Catalogne et la Lombardie ont engagé un rapport de force avec l’État central pour obtenir leur indépendance. Peut-on considérer ces mouvements, qui réclament plus de liberté pour ces « peuples », comme démocratiques ?
9 juillet 2019
Évidemment, tout dépend de ce que l’on appelle un peuple ou une nation et tout dépend également des critères utilisés pour les qualifier de démocratique. Rappelons que la démocratie et la politique furent inventées par les Grecs lorsqu’ils prirent assez de distance avec leurs croyances religieuses pour ménager un espace critique sur le monde naturel et sur leurs manières d’agir en société. La politique est donc d’abord ce qui met en question les manières sociales de faire afin de les transformer librement, et l’affirmation implicite que cette mise en question et que cette libre transformation sont aussi légitimes que nécessaires. Légitime et nécessaire, puisque nous sommes des êtres de parole, de langage, et que nous créons nous-mêmes collectivement nos usages, la signification que nous leur donnons, les principes qui les justifient, et les objectifs communs que nous assignons à notre société. Mais les Grecs de l’Antiquité ne sont pas allés jusqu’à interroger leur origine et leur unité, qu’ils avaient reçues, comme toute société déjà constituée, et qui dans leur cas étaient encore prises en charge par le mythe, les dieux et la tradition transmise. Les conditions n’étaient sans doute pas réunies pour pouvoir aller jusqu’à ce degré de politisation de leur société. Socrate fut publiquement condamné à mort, et accepta la nécessité de cette inquiétude publique si ce n’est sa conclusion, pour avoir outrepassé cette limite, ayant mis en question les mythes fondant symboliquement l’origine et l’unité de la cité.
Mais à l’heure actuelle, vouloir fonder des institutions politiques nouvelles alors que l’on fait déjà partie d’une société politique, dans le but affiché de les faire correspondre à une essence ethnoculturelle postulée (« catalane », « lombarde », etc., dans les cas qui nous intéressent), non interrogée de manière critique et politique, est une contradiction dans les termes. On ne peut déduire d’une essence donnée, qu’elle soit présentée comme naturelle ou culturelle, la moindre institution politique. Pour être politique, une architecture institutionnelle globale devra au contraire considérer comme ouverte la question de la forme des relations sociales qu’elle structure, quand bien même elle reconnaît que ces relations sociales ne sont pas indéterminées mais issues d’une histoire commune. Tous ceux qui feront partie de cet ensemble institué, qui est toujours aussi un espace territorial, seront donc considérés comme n’ayant pas une nature particulière justifiant telle ou telle pratique sociale, mais au contraire feront partie de ceux qui sont habilités à mettre en question ces usages et à les transformer librement, sans préjuger du résultat.
Si tel n’est pas le cas, alors il y a deux sortes d’individus sur ce territoire : ceux qui correspondent à l’essence postulée – et qui ont le droit d’administrer librement cette essence inamovible – et ceux qui n’y correspondent pas et qui sont donc des « citoyens » de seconde classe, ou des non-citoyens, n’ayant aucune légitimité pour modifier ces règles. Cependant, même les citoyens censés correspondre à « l’identité » postulée ne sont pas censés pouvoir modifier les règles sociales fondamentales, puisque ces dernières ont été symboliquement séparées d’une pensée institutionnelle.
Comment en effet modifier une essence historique ? On sort donc en réalité par ce genre de démarche d’un espace symbolique politique pour se réfugier dans un imaginaire infra-politique, pré-politique. Une communauté qui se veut fondée sur une affirmation identitaire, est forcément infra-politique. Elle est fondée en dernière analyse sur une revendication d’hétéronomie sociale, sur une nature postulée, indisponible à la critique et à la transformation consciente. Les règles qui la structurent proviennent dans ce type d’imaginaire social d’une norme naturelle, ici l’essence ethnoculturelle d’un peuple, qui surplombe une société donnée en la fondant pour ainsi dire de l’extérieur. Le concept d’identité, malgré les apparences, n’est pas historique. Il n’utilise l’histoire que pour illustrer un récit téléologique. Il n’affirme pas que nos relations sociales ont une histoire ayant créé une mémoire commune et des usages communs, dont il faut, il est vrai, toujours tenir compte y compris, voire encore plus, lorsque nous voulons les transformer. Mais il affirme, tout au contraire, que notre unité, nos usages et notre mémoire commune proviennent d’une essence originelle, et que rien que nous puissions faire ne peut modifier cette essence, qui doit être toujours respectée. Par définition, cette identité de soi à soi ne peut être transformée. Elle peut tout au plus être trahie. Dans ce cadre, les institutions (ce qui organise publiquement, consciemment et volontairement les manières de faire) n’en sont pas vraiment et ne servent qu’à actualiser une essence éternelle non modifiable en soi. Cette manière de penser la société et les institutions est manifestement non-politique, ou plus exactement pré-politique. Et paradoxalement, elle aspire à se couler dans les institutions des États politiques, mais sans en respecter la logique. Dans un contexte institutionnel de ce type, il faut que tout change pour que rien ne change, afin d’actualiser une essence qui nie la politique en tant que telle, puisque la politique, elle, laisse toujours ouverte la question du contenu du projet commun.
Une société n’est jamais homogène. Son unité lui permet de préserver ces tensions dans le cadre de ses institutions. Lorsqu’elle se politise réellement, elle assume sa pluralité et ses tensions. En réalité, pour une société devenue pleinement politique, seule la forme démocratique est capable de relever ce défi, lui permettant d’assumer institutionnellement ses conflits internes, préservant ainsi sur le long terme cette unité. Dans une société démocratique moderne, le dernier mot revient toujours à une majorité changeante, ce qui laisse toujours une place instituée et temporaire à ceux qui ne se retrouvent pas dans la vision majoritaire du moment. Le pluralisme, associé à la souveraineté de l’ensemble des citoyens sur l’appareil institutionnel central commun à tous et arbitrant temporairement les volontés communes divergentes, permet d’exprimer cette pluralité tout en maintenant l’unité, et réalise une partie des projets communs qui recueille le plus d’assentiment dans la société.
Comment concilier cette réalité avec le modèle idéologique de l’identité, qui construit une essence originelle fantasmée, censée être réalisée par l’histoire ? À partir du moment où l’on tente d’établir les décisions publiques sur la base axiomatique d’une réalité objective quelconque, les « lois » de la nature, la « nature humaine », « l’identité nationale », « le destin historique », « la race », la loi divine, la tradition inamovible, le droit pensé comme un ordre autonome séparé de la politique ou les prétendues « lois » de l’économie, on rentre en contradiction frontale avec la logique des processus démocratiques décrits ci-dessus. Lorsqu’il s’agit de concrétiser un ordre posé comme déjà donné, déjà défini et non modifiable, tout débat public sur les finalités communes à atteindre, sur la forme et le contenu des institutions, devient oiseux. Et il devient même « dangereux » s’il conduit à contredire la « réalité » objective postulée. Il vaut alors mieux laisser parler les spécialistes autorisés qui connaissent cette réalité, et les laisser administrer unilatéralement les institutions afin de transformer la société pour, en quelque sorte, qu’elle puisse enfin devenir ce qu’elle est vraiment (dans son essence postulée). D’autre part, dans une telle configuration, le spectre de la guerre civile, de l’épuration interne, de l’ennemi de l’intérieur, est toujours présent. Ceux qui sont jugés ne pas correspondre à l’essence postulée, aussi évanescente qu’excluante, ne sont pas légitimes pour participer aux débats collectifs sur le contenu à donner aux institutions communes. Tout au contraire, la politique démocratique est l’ouverture à tous ceux qui sont concrètement concernés par les décisions publiques, à un droit à l’élaboration en commun d’un objectif public majoritaire. Dans une société prétendument « identitaire », la politique s’évanouit, et la chasse aux sorcières peut commencer. Une politique « identitaire » est une contradiction dans les termes. Par conséquent, si les indépendantistes Catalans et les Lombards (en supposant que ces deux catégories correspondent à quelque chose de substantiel) étaient porteurs d’un authentique projet politique, ce projet ne pourrait pas être identitaire. Un projet politique réaliste ne peut jamais être seulement constructiviste, et doit bien sûr tenir compte de l’héritage traditionnel, des mœurs communes, des mentalités collectives. Mais il ne peut pas se réduire à cette contrainte, du reste toujours diversement appréciable.
Etant donné que ces indépendantistes sont théoriquement déjà des citoyens, théoriquement déjà dans une structure institutionnelle pouvant abriter un projet politique, il leur faudrait d’abord expliquer en quoi ce cadre est inadapté. Or, justement, il se trouve que l’Espagne et l’Italie sont intégrées dans la monnaie unique et dans « l’Union » européenne. Ce sont donc des États qui ont perdu l’essentiel des compétences formant la capacité d’action politique permise par la souveraineté. Cette situation devrait donc être leur premier souci. S’ils étaient porteurs d’un véritable projet politique et démocratique, ils commenceraient par revendiquer le retour à la pleine souveraineté de l’État. Or, il n’en est rien. Tout au contraire même, puisque les indépendantistes Catalans en appellent au soutien de l’Union européenne ! Car c’est un fait, les mouvements indépendantistes catalans et lombards n’appellent aucunement à sortir de « l’Union » européenne, structure institutionnelle surplombante pourtant incontrôlable par les habitants de ces régions, alors que c’est bien cette structure qui décide arbitrairement de l’essentiel de leur sort économique et social. Le projet n’est donc clairement pas de rendre aux citoyens leur liberté institutionnelle.
C’est à travers une autre de leurs caractéristiques que l’on peut saisir leur objectif réel : ces mouvements sont hostiles à toute solidarité nationale avec les régions plus pauvres. Alors que leurs régions sont insérées dans des structures étatiques leur accordant déjà une large autonomie, il s’agit pour les indépendantistes de préserver leur espace économique de la redistribution étatique, c’est-à-dire de profiter d’un marché national sans en subir les contraintes. Sous couvert de lutte pour « l’indépendance » et de maintien d’une « identité culturelle », les régionalistes prônent d’abord et surtout l’égoïsme budgétaire.
Étant donné qu’ils n’ont ni projet politique ni aucune revendication de souveraineté démocratique, ces mouvements accentuent les phénomènes centrifuges et dépolitisant déjà en cours à travers la « construction » européenne. Et à moins de faire perdre toute spécificité aux termes de politique et de démocratie, les projets catalans et lombards ne sont clairement pas des projets politiques et démocratiques, quand bien même ils affirment le contraire et se réclament de ces concepts.
On pourrait s’étonner de l’assimilation faite ici entre l’indépendantisme lombard et catalan. Il faut dire ici clairement que nous ne les avons cités que comme des exemples parmi les innombrables facettes de la dépolitisation généralisée actuelle, et qu’en aucune manière il ne s’agissait d’analyser sérieusement les spécificités historiques, politiques et institutionnelles de ces deux territoires. De ce point de vue-là, nous ne leur rendons évidemment pas justice. Nous n’avons interrogé ces cas que sous le point de vue de leur nature politique et démocratique, et sous le crible du contenu particulier que nous donnons aux mots politique et démocratique. Certains pourrait penser que la sévérité de cette analyse convient davantage au cas lombard que catalan, que le mouvement indépendantiste lombard se réclame d’une identité fabriquée aussi artificiellement que récemment afin de servir une stratégie politicienne, et que cette analyse critique ne conviendrait pas au cas de la Catalogne dont l’unité de langue est réelle et la présence d’institutions propres est ancienne. De plus, l’Italie étant un État unitaire quoique décentralisé, et l’Espagne un État semi-fédéral « plurinational », certains pourraient estimer que les revendications catalanes font plus de sens que les lombardes puisque, contrairement à eux, on ne saurait leur contester une existence « nationale », un statut de peuple, et donc la liberté de disposer d’eux-mêmes.
Mais ces arguments ne font sens politiquement que si l’on fait droit à la notion de peuple et d’autodétermination en comprenant ces expressions comme le droit, pour des unités ethnoculturelles historiques, à faire sécession, en exigeant d’avoir des institutions souveraines sur cette base ethnoculturelle. Or, cette notion est apparue entre la fin du XVIIIe siècle et la fin du XIXe siècle, au moment où la vieille conception de peuple prenait un nouveau sens, celui qui transforme les anciens sujets des monarchies en citoyens. La liberté des « peuples » à disposer d’eux-mêmes peut donc se comprendre de deux manières radicalement différentes, voire opposées. Dans la conception politique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, toute la population concernée par une organisation étatique devient, sur ce critère objectif et non pas identitaire, souveraine pour décider de la forme politique du régime que prendra cet État. Ils disposent donc politiquement d’eux-mêmes. Pour les peuples qui changent de système étatique du fait d’une guerre de conquête, le même principe impose d’en passer à un moment donné par un référendum pour leur demander s’ils acceptent d’être inclus dans un régime étatique qu’on leur impose par la force des armes. Bref c’est la reconnaissance pour une population donnée, dans sa globalité, insérée dans un ordre institutionnel quelconque, de ne pas être opprimée par son pouvoir. Ce dernier devant être autorisé par cette population, en émaner, et non pas s’imposer à elle.
Par contre, si ce même principe d’autodétermination correspond à une essence ethnoculturelle postulée, plus ou moins avérée par l’histoire ancienne, essence qui doit se donner un État du fait que chaque « ethnie » aurait droit à son État, alors ce principe change radicalement de sens. De politique, il devient « identitaire ». Les conséquences pratiques sont essentiellement de deux ordres. Cette manière de faire favorise tous les dérapages visant à « purifier » ethniquement la composition toujours très mélangée des populations réelles. Par ailleurs, elle empêche la réalisation de l’autre définition, politique et démocratique, de la liberté des peuples de disposer politiquement de leurs institutions communes, celle où le peuple est entendu comme le corps des citoyens d’un État donné, en tant qu’il en détient la souveraineté, quelle que soient « l’identité » supposée ou réelle des citoyens. Observer Israël de ce point de vue, c’est observer la contradiction en acte de deux principes mutuellement exclusifs, celui de l’identité ethnoculturelle fondant un État, et celui de l’État pleinement politique et démocratique[1].
L’autodétermination peut donc s’entendre d’une manière ethnique ou d’une manière politique et démocratique. Prenons l’exemple du contentieux entre la France et l’Empire germanique au sujet de l’Alsace annexée par les troupes de Bismarck en 1871. Si l’autodétermination ne concerne que les peuples au sens ethnoculturel, les Alsaciens, de par leur histoire et leur culture germanique, ne sauraient revendiquer le moindre choix qui s’écarte d’une appartenance à des institutions politiques « germaniques ». Si elle concerne au contraire la liberté des peuples à disposer politiquement d’eux-mêmes, les Alsaciens sont libres de décider à quel ensemble institutionnel étatique ils appartiennent, puisque c’est par la seule force des armes qu’ils sont sortis de l’État français pour être inclus dans l’Empire. Certes, il faut convenir que c’était tout autant le cas lorsqu’ils furent sortis de l’orbite impériale par la France monarchique du XVIIe siècle, mais – et cela fait une différence proprement essentielle – à une époque où le principe politique de liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes restait tout simplement inconcevable. À l’époque où ce principe est au contraire devenu incontournable, et alors que des guerres viennent modifier l’appartenance étatique de populations otages de ces modifications institutionnelles obtenues par la force militaire, le problème est tout différent. Mais il redevient immédiatement superfétatoire s’il reste déterminé en dernière instance par une réalité non politique, celle d’une identité ethnoculturelle, qu’il n’y a par définition aucun sens à « choisir ». On peut comprendre que les Allemands, issus d’un État qui n’existait pas à l’époque pré-politique, et qui ne pensent leur unification étatique que par le biais de l’idéologie pangermaniste, ne puissent envisager qu’avec la plus extrême circonspection la notion de peuple politique, car elle contredit la vision essentialiste et ethnoculturelle du peuple – le « peuple allemand » étant perçu dans l’idéologie commune comme une donnée de l’histoire, une donnée non politique mais ethnique et culturelle. Mais devons-nous les suivre sur cette pente ?
Il existe quatre cas différents pour penser ce qui détermine le lien entre territoires, institutions et peuples à l’époque contemporaine, époque où ont ressurgi la politique et les processus démocratiques.
Dans le premier cas, un État au sens moderne existe déjà, quelle que soit l’ancienneté de ses frontières ou sa cohérence ethnoculturelle. Au moment où la politisation des institutions arrive, la population, en tant que le droit lui confère une personnalité juridique (la nation) devient la seule instance habilitée à déterminer la nature du régime de cet État. Ce cas est celui de la France et de tous les États unitaires anciens, ainsi que celui des États qui sortent de la colonisation. Dans ce cas, l’autodétermination du peuple prend un sens strictement politique et démocratique. On ne se base pas sur « l’identité » ethnoculturelle de la population concernée pour accorder le statut de membre de la nation formée par la communauté politique des citoyens. Ce statut est accordé sur une base universelle au sens intérieur et statutaire de ce mot, c’est à dire sans aucune distinction discriminante autre que des conditions objectives elles-mêmes fixées (et donc modifiables) par la loi : l’âge, le fait de disposer de soi-même, d’être né sur le territoire de l’État, d’avoir des parents disposant déjà de cette nationalité, etc.
Le deuxième cas de figure est celui de toutes les formations étatiques issues de la décomposition des anciens empires. Dans ce cas, il a fallu choisir plus ou moins arbitrairement des regroupements territoriaux en fonction des rapports de force entre les différentes entités sociales et historiques issues de ces empires. Ces empires structuraient leur organisation territoriale en fonction de découpages issus de l’histoire médiévale et de critères historiques et ethnoculturels. Ces critères ont pris une importance inédite au XIXe siècle du fait du développement du nationalisme romantique, une réaction idéologique à l’abstraction révolutionnaire. Pour opérer des regroupements territoriaux lors de la décomposition des empires, il n’a pas été possible de procéder en fonction de stricts critères politiques, et l’on a été contraint de mélanger les registres politiques et identitaires. Mais cette situation n’est en définitive qu’une difficulté conjoncturelle, factuelle, et elle ne justifie pas une validation sur le plan théorique et sur le plan des principes politiques. Ce type de moment historique – que l’on vit d’ailleurs réapparaître lors de la dislocation de l’URSS – mélange temporairement deux époques institutionnelles : celle des communautés ethnoculturelles insérées dans des empires, superstructures peu centralisées mais détenant le pouvoir éminent, et celle des États souverains, politiques, territoriaux, autonomes et centralisés[2]. Pour fonctionner efficacement selon les contraintes spécifiques de l’ère étatique contemporaine, les nouvelles constructions institutionnelles, quelles que soit leur forme, ne pourront pas garder les normes et les idéologies issues de l’ère précédente. Le nationalisme identitaire est d’ailleurs lui-même issu de ce mélange des genres. C’est le choc entre les anciennes formes institutionnelles et idéologiques de l’Ancien Régime et les révolutions de la fin du XVIIIe siècle, notamment des guerres napoléoniennes. Ce choc, à une époque où le romantisme prend son essor en partie face aux constructions abstraites du politique, entraîna sur le continent européen, en réaction à ce traumatisme, la formation de cette idéologie nationaliste. Cette dernière, que l’on ne doit pas confondre avec le concept de nation politique contre lequel précisément elle s’élève, permit de recycler les anciennes formes communautaires qui postulaient toujours une homogénéité sociale fondamentale, intégrée dans une structure corporative et hiérarchique, en idéologie moderne, individualiste et égalitaire, postulant également une homogénéité rêvée, mais sur une base désormais strictement identitaire et parfois, le scientisme aidant, raciale. Ce mélange des genres, réactif, conjoncturel, n’est toujours pas mort, et les ambiguïtés, les contradictions et les difficultés qu’il engendre entretiennent la confusion dans la définition politique de la citoyenneté.
Le troisième cas de figure dérive des difficultés du second. Il existe déjà un État moderne constitué, mais ses institutions instaurent une citoyenneté de nature ethnique, à deux niveaux hiérarchisés, rejetant hors de la sphère civique et politique toute une frange de sa population sur cette base ethnoculturelle. On peut penser hélas à de très nombreux exemples historiques : le Royaume-Uni vis-à-vis des Irlandais ; la France métropolitaine à l’époque de l’Empire français face aux populations des territoires qu’elle a colonisés ; Israël face à sa population d’origine arabe[3] ; etc. Cette population stigmatisée sur une base ethnoculturelle, et surtout lorsque cette stigmatisation et cette exclusion de la pleine citoyenneté se recoupe avec une cohérence territoriale de la population en question[4], n’a alors pas d’autre issue que la création d’un État sur cette même base ethnoculturelle, et non pas politique, mais en inversant la valeur ethnoculturelle en question, la faisant passer du négatif au positif. C’est selon cette logique dramatique que se sont créés notamment l’Irlande comme nouvel État souverain entre 1921 et 1938, Israël en 1948, ou que tente de se constituer l’État palestinien. Mais cette inversion, sur le moment salutaire, procède aussi à la reconduction du problème originel ayant causé ce biais identitaire. Il s’agit en effet pour ces nouvelles entités, de vouloir bâtir un État moderne souverain et territorial, mélangeant désormais irrémédiablement des populations d’origines culturelles et sociales diverses autour d’une structure idéologique unitaire politique et individualiste, spécifique à l’État. Le problème, c’est qu’elles débutent cette construction sur une base archaïque et problématique, celle d’unité ethnoculturelle, postulant une homogénéité substantielle, idéologique, religieuse et culturelle, seulement atteignable aux époques précédentes. Et le spectre de la guerre civile constitue l’horizon indéfini de ce genre de constructions. Les États issus de l’explosion de la Yougoslavie illustrent aussi cette contradiction fondamentale.
Enfin, quatrième et dernier cas de figure, celui où la formation d’un État moderne se fait sur la base d’une fédération ou d’une confédération « d’États » anciens, structures institutionnelles issues de l’Ancien Régime. Ces structures veulent se regrouper afin d’établir une puissance économique et militaire suffisamment intégrée et puissante pour faire face à leurs concurrents. Se pose alors la question de la base idéologique de l’unité de la structure fédérale et de celle des structures fédérées. La tentation est grande de plaquer une idéologie ethnoculturelle sur l’une comme sur l’autre, d’autant plus que la plupart des créations fédérales modernes se firent à l’époque du nationalisme triomphant. Les difficultés précédemment citées viennent alors se greffer sur celles inhérentes au fédéralisme et viennent entraver une pleine définition politique de la citoyenneté. Celle-ci implique en effet une conception universelle du citoyen, mobilisant la définition interne et statutaire de l’universalité en droit, un droit qui s’applique à toutes et tous sans distinction sur un territoire étatique donné. Pensons au suffrage qualifié d’universel, par exemple.
En résumé, si l’on reconnaît que l’ordre social d’une société donnée est un ordre créé par les hommes eux-mêmes et non pas par la nature ou par les dieux, alors on doit reconnaître que tous ceux qui le subissent sont fondés à participer en toute égalité à la formation des choix de cette société. Cette logique politique est, et sera toujours en tension avec une conception identitaire de la société.
Les mouvements autonomistes catalans, lombards, corses, basques, et autres en Europe, jouent avec plus ou moins de démagogie intéressée sur les difficultés et les ambiguïtés qui viennent d’être décrites[5]. Il est important de tenter d’analyser froidement les ressorts des mouvements indépendantistes, leurs fondements idéologiques et leurs conséquences pratiques, car les phénomènes que l’on dit « identitaires » conservent une grande puissance de mobilisation.
On les rencontre d’ailleurs dans tous les États, quelles que soient la forme institutionnelle de ces Etats et l’histoire de leur formation. Et même en France, alors que pourtant l’État a précédé et a construit politiquement la nation, les phénomènes identitaires perdurent, même s’ils ne prennent pas exactement la même forme qu’en Espagne ou qu’en Italie. D’ailleurs, de manière quasi-systématique, dans les sociétés modernes, une histoire commune et un ensemble de conditions communes produisent une identification à un ensemble idéologique partagé, aussi flou que réel. Parmi ces conditions, on peut citer les suivantes : la solidarité qui découle d’un partage commun des institutions faisant société ; la conscience que l’intérêt bien compris de tous passe par l’orientation générale des institutions communes ; l’effet de sillon d’une histoire institutionnelle commune et de phénomènes sociaux unitaires qui en découlent (la constitution d’un marché unifié, de l’universalité du suffrage, d’une éducation de base partagée, de la conscription universelle, du partage d’infrastructures communes, d’un même gouvernement, de lois communes, d’une histoire collective de plus en plus consciemment partagée et remémorée, etc.). Le patriotisme est le signe tangible de cette identification. Pour prendre un exemple trivial, il semble assez évident qu’il serait moins facile de se sentir concerné par la victoire d’une équipe sportive nationale si cette identification à une histoire commune, l’existence d’institutions communes et la conscience d’intérêts communs ne produisaient pas un effet « identitaire ». Celui-ci se manifeste alors comme un sentiment unitaire plus ou moins essentialisé produisant à telle ou telle occasion propice des affects communs.
C’est d’ailleurs sur la base de telles évidences que les européistes contestent l’argument de ceux qui invoquent l’absence de tout peuple européen pour affirmer l’impossibilité d’un État européen. Et là-dessus, dans une certaine mesure, ils ont raison. L’exemple français (entre autres) est là pour le prouver : la longue habitude de vivre dans une entité où toutes les institutions principales faisant société ont été regroupées et centralisées sur un même territoire, entraîne à la longue un phénomène identitaire et un sentiment national correspondant. Cependant, ce qu’oublient nos européistes, c’est précisément ce qu’implique une telle hypothèse. Il ne suffit pas, et de très loin s’en faut, de réaliser un marché intégré, des institutions et des processus de décision commune. Il faut que l’ensemble des institutions principales faisant société produisent des conditions réellement communes et soient puissamment unifiées et dirigées par des instances capables de réaliser une unité de décision, basée sur un intérêt commun débattu par tous et clairement identifiable. Or les institutions européennes sont très loin d’une telle situation – en réalité très difficile à obtenir – et ont pris dès l’origine une orientation inverse. Dès le début, elles ont fixé dans des traités une orientation économique néolibérale constituée de dérégulation et de libre-échange, donnant ainsi des limites très strictes à toute intervention politique sur l’économie, qu’elles soient à l’échelle européenne ou étatique. Cela produit de ce fait une divergence structurelle des entités intégrées (que Jacques Sapir nomme l’eurodivergence), qui amplifie structurellement les inégalités interétatiques, déjà très importantes au départ, en lieu et place d’une unité difficilement, systématiquement et très progressivement obtenue, comme dans les dynamiques étatiques. Par ailleurs, si les traités européens étaient entièrement refondus dans une optique cette fois réellement fédérale, tentant de créer un immense État européen, alors il ne serait plus possible d’éviter d’une part des choix cornéliens concernant l’orientation précise à donner à cette unification, et d’autre part cela imposerait des transferts budgétaires et financiers massifs afin d’obtenir cette unification territoriale minimale et au moins tendancielle sans laquelle aucun État n’est viable sur la durée. Or, l’immensité du territoire impliqué, aux frontières d’ailleurs constamment mouvantes, et les énormes disparités économiques, sociales et culturelles en jeu à cette échelle, rendent cet objectif plus qu’utopique, sans même compter les difficultés idéologiques, linguistiques, historiques, géographiques, les divergences profondes d’intérêt, etc. Ce n’est de toute façon pas du tout la nature des institutions européennes, bâties sur des principes et des orientations en tous points inverses. Le constructivisme idéaliste en matière d’institutions politiques a ses limites. C’est donc pour ce genre de raisons, pragmatiques mais primordiales, qu’il ne saurait y avoir un véritable peuple européen en dehors des utopies vagues des européistes, et non pas parce que les institutions politiques ne sauraient se greffer que sur des « nations » déjà existantes, ce que l’histoire a pleinement démenti[6].
On le voit, entre l’essentialisme des illusions identitaires régionales ou nationales, l’idéologie européiste, l’orientation réelle des institutions européennes, et ce qu’il est réellement possible de faire à cette échelle, le réalisme n’est guère facilité pour ce qui est de ce qui doit fonder des institutions politiques ! De ce point de vue, les principes fixés par l’ONU, plus modestes et pragmatiques, sont plus réalistes. Ici jouent deux principes cardinaux. Tout d’abord, les frontières actuelles, tout aussi contingentes et artificielles soient-elles, et elles le sont toujours et partout, ne doivent pas être modifiées. Ensuite, les souverainetés étatiques doivent être strictement respectées dans les relations internationales. Le seul motif recevable pour mener une guerre quelconque est la violation unilatérale d’un de ces deux principes par un État quelconque. Et dans ce cas, cette guerre doit être contrôlée, et autorisée par les instances dédiées de l’ONU.
Cette manière de faire, plus pragmatique et positive que les manières précédentes souligne les réalités qui fondent la logique interne des sociétés étatiques : leurs limites territoriales sont contingentes, historiques, et non pas naturelles. Elles n’ont pas vocation à correspondre à la moindre « nature » ethnique ou historique postulée par certains. Par voie de conséquence, une nation regroupe des gens qui n’ont pas la même « nature » historico-ethnique. Et c’est tant mieux, car la conception de la société qui sous-tend ce genre d’unité, qu’elle soit rêvée ou historiquement fondée, est incompatible avec la politique et la démocratie, seule pratiques rendant viables et pérennes une société étatique contemporaine. Il n’y a aucun drame au fait que les populations dont les traits culturels les rattachent au monde germanique ne soient pas regroupées dans le même ensemble étatique, se retrouvant qui en Allemagne, qui en Suisse, qui en Autriche, etc., du moment qu’elles ne sont pas stigmatisées, ou rabaissées à un niveau infra-citoyen pour cette raison. Il serait également parfaitement absurde de vouloir regrouper les Anglo-Saxons dans un seul État. Est-ce pour autant nier la nécessaire unité idéologique dont a besoin toute société ? Non. Cette unité devra respecter les divers effets de l’histoire commune, qu’elle soit récente (par exemple pour certains pays issus de la décolonisation) ou plus anciennes. Mais elle devra surtout se fonder sur la communauté de destin que produit ipso facto le fait d’être intégré dans une souveraineté commune, avec toutes les conditions de la souveraineté. Ces conditions ne sont, à la longue, créatrices d’unité véritable que dans un cadre démocratique. Car les processus les plus créateurs d’unité dans une société contemporaine, sont, de très loin, les processus démocratiques. Souveraineté et processus démocratiques sont donc les deux conditions les plus essentielles, devant les héritages historiques, pour produire une unité nationale.
La nationalité, concept contemporain et typiquement étatique, est une institution de fait et non pas de nature, ou issue de réalités culturelles immémoriales généralement réinventées voire même fantasmées[7], logiquement impliquée par la nature politique des États contemporains. Assumer ses implications politiques et démocratiques est beaucoup plus important que spéculer en vain sur ses aspects identitaires, qui ne fournissent jamais le moindre prétexte légitime pour fonder des institutions territoriales souveraines nouvelles. Cette dernière action n’est légitime que dans une seule et unique situation. Lorsqu’un État donné exclut de sa citoyenneté effective une partie de sa propre population sur une base identitaire. Et cette situation particulière de guerre civile identitaire produit hélas souvent en retour une réalité institutionnelle nouvelle qui perpétue un problème plutôt que de vraiment le résoudre, comme un miroir produit une image symétrique inversée.
De deux choses l’une. Soit la nation est un concept juridique et politique, et alors il est forcément territorial : sur le territoire d’un État donné, quelle que soit son histoire et la composition culturelle de la population concernée, cette population constitue une communauté politique citoyenne détenant en corps la souveraineté de l’État. Soit c’est un concept identitaire, et alors il doit se décliner sur un mode strictement culturel, et non territorial, juridique et politique. C’est pourquoi selon nous l’Espagne ou la Belgique, par exemple, ne sont pas des États plurinationaux, mais des États pluriculturels, qui reconnaissent notamment une pluralité de langues officiellement utilisables au sein des institutions publiques. Les découpages territoriaux qui correspondent néanmoins à leur administration interne décentralisée et qui se superposent à ces considérations identitaires sont des héritages historiques issus de réalités anciennes, pré-politiques. Elles se révèlent en dernière analyse contradictoires avec les réalités contemporaines étatiques, parce qu’elles répondent à des logiques hétérogènes à celles de l’État politique. Qu’il faille en tenir compte est une évidence réaliste. Mais pas au prix de ne pas en comprendre les contradictions avec la logique étatique et politique sur lesquelles elles se greffent de manière problématique.
Le cas du Canada est particulier de ce point de vue, rejoignant notre 4e cas de figure. Il était une sorte d’État plurinational pour de bien mauvaises raisons issues de son histoire coloniale, établissant de fait une citoyenneté hiérarchiquement distribuée en fonction de critères ethnoculturels. Il maintenait volontairement la partie de sa population francophone dans une citoyenneté de seconde zone, et dans une exploitation économique et sociale au bénéfice des anglophones à l’intérieur comme à l’extérieur de la Province. C’est pourquoi dans les années 1960 et 1970, le Québec était malheureusement fondé à menacer le Canada anglophone d’une sécession puisqu’il discriminait ses ressortissants francophones sur une base identitaire. Les indépendantistes doublaient par ailleurs cette revendication d’un projet authentiquement politique et social progressiste impossible à réaliser dans la structure fédérale canadienne existante, rendant cette démarche, doublement légitime. Ils avaient aussi l’ambition d’une politique internationale réellement autonome face à leur surpuissant voisin, puisque le Canada n’assurait pas non plus (et n’assure toujours pas) son autonomie pleine et entière vis-à-vis des États-Unis. Depuis les années 1960 et 1970, sur beaucoup de ces aspects, les choses ont bien changé. Grâce au puissant rapport de force établis par les indépendantistes, les Québécois sont devenus des citoyens de plein droit et ont fait cesser les versants les plus humiliants de leur exploitation économique en faveur des anglophones. Mais les indépendantistes, toujours présents, ont aussi, pour une partie d’entre eux, cessé de mettre en avant un projet économique et géostratégique original et démocratique (au sens social). Ils ont donc objectivement perdu beaucoup de leur légitimité originale et se retrouvent dans une situation moins lisible et plus ambigüe, se contentant pour les plus cyniques et politiciens d’entre eux, d’exploiter politiquement un ressentiment purement identitaire.
Vouloir tirer une légitimité politique d’une réalité historique en s’en réclamant pour justifier un projet de sécession sur une base identitaire reste pour nous à tout le moins problématique, à moins que ce soit la seule réponse à apporter à une colonisation de l’intérieur d’une partie de la population stigmatisée précisément sur cette base identitaire.
Le problème au fond n’est pas celui de la dimension identitaire d’une communauté quelconque qu’une étude sociologique retrouve dans tout phénomène social institué. Il est dans la reconnaissance des spécificités des contraintes étatiques. Unifiant une population sur des bases territoriales, juridiques et politiques, impliquant une unité d’action au niveau central, la logique étatique est dans le fond contradictoire avec une définition identitaire de la nationalité, sous peine de créer des problèmes insolubles et, dans le fond, illégitimes. À moins de souhaiter le destin de la Yougoslavie à l’ensemble de l’Europe et de l’Afrique (puisque ce sont les deux continents où le problème des frontières se pose encore avec le plus d’acuité), il faut savoir renoncer à une conception dépassée de ce qui fait société. Nous devons dire consciemment adieu au fantasme de l’homogénéité sociale et culturelle, déjà problématique aux époques antérieures, mais désormais radicalement incompatible avec les réalités institutionnelles contemporaines, à quelque échelle que ce soit.
La diversité réelle, anthropologique, historique, linguistique, sociale, géographique de la population « bretonne », pour prendre un dernier exemple, est incompatible avec le fantasme d’une homogénéité réelle qui procèderait de l’histoire et qui permettrait de répondre objectivement, en dehors de l’idéologie, à la question : qu’est-ce que le peuple breton ? Il est par contre plus facile de répondre à la question : qu’est-ce que le peuple français ? C’est la communauté politique à la tête de l’État français, communauté définie juridiquement, la loi conférant universellement à toute la population du territoire étatique français la citoyenneté selon le droit de la nationalité, sur la base du lieu de naissance et de la nationalité des parents, ou de la naturalisation administrative des nouveaux arrivants légalement admis qui en font la démarche. Ce statut juridique, construit sur le principe de l’universalité de la citoyenneté ne voulant pas distinguer selon des critères particuliers « d’origines » quelconques (sexe, culture, religion, race, etc.), octroie la possibilité pour toute la population du territoire de l’État de participer pleinement aux décisions communes. Cette définition, entraînant des conséquences concrètes essentielles, est objective et opérationnelle, parfaitement prévisible et acceptable par n’importe qui impliqué par les décisions étatiques communes inévitables quels que soient les endroits où l’on se trouve actuellement sur cette terre. On ne peut pas en dire autant des définitions identitaires de la nation, ou des utopies européistes post-étatiques, dans les faits des cauchemars démocratiques et qui restent pour nous, pour des raisons qui semblent substantielles, des antimodèles.
Notes
[1] Pour une mise en perspective historique et politique de cette tension constitutive et essentielle pour comprendre les difficultés propres à ce pays, on peut consulter les livres très éclairants de l’historien israélien Shlomo Sand, notamment Comment le peuple juif fut inventé ? Paris Flammarion, 2010.
[2] Y compris lorsqu’ils sont fédéraux, les États sont toujours infiniment plus centralisés que les empires issus de l’Ancien Régime ou des civilisations extra-européennes pré-étatiques.
[3] Israël dont l’existence est elle-même en grande partie explicable par le refus de bien des États européens, entre le début du XIXe siècle et 1945, d’accorder véritablement et durablement une pleine citoyenneté à leurs ressortissants de confession juive
[4] Les Black Panthers et les Black Muslims aux États-Unis face à la persistance de la ségrégation de fait de la population noire en vinrent à exiger la cession d’une partie du territoire pour former un État indépendant purement noir, utopie aussi irréaliste que significative par rapport aux mécanismes sociaux et aux tensions logiques que nous tentons de décrire.
[5] La Ligue du Nord a déjà abandonné sa stratégie indépendantiste. Il n’est pas sûr que l’évolution accélérée de décomposition de la structure européenne garde son actualité au mouvement catalan dans sa forme actuelle.
[6] Nous mettons des guillemets autour de « nation », puisque le sens contemporain de nation correspond à un concept proprement étatique, celui de la transformation du peuple d’un État donné en détenteur de la souveraineté constituante et politique de ce même État. Une « nation sans État » reste donc un concept problématique ou paradoxal. Les exemples historiques inlassablement cités pour valider une telle idée (Irlande, Palestine, Allemagne, etc.) participent toujours du cas numéro deux, trois ou quatre des cas de figure précédemment analysés. Ils valident pour nous leur nature problématique pour les raisons invoquées, et non pas au contraire leur valeur idéale et prescriptive. Supprimer leur aspect problématique, c’est retourner à une conception objective et politique de la citoyenneté et renoncer à leur composante identitaire.
[7] Voir par exemple Éric Hobsbawm (dir.), Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, Paris, Éditions Amsterdam, 2012, et Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Paris, Seuil, 2001. Ces ouvrages, et ceux qui leur ressemblent, sont généralement idéologiquement contestables. Ils n’en apportent pas moins la preuve historique de la construction artificielle « d’identités » qui doivent finalement très peu, pour la plupart, aux réalités d’Ancien Régime, y compris pour les pays anciens. De ce point de vue-là, la France et l’Angleterre sont des exceptions. Et même en ce qui les concerne, beaucoup est dû à la construction d’une unité nationale postrévolutionnaire par les politiques d’éducation, de conscription, de disparition des patois, d’unification du marché du travail, de redistribution, etc.