Le concept de citoyenneté est aujourd’hui complètement galvaudé. L’idéologie dominante a fait oublier le pouvoir collectif qu’il sous-tend en le restreignant à des devoirs individuels.
3 juillet 2019
Dans l’Antiquité, être citoyen c’est participer activement au gouvernement de la chose publique de la cité à laquelle on appartient, en vue de son bien commun. Un citoyen est le membre actif d’une communauté politique autonome, c’est-à-dire qu’il fait partie de ceux qui décident dans une société capable de se régir selon ses propres décisions collectives. Cette possibilité ne se trouve que dans les sociétés politiques. Les sociétés politiques sont celles qui présentent leurs institutions comme des choix délibérés, toujours modifiables. De ce point de vue, on ne peut pas être un citoyen sans être avant tout le concitoyen de ceux qui partagent ce statut collectif. Puisque c’est un pouvoir exercé en commun plus qu’un simple droit subjectif, la question préjudicielle à toute citoyenneté est donc : de quelle cité es-tu citoyen ? Par conséquent, être « citoyen du monde » est un oxymore, une phrase dénuée de sens et de toute portée pratique.
La citoyenneté : droit subjectif ou pouvoir commun éminent ?
La citoyenneté, pour être effective, doit certes prendre la forme d’un droit institué (par exemple le droit égal à exercer une magistrature publique en ne justifiant que de sa nationalité et d’un âge légal, de participer librement aux votations et aux élections, etc.). Mais c’est au fond bien plus qu’un droit. Dans une démocratie, on ne peut en effet réduire la citoyenneté à une simple capacité juridique octroyée par on ne sait quelle autorité éminente placée au-dessus des citoyens. C’est même l’inverse. Dans une société politique qui se veut démocratique, seuls les citoyens peuvent habiliter un pouvoir à détenir une quelconque autorité publique. Ils sont, collectivement, l’unique source capable d’octroyer des droits légitimes, y compris ceux qui instituent juridiquement leur propre pouvoir de citoyen. Être citoyen, depuis Rousseau, c’est être membre du Souverain. Il n’y a donc pas d’autorité supérieure à la collectivité des citoyens.
Pour Aristote, le citoyen est un magistrat bien que sa magistrature soit d’un type particulier. Au sens antique, un magistrat est un homme habilité à commander pour ce qui est des affaires publiques, que ces affaires soient particulières ou générales. Le citoyen dispose quant à lui d’une magistrature spécifique et permanente (les autres magistrats n’ont un pouvoir de commandement que pour une période délimitée et pour un domaine particulier), celle qui concerne les décisions communes sur les affaires publiques générales, notamment la création de la loi, ou celle de veiller à leur application concrète au sein des jurys, participant ainsi au pouvoir commun. Dans son origine comme dans sa logique, la citoyenneté est donc avant tout un pouvoir, et un pouvoir commun, concernant les affaires publiques générales, celles qui orientent le destin de la communauté politique en son ensemble.
Citoyenneté et légitimité des politiques publiques
Restreindre la citoyenneté à un simple droit revient à procéder à une réduction étroitement juridique de sa définition. Nier la dimension juridique de la citoyenneté serait bien sûr absurde. Mais le droit lui-même n’est qu’une institution comme une autre. Il dépend d’un cadre symbolique et pratique en capacité de structurer socialement ce qui le rend pensable et légitime. C’est le seul gage réel de son effectivité. Lorsqu’un tel montage symbolique rentre en crise et n’opère plus, le droit dont il dépendait s’écroule avec lui, se révélant soudainement n’être qu’un tigre de papier. Par exemple, à partir du XVIe siècle , dans le cadre monarchique européen, c’est l’autorité souveraine du monarque qui fonde le droit positif. Dans le cadre de la cité grecque antique et dans celui des démocraties contemporaines, c’est le pouvoir éminent des citoyens qui seul est en capacité de fonder le droit positif et qui conditionne le sentiment partagé de sa légitimité.
La citoyenneté, de ce point de vue, est d’abord un pouvoir instituant, impliqué par une volonté collective d’autonomie. Ce pouvoir instituant est symbolisé depuis la Révolution française par la souveraineté constituante que détient en corps la communauté des citoyens, cette capacité toujours ouverte de créer et de ré-agencer librement les institutions publiques. C’est de ce montage symbolique que dépend en dernière analyse le droit des sociétés politiques contemporaines qui pensent leurs institutions publiques sous le mode de la citoyenneté.
D’autre part, si le pouvoir citoyen contemporain s’origine dans cette capacité refondatrice (la souveraineté constituante), forcément intermittente et conjoncturelle, il est très loin de s’y épuiser. Il s’exerce aussi continûment dans une participation active à l’orientation des politiques publiques. Un citoyen digne de ce nom doit pouvoir participer réellement à l’autonomie de sa communauté politique, à part égale avec tous ses autres concitoyens. Il doit donc prendre part à l’élaboration de la loi par la délibération publique, par le vote et toute autre forme de décision publique. Ce pouvoir citoyen doit être organisé de telle sorte que les citoyens en corps pèsent de manière décisive sur la forme et le contenu de leurs institutions. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, dans son article 6, illustre déjà clairement cette conception de la citoyenneté : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation […] ». La logique qui fonde ce principe est limpide : l’orientation politique générale d’une société constituée de citoyens doit pouvoir être consentie, de manière directe ou indirecte. On peut croire que ce principe formel autorise toutes les hypocrisies, et de bien des manières c’est hélas évident. Mais ne voir que cela serait être aveugle à une vérité plus profonde, parce que plus essentielle et dont les effets bien réels ne doivent pas être sous-estimés : le sentiment général d’un consentement aux orientations que prend une société politique ne peut pas être frontalement contredit de manière durable sans faire exploser à terme la légitimité des pouvoirs publics qui s’affranchissent structurellement et durablement de cette contrainte sociale.
Citoyenneté contemporaine et souveraineté
Une communauté politique contemporaine dispose normalement des capacités d’action et de l’autonomie complète que confère la souveraineté étatique (voir l’entrée souveraineté du glossaire présent sur le site). C’est cette souveraineté seule qui lui permet de dominer politiquement, en droit, les pouvoirs privés internes à la société à laquelle elle appartient, et qui lui permet d’être juridiquement indépendante des puissances étrangères. Ces concitoyens doivent pouvoir dominer l’orientation politique de leur État puisque celui-ci forme la superstructure politique de leur société, superstructure institutionnelle à la fois délibérante, décisionnelle, exécutante et arbitrale. Cette communauté des citoyens (voir l’entrée nation du glossaire présent sur le site) est ainsi la seule habilitée à légitimer l’organisation des pouvoirs, la Constitution, le type de régime, l’attribution des magistratures principales, les grands arbitrages, les politiques publiques, etc. Être citoyen, c’est ainsi avoir le monopole, avec ses concitoyens, de l’orientation de la vie politique de la société dans laquelle on vit. Dans un État moderne, c’est être collectivement souverain, c’est détenir en corps avec tous les autres concitoyens la souveraineté de l’État, formant ainsi une nation politique.
La configuration institutionnelle actuelle est intenable
Compromettre cette logique comme les dirigeants européens l’ont fait en déconstruisant la souveraineté, c’est compromettre à terme l’effectivité de tout notre droit, puisque plus rien ne nous permet de le considérer comme légitime, bénéficiant de notre consentement. Certaines situations historiques gangrenées pour des raisons structurelles ne semblent perdurer, temporairement, que par la force de l’inertie. Le temps que les forces sociales prennent pleinement conscience des contradictions en cours et s’organisent alors pour redresser ou transformer ce qui doit l’être. Les Gilets jaunes sont bien sûr déçus de n’avoir pas pu réellement faire ployer le pouvoir actuel. En réalité, leur action salutaire et majeure aura réalisé l’équivalent d’une spectaculaire accélération historique. Ils auront mis en évidence, et accentué la crise profonde de légitimité des institutions politiques actuelles, affranchies de tout pouvoir réel des citoyens. Pour l’instant, cette accélération prend la forme d’un paradoxe. Alors que de plus en plus de nos concitoyens, formant majorité, prennent conscience qu’ils ne supportent plus l’unilatéralité des politiques publiques et leur éviction des processus de décision, l’inertie du système actuel semble pourtant inébranlable. Mais il ne faut pas se fier à cette inertie apparente. Le coyote des dessins animés continue étonnamment sa course même rendu au-dessus du ravin, du moins jusqu’à ce qu’il prenne conscience du vide sous ses pattes, c’est alors que les lois de la gravitation universelle reprennent cruellement leur empire…
Depuis une bonne trentaine d’année, les classes dominantes européennes se sont efforcées de réduire la citoyenneté, le pouvoir politique décisif qui découle de la souveraineté de la communauté des citoyens, à une pâle morale républicaine. Cette morale, sorte de variante laïque du scoutisme, prétend qu’être citoyen, c’est être altruiste, bien se conduire en public, participer activement à la vie associative, etc. Des termes nouveaux comme « éco-citoyenneté », ou encore « euro-citoyenneté », dont personne ne peut donner une définition claire et cohérente, ont fleuri dans les médias et les manuels scolaires pour diluer encore un peu le sens réel du mot citoyenneté dans l’air néolibéral du temps. Ce glissement de sens vertigineux en dit long sur la dépolitisation des sociétés européennes, engluées qu’elles sont dans la gouvernance technocratique de la mondialisation néolibérale. Les individus faisant partie des pays intégrés dans cette machinerie technocratique produisant des normes dépolitisées à jets continus, ne sont plus des citoyens dans les faits, même s’ils le sont toujours en droit.
Il faut néanmoins se féliciter de ce maintien théorique (et hypocrite) de notre statut de citoyen car l’énorme hiatus entre la manière actuelle de créer du droit et les seuls principes capables de le légitimer dans les esprits se révèlera intenable à terme.. Les contraintes publiques ne sont valides que s’il est possible de les relier de manière directe ou indirecte à la volonté commune des citoyens. C’est cette contradiction de plus en plus flagrante qui nous conduira à vouloir restaurer l’effectivité de notre citoyenneté.
Cela passera d’abord par la restauration de notre souveraineté, instrument juridique et pratique indispensable à l’autonomie de notre société qui se veut politique (voir l’entrée politique du glossaire présent sur le site). Car abandonner la souveraineté au profit d’institutions supranationales, en particulier de « l’Union » européenne, impliquait forcément d’abandonner cette autonomie et donc de déconstruire le caractère politique de notre société. Toujours par la même chaîne logique de conséquences, c’était transformer les citoyens en simples sujets de droit, une masse d’individus assujettis à un ordre normatif hétéronome sur lequel elle n’a plus la capacité de peser.
Si l’on ne veut pas faire à tout jamais partie d’un sinistre Cercle des Citoyens disparus, il est plus que temps de s’organiser pour reprendre notre pouvoir collectif. Pour ce faire, il est évident que nous allons devoir mobiliser notre souveraineté constituante, que nul n’est habilité à nous contester. Il s’agit de ré-agencer la logique de nos institutions publiques afin de leur rendre leur autonomie et de mettre enfin à leur sommet le pouvoir éminent des citoyens, en se donnant les moyens institutionnels pour que ce principe ne soit pas de nouveau un simple vœu pieux. Rares sont ces moments, mais nous vivons depuis le lancement du mouvement des Gilets jaunes un moment indéniablement constituant. Imaginer une sortie par le haut de notre impasse démocratique actuelle qui penserait pouvoir en faire l’économie, ou qui se contenterait d’en faire une promesse électorale, est sans doute une erreur profonde. Comme aucune force politique actuelle ne semble en mesure d’en représenter la nécessité tout en rassemblant une majorité effective de Français, cela signifie qu’il n’y a actuellement qu’une, et une seule voie possible : une dynamique constituante précédant toute future législature proposant une rupture avec l’ordre institutionnel néolibéral.