La situation impose de clarifier le sens de ces mots et les enjeux qu’ils recouvrent. Afin de ne pas se tromper de combat.
17 juin 2019
La démocratie et la république sont deux concepts en tension depuis l’Antiquité. La situation actuelle, qui est celle d’une déconstruction du caractère politique de notre société par des institutions supranationales, impose de clarifier le sens de ces deux mots et les enjeux qu’ils recouvrent.
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République et démocratie sont deux termes dont la diversité d’usage, souvent contradictoire, impose qu’on leur donne des définitions rigoureuses si l’on veut comprendre de quoi chacun parle. En l’absence de définition précise, on constate deux phénomènes : soit ils sont employés l’un pour l’autre, comme des synonymes, soit ils sont rattachés à une nébuleuse d’autres concepts. Dans le deuxième cas, le mot république est généralement rattaché aux mots citoyenneté et souveraineté, et le mot démocratie est plutôt rattaché aux droits de l’homme et au suffrage universel. Or, une analyse critique de ces deux termes montre qu’ils ne sont pas interchangeables et que les concepts auxquels on les rattache couramment n’est en cohérence ni avec leur origine, ni avec leur évolution historique. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, on se gardait bien de confondre ces deux mots ou de les rattacher arbitrairement à d’autres. Les origines de cette confusion conceptuelle se trouvent dans les bases idéologiques de la gauche, autant la gauche historique du XIXe siècle, que la gauche classique du XXe siècle et que la gauche renouvelée à partir des années 1960.
Historiquement, la démocratie a précédé la République. La première est une invention athénienne, la seconde est une invention romaine. La démocratie a été reliée à l’invention du politique à l’âge d’or de l’Antiquité grecque. La Grèce a donc été la première société politique. Il faut bien comprendre que s’il y a des pouvoirs institués dans toutes les sociétés, toutes les sociétés ne sont pas des sociétés politiques pour autant. Une société politique est une société qui s’auto-institue consciemment et publiquement. Dans les sociétés traditionnelles, les normes contraignantes qui font société – celles qui font que l’on ne fait pas telle ou telle chose et que l’on doit faire telle ou telle autre – sont légitimées par la tradition religieuse, les mythes, l’autorité sacrée des ancêtres, etc. Dans ces sociétés, le cadre qui fait société et les contraintes collectives ne se présentent pas comme des choix humains mais comme les applications d’une volonté divine inchangée et inflexible. Ces contraintes sont inquestionnables étant donnée leur essence. La société athénienne a renversé ce postulat en posant que, bien qu’il y ait des dieux, les contraintes instituées et les normes sociales sont des lois humaines, découlant de choix humains et ne relevant que d’eux. L’ensemble et l’articulation de ces choix constitue le droit, qui unifie la succession des choix politiques de la société et organise et assure consciemment son bien commun par ce biais. Les deux caractéristiques de ce droit sont, d’une part, l’étendue de son domaine – les hommes peuvent décider de tout ce qui est en leur pouvoir, virtuellement tous les domaines – et d’autre part, sa réversibilité – on peut toujours revenir sur une loi pour la changer ou l’annuler. Chez les Grecs, ce droit est constitué par la constitution établissant le régime et les lois établies par la communauté des citoyens. Chez les Romains, il est constitué par le droit sacré originel (avant la politique), la jurisprudence, les jurisconsultes, et enfin les lois (issues de différentes sources) qui n’ont pas ici la place centrale.
Les questions que posent immédiatement ce nouvel ordre sont les suivantes : des lois donc, mais par qui, pour qui et comment ? Dit autrement : quel doit être le régime de production des lois dans cette nouvelle société devenue politique ? Etant entendu que si ce régime venait à ne plus respecter le principe d’une société pacifiée par son droit issu d’un consensus, et si les décisions de gouvernement n’avantageaient plus que ceux qui les prennent, alors il ne pourrait plus être qualifiés de politique, mais de tyrannique. L’objet de la démocratie est de –mettre le peuple au sommet des institutions politiques et de lui donner le pouvoir concret (par exemple, à cette époque, par le tirage au sort des magistrats non spécialisés). Le peuple est alors défini politiquement comme l’ensemble des citoyens, et socialement comme les gens de peu puisqu’ils forment alors la majorité des citoyens. La démocratie est donc le régime où les citoyens les plus nombreux et les moins puissants socialement peuvent influer sur le contenu des normes collectives afin de rétablir un équilibre avec la puissance des possédants. Tel est l’enjeu du régime démocratique. Et les Athéniens de l’époque classique reconnaissaient crûment l’enjeu social de la démocratie, que ce soit pour s’y opposer ou pour le soutenir. Dans cette société, le choix du type de régime est bien la principale question, et la démocratie est au centre des polémiques, l’enjeu principal de la nouvelle autonomie du politique.
Mais certains philosophes comme Polybe puis Cicéron expriment mépris et hostilité pour ce régime plébéien. Pour eux, la démocratie est le régime du désordre social ainsi qu’une tyrannie collective. Leur idéal (comme déjà chez Aristote) va plutôt vers un mélange de monarchie, d’aristocratie et d’accord populaire, un régime mixte ne permettant à aucun des groupes de capter le pouvoir à son seul profit. Dans la Rome classique, le synonyme de la politéia devient la res publica, la chose commune. D’autre part, l’autorité reste sacrée et provient des ancêtres, la question de la continuité est au centre de ce qui justifie le pouvoir.
Pour les Romains de la république romaine, l’équilibre entre les différentes forces sociales et la stabilité du régime doivent prédominer sur les questions démocratiques. Alors que dans la démocratie grecque le citoyen était partie prenante des décisions collectives, tour à tour gouvernant et gouverné, chez les Romains, le citoyen est d’abord une personne qui bénéficie du même droit que les autres citoyens, la loi statuant sur la chose commune et non privée. Ce sont donc les Romains qui ont fait de la république un principe basé sur le droit. La communauté des citoyens était pleinement active chez les Grecs, participant directement aux décisions, elle devient en grande partie passive chez les Romains, généralisant le statut de sujet de droit, le citoyen se contentant d’approuver les décisions et les pouvoirs publics.
Telle est donc la différence fondamentale entre république et démocratie. À partir du XIIIe siècle, les penseurs politiques reprennent les choses où elles s’étaient arrêtées à la fin de l’Antiquité, l’appliquant à des nouveaux objets, les cités médiévales et les monarchies territoriales. Enfin, au XVIe siècle, ils le font cette fois en incluant la question de l’État moderne, donc souverain – car c’est par ce biais que les sociétés occidentales sont (re-)devenues progressivement, mais intégralement, des sociétés politiques. Tous ces penseurs usent des mêmes préjugés aristocratiques et oligarchiques que Cicéron et que les patriciens romains sur la démocratie – à l’exception notable de Spinoza et de Rousseau. Ainsi, tous les penseurs politiques modernes mettent en avant la république plutôt que la démocratie. Des villes autonomes (et non-gouvernées par un prince) et des États (comme les Provinces-Unies situées en dehors du principe monarchique), se décrétèrent, à raison, des républiques. Elles étaient d’ailleurs gouvernées par leurs patriciens et certainement pas par la plèbe qui se contentait de légitimer l’ensemble.
À la fin du XVIIIe siècle, les acteurs principaux de la Révolution française, partagent cet a priori et n’aspirent pas à établir une démocratie, mais un État de droit, donc une république. La Révolution (re-)met au centre de la vie publique l’autonomie du politique, le principe de l’intérêt commun et celui de peuple souverain. Cependant, si le peuple est bien souverain en tant que seul capable d’établir une constitution, il ne l’est pas en tant qu’auteur de la loi. Cette époque marque donc le retour assumé de l’autonomie du politique couplée au principe (typiquement républicain) de représentation, donc de gouvernement et de magistratures patriciennes électives.
Cette république vise cette fois encore prioritairement le maintien de la propriété, la garantie pour les plus riches que l’on ne touchera pas à leurs possessions, ni directement ni indirectement. Elle est hostile à la démocratie et interdit d’ailleurs les coalitions populaires (loi Le Chapelier). C’est donc un État républicain non démocratique qui succède à la monarchie absolue. Certes, c’est à cette époque que la souveraineté nationale, sans laquelle il n’y a pas d’État démocratique possible, connait une plus-value majeure, la nation devenant – dans l’État – le peuple souverain en lieu et place du roi. D’autre part, les questions sociales font l’objet d’un enjeu central à travers l’opposition des Jacobins et des Girondins. Les enjeux et les conditions de possibilité de la démocratie sont donc bien présents, mais sa possibilité néanmoins rejetée par quasiment tous les acteurs en capacité de décider pour les autres.
Mais au XIXe siècle, on se met à employer le terme de démocratie pour qualifier l’État de droit, libéral, constitutionnel, représentatif et parlementaire, d’essence oligarchique, soit la forme étatique contemporaine de la république. Non pas que la synthèse ait été faite entre la forme démocratique et la forme républicaine, résolvant ainsi un problème multiséculaire, mais tout au contraire, que la forme républicaine ayant visiblement gagné, l’on se sente alors autorisé à capter le concept de démocratie pour l’assimiler à son alternative politique. La république symbolise désormais universellement la création d’un État de droit constitutionnel, le progrès et le futur de toutes les sociétés politiques. La « menace » de la démocratie comme modèle alternatif est alors refoulée. Même les contempteurs de la république bourgeoise, comme Marx, nomment alors celle-ci démocratie. En supprimant le concept politique du pouvoir populaire, la démocratie et en l’assimilant purement et simplement à sa négation, la république, les nouvelles classes dominantes réussissent à vaincre idéologiquement leurs deux principaux adversaires, l’aristocratie d’Ancien régime, et le peuple. Elles y parviennent d’autant plus aisément que lesdits adversaires ne mettent pas la question de l’État au centre de leurs analyses et de leurs projets, mais uniquement la question sociale ex abrupto. En nommant eux-aussi démocratie le régime républicain bourgeois parlementaire pour le combattre, ils valident le tour de passe-passe idéologique des classes dominantes. Ils ne voient plus alors l’État que comme un instrument de domination. Et puisqu’il l’était effectivement car aux mains des seules classes dominantes, cela cachait désormais à leurs yeux que seul l’État avait permis le retour du caractère politique de la société, ouvrant ainsi la possibilité de la démocratie, et le champ de possibilité de leurs revendications.
Aujourd’hui encore, l’enjeu est de rendre l’État démocratique, pas de le détruire. Notre conviction est que, dans une société moderne, la démocratie n’est possible que dans le cadre d’un État. L’espoir d’une société plane et transparente à elle-même, n’ayant plus besoin d’institutions pour médier les rapports de force qui la traversent, est un songe creux. Pour activer les processus démocratiques, ceux qui renforcent les classes populaires par les institutions, un certain nombre de prérequis restent trop souvent dans l’ombre. D’abord, le caractère politique de la société doit être affirmé, et pour cela, un État de droit est absolument nécessaire, car seul l’État est aujourd’hui en mesure de permettre à une société d’être politique. Ensuite, la puissance et l’unité de cet État doivent être suffisants pour assurer son autonomie afin que les enjeux principaux soient accessibles à la volonté collective – qui sinon sera dépendante de conditions hétéronomes. La souveraineté de l’État, et la loi comme seule source des normes contraignantes collectives sont donc les conditions, non suffisantes mais absolument nécessaires, de la démocratie. Faute de ces éléments simples mais fondamentaux, l’on ne saurait reprendre la flamme athénienne pour lui donner une traduction contemporaine.
La mondialisation néolibérale, à travers ses institutions (Union européenne, Organisation mondiale du commerce, Fond monétaire international, etc.) et les traités qui les fondent, court-circuitent l’essentiel des processus démocratiques nationaux qui ont spectaculairement compensé la nature oligarchique de la république de 1945 à 1980. Si la république n’est pas la démocratie, il n’en reste pas moins qu’un État souverain, puissant et autonome est le seul garant d’une société réellement politique. Il s’agit donc de reconquérir la souveraineté de notre État – et de notre nation – et d’établir un régime démocratique à travers un processus constituant. On ne peut pas rêver cependant d’une tabula rasa, qui se condamnerait à n’être qu’un songe creux. Il faudra bien reprendre des pans entiers de l’organisation institutionnelle héritée de la république oligarchique, cadre par lequel nous nous sommes habitués de nouveau à un régime pleinement politique de la société. Mais ce cadre balisé, républicain, devra être compensé par des processus et des institutions cette fois résolument démocratiques, en procédant à un sévère droit d’inventaire.