De l’usage du mot « populisme »

Ou quand les fossoyeurs de la démocratie accusent leurs critiques de crypto-fascisme.

 

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4 juin 2019

Depuis une dizaine d’années, la (ré-)apparition du mot « populisme/populiste » pose question. On constate qu’il est surtout utilisé par les médias et les politiciens classiques pour « dénoncer » toutes les entreprises politiques et les pensées qui sortent du cadre de l’idéologie néolibérale.

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Le « populisme » comme signe de la crise terminale du clivage gauche-droite.

L’usage grandissant du terme de populisme est révélateur d’un fait majeur : les formations politiques traditionnelles – celles qui ont mis en place puis développé la mondialisation néolibérale – sont désormais définitivement déconsidérées aux yeux d’une majorité de l’électorat, surtout chez les classes populaires et dans une partie grandissante des classes moyennes.

Le terme de populisme recouvre toutes les tentatives de construire de nouvelles forces politiques autour de cette partie du peuple qui ne se sent plus représentée, en rupture avec les « élites », les anciennes forces politiques et les anciens clivages. Que rejette cette nouvelle majorité en déshérence de représentation politique ? Les « élites » telles que les directions éditoriales des grands médias, les journalistes politiques vedettes, les universitaires, les « experts », les directions politiques et syndicales des forces classiques de gauche et de droite, et jusqu’à ces notions même de gauche et de droite censées exprimer et traduire en actes les grands clivages de notre communauté politique. Elle rejette enfin tous les électeurs et militants qui défendent religieusement « l’Union » européenne, acteur institutionnel et symbole majeur de la mondialisation néolibérale, les mêmes qui condamnent dans l’enfer moral celles et ceux qui ne communient plus dans cette foi aveugle.

Tous ces acteurs, décideurs, intellectuels et électeurs du consensus des trente dernières années, sont désormais amalgamés par cette frange toujours plus majoritaire de la population qui a de solides raisons pour ne plus leur faire confiance. Car leurs intérêts et leurs convictions ne sont plus correctement représentés depuis tout ce temps. Ils savent ne plus pouvoir peser sur des gouvernements et des parlementaires issus de cette classe politique qui s’est auto-dessaisie du monopole de l’initiative des lois au profit d’instances antidémocratiques placées tout exprès hors du cadre national. Et ils constatent que, quelles que soient les divergences idéologiques et les oppositions politiques au sein de cette « élite », ses membres et leurs soutiens se retrouvent d’accord lorsqu’il s’agit de maintenir et protéger les cadres institutionnels qui les réduits à l’impuissance, en particulier ceux de la sacro-sainte « Union » européenne.

Pour les États dont les institutions démocratiques fonctionnent effectivement, les partis politiques ont une fonction bien précise : celle d’organiser le débat public à l’extérieur du parlement afin de donner un sens politique aux élections (trancher majoritairement pour une orientation politique spécifique), et donc un mandat politique clair et contraignant aux élus et au gouvernement. Mais les partis ne peuvent accomplir cette tâche essentielle qu’à la condition qu’ils reflètent effectivement les clivages majeurs sur les enjeux essentiels et que le pays dans lequel se déroule cet arbitrage public soit pleinement souverain.

Depuis trente ans au moins que la gauche et la droite communient ensemble dans la religion européiste, elles sont tombées d’accord pour retirer aux élections parlementaires nationales leurs enjeux politiques essentiels (économie, budget, monnaie, commerce, lois sociales et environnementales, etc.). La chaîne logique et pratique reliant les élections avec une orientation politique claire et spécifique, à l’issue d’un libre débat public, est donc brisée. En conséquence de quoi, les parlementaires de gauche comme de droite sont devenus de simples administrateurs d’une unique orientation néolibérale européenne. Partant, ils sont incapables de remplir leur rôle, et les partis actuels ne servent plus qu’à fournir des emplois à une caste politique professionnalisée et inutile. La gauche et la droite s’opposent désormais bien davantage sur des questions sociétales ou morales que sur des questions politiques au plein sens du terme. Et elles habillent leurs oppositions superficielles d’un style de langage et de communication que les professionnels du marketing leur vendent. Pour ce qui est de l’essentiel, la majorité des victimes de la mondialisation sait que rien ne peut plus désormais sortir de ce clivage gauche-droite. Dans l’univers institutionnel postnational qui est devenu le nôtre, toutes les questions essentielles se règlent désormais dans des négociations supranationales, sans mandat, sans publicité, sans débat public et sans processus démocratique. Elles sont inscrites dans des traités internationaux qui ont été soigneusement placés au-dessus (juridiquement parlant) des parlements nationaux et des constitutions nationales. Et la mise en œuvre de ces traités est pilotée par des institutions supranationales « indépendantes » (comprendre : indépendantes des processus démocratiques) comme la Commission européenne, la Banque centrale européenne, l’Organisation mondiale du commerce, le Fond monétaire internationale, l’OTAN…

Ce refus de soumettre désormais les choix fondamentaux de la vie de la nation à un processus démocratique n’est pas le fait de la seule caste politique classique. Elle est soutenue par toutes les directions éditoriales des grands médias, l’écrasante majorité des intellectuels, les directions syndicales, les électeurs de gauche et de droite européistes, ceux qui ne se sentent pas menacés par la mondialisation et se satisfont de cet ordre postdémocratique. Ce bloc du maintien du consensus est minoritaire, mais il monopolise tous les grands médias et toutes les institutions, il bloque toute alternative. C’est contre ce bloc que se lève le peuple non représenté politiquement, à travers le mouvement des Gilets jaunes et à travers l’abstention devenue massive et structurelle. Ce faisant, cette portion du peuple révoltée contre l’abandon des processus démocratiques prend de plus en plus conscience d’elle-même, de la légitimité de son refus du consensus et de son manque de représentation politique crédible. Et c’est ce peuple que tentent de capter à leur profit les forces dites « populistes ».

Ce qu’il y a de plus surprenant étant données les conditions que nous venons de décrire, ce n’est pas que le clivage gauche-droite, si essentiel pour la vie politique des années 1930 aux années 1970, ait perdu sa pertinence et son efficacité, mais c’est plutôt que cette division ait réussi à perdurer encore des décennies après avoir perdu son sens fondamental. Toujours est-il que sur ce sujet, les jeux sont faits et nous tournons actuellement la page de la résignation du peuple face à la mondialisation. La majorité des citoyens ne veut plus entendre parler de la gauche et de la droite, donc des partis politiques en place, ceux qui se sont confortablement coulés dans le moule antidémocratique des trente dernières années. Ces partis ont accepté de ne plus servir à rien, sinon à maintenir le consensus, et l’histoire les renverra un jour ou l’autre à leur néant politique. « Populisme » est donc le terme qui désigne le moment majeur de transition politique que nous vivons, où l’ancien vit encore et monopolise les places, et où le nouveau émerge de manière inefficace et floue, pour l’instant.

 

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L’Église universelle du postnational et son credo

Les victimes de la mondialisation sont d’abord bien sûr les personnes qui étaient déjà précédemment dans les situations sociales les plus précaires : les non diplômés, les classes populaires et les classes moyennes précarisées. Ces victimes rejettent logiquement toutes les nouvelles structures qui symbolisent le nouvel ordre institutionnel, et pour commencer la plus importante, « l’Union » européenne. Un gouffre – qui ne cesse ainsi de s’élargir – les sépare des tenants de la mondialisation (et de l’alter mondialisation). Car ces derniers acceptent comme un destin inéluctable et souhaitable la dynamique supranationale. Pourtant, il est bien évident que cette dynamique est issue de décisions institutionnelles identifiables, et pas d’un phénomène naturel. Il s’agit d’un processus classiquement politique, donc réversible.

Ou alors, que le contraire signifierait-il ? Dans la croyance européiste, nous irions vers une fusion glorieuse de toutes les sociétés en une seule et unique, rassemblant tendanciellement toute l’humanité derrière des institutions mondiales communes et bienveillantes, au service d’un intérêt général unique… défini on ne sait comment, par on ne sait qui. Comment ne pas voir là une version laïque de la « robe sans couture du Christ », de l’Église universelle de tous les enfants de Dieu ? Puisque tous les hommes ont été sauvés par Jésus-Christ, il n’y a plus désormais, depuis la venue sur Terre du Sauveur, de raisons pour que tous les hommes ne se regroupent pas sous la garde bienveillante des mêmes institutions, spirituelles et temporelles, celles de l’Église universelle chrétienne et celle de l’Empire temporel chrétien.

Mais la réalité de la mondialisation est bien plus plate et prosaïque, et ne répond en rien à la nécessité d’un destin historique glorieux planifié depuis toujours par une Main invisible. Le processus de mondialisation néolibérale est le fait d’humains. Il est la sinistre (et efficace) stratégie des classes dominantes pour mettre à l’abri des aléas électoraux la mécanique de leurs profits. Depuis la Guerre Froide, et sous l’influence des États-Unis, ce processus a vu la mise en place progressive d’institutions supranationales visant à supplanter celles dépendantes des souverainetés nationales. Ce nouvel échafaudage institutionnel, qui surplombe et domine un très grand nombre d’États et de sociétés différentes, est assez similaire au vieux mécanisme impérial. C’est ce nouvel empire universel, despote prétendument éclairé, que les classes dominantes veulent imposer pour horizon indépassable.

La gauche « radicale » refuse elle aussi l’évidence.

Toute la gauche « plus à gauche » que le PS est, comme lui, fascinée par le mythe postnational. Et tout autant que la social-démocratie, la « gauche de gauche », engluée elle aussi dans la croyance en la fin des nations politiques, se révèle incapable d’être à la hauteur des défis de notre époque. Cette gauche « radicale », si conventionnelle pourtant sur l’essentiel, proclame bruyamment à qui veut l’entendre qu’elle est l’arme pour briser l’austérité imposée par les instances européennes. Mais elle promet dans le même souffle que cet exploit pourra se réaliser sans sortir préalablement des institutions antidémocratiques de « l’Union » européenne. En Grèce, le gouvernement d’Alexis Tsipras, issue de ses rangs, a pourtant prouvé que la démocratie et le maintien dans l’UE sont deux réalités parfaitement incompatibles : les Grecs, censés constituer encore une nation souveraine maîtresse de ses institutions, auront par des élections législatives puis par référendum, exigé un arrêt de l’austérité imposée par l’UE. En vain ! Malgré cela, ni « Podemos » en Espagne, ni « Die Linke » en Allemagne, ni la « France insoumise » n’appellent à une sortie unilatérale de l’UE et de l’euro. Pour la gauche, l’idéologie postnationale se révèle être dans les faits plus importante que le respect du principe le plus élémentaire de la démocratie : se soumettre à un mandat clair et majoritaire des électeurs émanant de la nation souveraine, nation ne pouvant être déjugée par aucune instance intérieure – y compris son gouvernement et son parlement – ni extérieure, quand bien même ce seraient des institutions supranationales. Cet effet de réel est cruel pour l’ensemble de la gauche politique et syndicale et produit des effets dévastateurs pour sa crédibilité.

 

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Les partis et les mouvements politiques français sur la question de la souveraineté de la nation.

Nous avons vu plus haut comment il était devenu évident pour le plus grand monde que le vieux clivage gauche-droite, déjà politiquement si mouvant et ambigu tout au long de son histoire, ne recouvrait plus les clivages politiques essentiels. Dès lors, seuls ceux qui se désolidarisent de ce clivage ont une chance d’être entendus par la majorité des électeurs. Les acteurs politiques ont fini par le comprendre bien sûr, mais pour mieux éviter d’en tirer de véritables leçons, autre que rhétoriques. Après le vote britannique en faveur du Brexit et l’élection de Donald Trump aux États-Unis, tous les prétendants à la présidence en 2017 bénéficiant d’un accès réel aux médias se sont fabriqués à la va-vite un profil « antisystème ». Mais, de la droite xénophobe jusqu’à à la gauche « radicale », il ne s’agit que d’un ripolinage de circonstance, purement rhétorique. Et certains d’entre eux, dont le vainqueur de l’élection, ont compris tout le bénéfice qu’ils pouvaient tirer de l’abandon rhétorique du clivage gauche-droite sans prendre aucun risque.

Ce réalisme apparent recouvre en effet très mal l’évidence : si le nom de l’étiquette change, le contenu de la bouteille reste le même. Contre toute logique apparente pour des candidats censés incarner une rupture politique, aucun de ces candidats « antisystème » n’appelaient à une sortie unilatérale des institutions néolibérales, et d’abord de l’UE. C’était avouer ainsi qu’ils n’étaient que des « antisystèmes » d’opérette. Ces opposants de la dernière heure, y compris Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, n’ont pas proposé aux électeurs une restauration unilatérale de la souveraineté nationale, et donc une rupture réelle avec le consensus néolibéral postnational. Sur cette question cruciale, ils n’ont fait qu’évoquer vaguement son éventualité, dont ils seraient seuls juges une fois élus. Eventualité dont on peut être sûr qu’elle n’existe pas en réalité, tant une telle rupture implique d’être préparée, programmée, largement discutée, avalisée par une large majorité du corps électoral, donc contraignante et démocratique. On ne procède pas ainsi (rester dans l’ambiguïté sur l’essentiel) lorsqu’on est résolu et honnête.

Rendre à la France, à la communauté des citoyens de l’État et à l’État lui-même leur souveraineté implique une sortie immédiate et unilatérale de l’Union européenne. Il ne saurait-être question de négocier avec quiconque la restauration de la souveraineté et le retour de tous les processus démocratiques classiques dans leur pleine effectivité. Car la souveraineté, par définition, cela ne se négocie pas ! Et c’est logique : avec quelle autorité supérieure et extérieure légitime négocier le périmètre et le contenu de la souveraineté nationale ?

Le clivage politique essentiel de la période actuelle porte donc sur la souveraineté des nations, et donc sur la mondialisation néolibérale qui la nie. Elle oppose d’un côté les classes populaires rejointes par les classes moyennes précarisées et de l’autre l’essentiel des diplômés du supérieur et les « élites » sociales. C’est de ce deuxième côté que l’on trouve l’usage du concept flou de « populisme » pour désigner, en le condamnant, tout ce qui tente d’organiser ou de profiter de ce nouveau clivage. La gauche et la droite sont d’accord pour précipiter dans l’enfer du « populisme » la partie de la population qui refuse d’entériner la logique postnationale. Une partie désormais majoritaire qui ne peut que constater que son bulletin de vote, dans un tel cadre, a de moins en moins de conséquences politiques, et qui a compris qu’à terme, il n’en aura plus du tout.

 

Dore Gustave 70 I tried o be very calm to avoid causing any grief

 

L’assimilation de la contestation à un fascisme larvé, ou le populisme comme inversion de la réalité

Le phénomène décrit comme « populiste » par nos « élites » est aussi symptomatique d’un autre aspect crucial des évolutions en cours. Ce terme est à bien des égards un terme écran, qui masque ce qu’il veut dire vraiment derrière une dénonciation qui se voudrait morale et citoyenne, une posture grandiloquente. Cette trouvaille rhétorique vise à valoriser la posture de ceux qui taxent de « populistes » les adversaires de la mondialisation. En Europe, ce terme a des affinités de sens avec le fascisme, puisque c’est parfois ainsi qu’étaient qualifiés les mouvements fascistes, notamment, dans les années 30. En conséquence de quoi, il valorise ceux qui l’emploient en les présentant comme des défenseurs vigilants des libertés publiques, des protecteurs des institutions « républicaines » (autre terme démonétisé) contre un supposé danger crypto-fasciste. Le substantif « populisme » (du moins en Europe[1]) pour ceux qui l’emploient n’est qu’un euphémisme pour suggérer le fond de leur pensée sans pour autant devoir l’assumer, pensée qui est que ceux qui sont contre la mondialisation travaillent, volontairement ou non, pour l’avènement du fascisme.

Il est désormais évident que le concept écran de « populisme » est l’enfant naturel du grand refoulement des trente dernières années : la mondialisation néolibérale, et plus précisément le court-circuitage des processus démocratiques nationaux par des institutions et des traités supranationaux, a été accepté par toute la gauche et la droite. Or, c’est ce court-circuitage qui permet la déconstruction méthodique de tous les conquis sociaux et des services publics. En effet, dans un tel contexte institutionnel, les luttes sociales ne peuvent plus se traduire en actes politiques.

L’épisode politique qui a commencé il y a trois décennies nous rappelle de manière éloquente que la démocratie n’est pas le simple synonyme des libertés individuelles, but nécessaire mais distinct de la démocratie stricto sensu. Depuis l’avènement des sociétés étatiques modernes, elle signifie essentiellement que les membres d’une société aient pris le contrôle de leurs institutions. Elle implique donc que la communauté des citoyens soit au sommet de la hiérarchie des normes, qu’elle possède le moyen institutionnel de peser sur les lois, et qu’elle possède seule la souveraineté constituante, c’est-à-dire la capacité d’organiser et de réorganiser les pouvoirs et les institutions centrales.

En France, l’adoption par le Congrès du traité de Lisbonne en février 2008 a été le révélateur de l’abandon de ces principes cardinaux par la classe politique. L’inscription de ce traité dans la Constitution française, a été opérée par les parlementaires, sur l’initiative de N. Sarkozy alors Président de la République, moins de trois ans après son rejet par la nation française par la voie solennelle d’un référendum décisionnel, et après un débat démocratique national de plus d’un an. Personne dans toutes les « élites » de droite et de gauche ne s’est élevé pour dénoncer comme il se doit ce coup d’État présidentiel et parlementaire. Personne en position de responsabilité dans nos institutions actuelles, n’en a tiré les conséquences concrètes, comme l’avait fait en son temps le Général de Gaulle lors de la précédente trahison de la République par le Parlement en 1940. Ce constat illustre d’une manière particulièrement crue le consensus délétère au sein de toute la classe politique française sur l’abandon des principes de base de la démocratie. Depuis, d’ailleurs, tous les responsables politiques font comme si de rien n’était, comme si l’architecture institutionnelle de notre régime et de notre État étaient restée légitime et fonctionnelle. En acceptant ce coup d’État, ils s’en sont fait les complices objectifs.

Cette mauvaise conscience les travaille, et il faut donc rejeter sur ceux qui osent se dresser contre ce renoncement l’accusation dont ils se savent consciemment ou inconsciemment le légitime objet : être des antidémocrates, c’est-à-dire refuser le pouvoir du peuple, ne plus reconnaître à ce dernier le fait qu’il ait le dernier mot sur les questions politiques principales. Dans les époques précédant la modernité, lors d’un conflit politique ou religieux majeur, on accusait volontiers son adversaire d’être un païen ou un hérétique, ce qui justifiait alors son rejet de la communauté. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le symbole du mal absolu, justifiant que l’on emploie tous les moyens pour combattre quelqu’un, c’est bien sûr le nazisme, et par extension toute forme de fascisme. Depuis les débats célèbres (menés en France par les « nouveaux philosophes » dans les années 1970) sur le totalitarisme, les mots « fascisme » et « bolchévisme » désigne dans tout débat ce qui menace dans les sociétés occidentales les libertés fondamentales et les valeurs humanistes.

La condamnation universelle du fascisme et du nazisme est bien évidemment indispensable, seuls des fous peuvent aujourd’hui encore tenter de défendre l’indéfendable, l’épicentre de la déshumanisation du XXe siècle, pourtant riche en drames de masse. Le problème réside naturellement dans le fait d’assimiler tout ennemi idéologique au fascisme, pour mieux le disqualifier et fuir le vrai débat. Avec un véritable fascisme en effet, il n’y a pas lieu de débattre, il faut le combattre, légalement et physiquement. Mais avec un adversaire idéologique ou politique, l’accusation de plus en plus légère de fascisme ou de crypto-fascisme est une facilité qui fait injure au sérieux, à la gravité et aux enjeux de cette notion historique en la banalisant comme une injure commune.

C’est ici tout l’intérêt du terme « populisme » pour ceux qui l’emploient contre leurs adversaires. Il suggère, sans avoir besoin de le dire explicitement, que les « populistes » sont des antidémocrates en puissance, qui s’ignorent ou qui se dissimulent, voire des fascistes, larvés ou masqués. Ou des bolchéviques, ou encore des « Jacobins », puisque désormais le jeu des équivalences de l’enfer en politique ne cesse de s’étendre. Bref, des « totalitaires » virtuels.

En Europe le succès des formations qualifiées de « populistes » est directement lié, on l’a vu, à la disparition des processus démocratiques. En effet, cette qualification offre aux formations de la droite « identitaire » (euphémisme pour dire « nationaliste ») l’image « antisystème » électoralement performante dont elles ont besoin auprès de ceux qui sont victimes du système néolibéral. Pour bénéficier pleinement de cet effet d’aubaine, elles ont dû se couler dans le moule idéologique républicain et devenir ainsi l’apparent dernier défenseur de la souveraineté de la nation. Elles sont alors devenues plus « populistes » que « d’extrême-droite » – comme on les qualifie encore également. Ce sont en fait pour la plupart de « simples » droites xénophobes anti-mondialisation, habiles et ambitieuses. Si l’on voulait être rigoureux, on réserverait le qualificatif « d’extrême droite » à la droite antiparlementaire, devenue quasi-inexistante dans notre pays. Cette accusation de « populisme » contribue donc à une prophétie auto-réalisatrice : tant que des formations politiques de gouvernement refuseront de porter l’exigence du retour à la normale des institutions démocratiques, celles qui supposent une souveraineté nationale effective, les partis de l’ancienne extrême-droite seront les seuls à porter politiquement la voix de tous ceux qui refusent le consensus postdémocratique actuel.

Les « élites » et le FN/RN se retrouvent ainsi à se fournir objectivement et respectivement d’inestimables services : les « élites » se voient ainsi miraculeusement gratifiées d’un ennemi politique facilement haïssable et identifiable (leur « meilleur ennemi ») et peuvent assimiler à l’extrême-droite – donc implicitement au fascisme – tous ceux qui réclament la restauration de la souveraineté nationale et qui proposent de briser le consensus néolibéral. Et réciproquement, le FN/RN dispose d’un contexte idéologique qui lui est très favorable : toutes les « élites » médiatiques et politiques classiques le dénoncent comme ne faisant pas partie de leur camp, et crédibilisent ainsi sa conversion populiste. C’est un capital idéologique précieux et le FN/RN sait en user avec habileté. Evidemment, ce petit jeu n’est pas stable, chacun tentant de profiter le plus possible à son profit de ce blocage structurel. D’autre part, ce raisonnement n’est pas valable pour la droite actuelle, perdante de ce couple à trois. Elle fait donc des efforts pour inclure le pire du FN/RN dans ses programmes, la xénophobie, sans pour autant en tirer de durables effets électoraux, puisque le fond du problème est ailleurs, comme on l’a vu. Et le que le FN/RN bénéficie de la crédibilité issue de son antériorité sur une xénophobie déboutonnée…

 

Dore Gustave 17 In its leaves that day we read no more Canto 5

 

La gauche « radicale » tentée par l’aventure du « populisme »

Une partie de la gauche a bien compris la caducité irréversible du clivage gauche-droite et cet usage rhétorique, polémique et hypocrite du terme de « populisme ». Une partie des intellectuels et des leaders de la gauche radicale européenne réfléchissent en effet depuis un certain temps sur le moment populiste que nous vivons. Leur réflexion se nourrit notamment des études savantes qui étudient le populisme depuis la fin du XIXe siècle : la tentative manquée d’établir un troisième parti aux États-Unis à partir de la révolte des fermiers américains, les narodniks russes, le péronisme, etc. Cette réflexion historique débouche sur une tentative de modélisation des mécanismes de création d’une agrégation des frustrations politiques dans les moments où les institutions vacillent parce qu’elles ne savent plus répondre aux exigences démocratiques.

C’est notamment le cas des réflexions brillantes du philosophe argentin Ernest Laclau, et celles de la philosophe belge Chantal Mouffe (qui conseille Podemos et Jean-Luc Mélenchon). Ils ont compris que le populisme, loin d’être l’aberration politique dont il est question dans les médias, est en réalité un phénomène essentiel du politique, toujours au centre des mécanismes qui constituent un « nouveau » peuple à un moment T, lorsqu’il s’agit de trouver un nouveau consensus politique en dehors des anciennes majorités périmées. Ces philosophes politiques originaux ont aussi intégré à leur réflexion que la politique, est affaire d’affect plus que de froide rationalité. Il faut donc trouver des signifiants imaginaires assez puissants pour que s’investissent par leur biais des passions communes.

Les tenants de cette analyse tentent de revendiquer positivement le concept pour l’instant infamant de « populisme ». Ils se proclament eux aussi fièrement « populistes », comme les noirs américains depuis le mouvement des droits civils des années 1960 se proclament fièrement, par défi, des « niggers ». Mais cela recouvre de vrais problèmes. D’abord, celui d’accepter le terrain idéologique de l’adversaire, celui de l’euphémisme. Et dans ce cas, pour contrer l’adversaire, encore faut-il être prêt à le dénoncer comme celui qui a construit les institutions de la mondialisation, notamment « l’Union » européenne. Or, les leaders de la gauche radicale y ont souvent participé, au sein des différentes majorités de gauche. Ensuite, les tenants du « populisme de gauche » sont persuadés que les anciennes manières de faire de la politique sont obsolètes. Pour eux, la forme-parti classique, c’est-à-dire le moyen de proposer un programme national centré sur les enjeux majeurs et soumis à la sanction électorale, n’est plus la manière adaptée pour faire de la politique. Pour eux, le leader politique doit désormais être le relais de réalités dont il n’est pas l’auteur, car c’est le moment politique qui doit décider des formes politiques incarnés par les meneurs du « populisme ». Pour que cela soit possible, il importe alors que les « signifiants » – revendication principale, nom d’un leader ou d’un mouvement – qui vont pouvoir agréger toutes les frustrations, doivent être assez flous et plastiques pour pouvoir accueillir des significations disparates, voire contradictoires et réaliser une opération hégémonique au meilleur moment. Le mouvement doit épouser le débat tel qu’il est spontanément et non tel que ses meneurs voudraient qu’il soit. La forme « parti » est trop rigide pour une telle souplesse, pour la plasticité requise et la rapidité de décision impliquée par cette sorte de « leadership » suiviste. De plus, elle est bien sûr liée à la réalité nationale étatique, forme « condamnée par la mondialisation » (refrain religieux connu et typique de la gauche radicale). C’est donc une forme de « réalisme » basiste, qui travaille sciemment deux axes principaux : le flou idéologique pour rassembler au plus large, et l’improvisation institutionnelle pour mieux épouser immédiatement les nouveautés qui émergent sur le terrain.

Mais puisque leurs troupes et leurs électeurs proviennent essentiellement de la gauche radicale, les leaders « populistes de gauche », en France et ailleurs en Europe, ne peuvent et ne veulent afficher pour objectif la restauration de la souveraineté nationale parce qu’elle contredit le fond idéologique de leur famille politique, et qu’ils perdraient par conséquent l’essentiel de leur base militante et de leur électorat classique. En effet, l’idéologie de la gauche radicale est « basiste », morale, individualiste, et surtout postnationale. Les leaders et les militants de cette tradition idéologique ont toujours milité pour l’alter-mondialisation, et non la -mondialisation. Depuis quarante ans, ils ont passionnément valorisé le postnational, présenté comme un « dépassement » des nations et des États. Ils ont valorisé les « alternatives » en lieu et place de la politique institutionnelle et nationale classique. Pour conserver leur base militante et leur électorat, ils continuent donc à afficher des revendications floues sur les questions institutionnelles et démocratiques, en même temps que d’autres, classiques, favorables aux luttes sociales, mais en évitant de réfléchir sérieusement sur les conditions de possibilité pour qu’elles puissent déboucher sur de véritables victoires.

Cette stratégie se révèle, sans surprise, à contre-emploi pour fédérer les mécontents de la mondialisation. Il est désormais évident pour tous ceux qui ne supportent plus le consensus actuel que le piège politique principal de la mondialisation néolibérale réside précisément dans les institutions supranationales, en particulier l’Union européenne. La tactique « populiste » de gauche rassemble assez efficacement la gauche radicale, mais lorsqu’elle veut élargir jusqu’à une majorité gouvernementale, elle rassemble au mieux une majorité d’électeurs de gauche, comme en Espagne, ou une majorité de nature « populiste », donc hétérogène du point de vue idéologique, comme en Grèce, floue sur l’essentiel. Cet effet de trajectoire induit que les thématiques et les leaders ont évité les sujets qui clivent, et le point stratégique majeur. Et nous avons vu le coût énorme de cette tactique, gagnante parfois pour conquérir le pouvoir, mais perdante pour réaliser une dynamique démocratique de rupture victorieuse avec la mondialisation néolibérale. De n’avoir pas voulu créer l’hégémonie sur le sujet majeur, décisif, le résultat ne peut pas déboucher sur autre chose qu’une trahison des espoirs de rupture, et au final une dépolitisation aggravée de la population.

 

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Conclusion

L’enjeu qui se cache derrière le mot « populisme » est de première importance : le retour de la démocratie ou le maintien dans la postdémocratie. Tous ceux qui tentent de disqualifier par le terme de « populisme » l’exigence d’une rupture avec le postnational et d’un retour à la normale des processus démocratiques élémentaires qui sont liés à la souveraineté nationale, révèlent malgré eux le fond de leur pensée : le mépris du peuple et le refus de la démocratie au sens étymologique du terme. Nous ne devons pas nous laisser impressionner. Il y a une bataille décisive à mener sur le terrain idéologique et stratégique. On l’aura bien compris, les tenants du statu quo européiste ne se battent pas contre le « populisme », ils se battent contre un retour possible de la démocratie. Les « populistes » de droite (FN/LR, DLR) et de gauche (LFI) surgis de ce contexte malsain ne sont pas les bons représentants de la rupture avec le postnational. Ils ne veulent pas d’une rupture unilatérale avec « l’Union » européenne, et se servent du flou « populiste » pour mieux masquer cette vérité de base essentielle.

 

Notes :

[1] En Amérique du Nord et du Sud, si le populisme reste en général un terme plutôt dépréciatif, il évoque néanmoins d’autres réalités liées à l’histoire spécifique du continent, en particulier les mouvements contestataires agricoles aux États-Unis et le péronisme en Argentine.

 

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