Un « eurodéputé » ne représente personne. L’abstention est la seule attitude à avoir.
31 mars 2019
La campagne pour les élections européennes de 2019 a débuté et le mouvement des Gilets jaunes s’interroge sur la question de savoir s’il doit, pour cette occasion, présenter des listes de candidats. Cela pose bien entendu le problème de la légitimité de telles listes, comme se pose plus généralement la question de la légitimité de tout « représentant » d’un mouvement non-organisé, ne disposant pas de règles pour les désigner. Mais ce débat ne doit pas se substituer à un autre, situé au cœur des revendications de ce mouvement : celui portant sur la démocratie des institutions. De ce point-de-vue, les « élections » européennes doivent être dénoncées pour ce qu’elles sont : une parodie.
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Si des élections servent à désigner des représentants, alors qui les députés européens sont-ils censés représenter au juste ? Les « eurodéputés » sont-ils les représentants des citoyens de leur propre pays ? Sont-ils les représentants des citoyens des pays membres de l’Union européenne, sans distinction de frontière ? Sont-ils les deux à la fois ? Dans les trois cas, le principe s’avère anti-démocratique. Examinons chacun d’eux.
Si un « eurodéputé » français était un représentant du peuple français au niveau européen, cela signifierait que, techniquement, il serait possible aux députés d’une coalition de pays d’imposer des lois à d’autres pays. Les tensions qui apparaitraient au moment du vote des « lois » (européennes) seraient extrêmes et fragiliseraient la paix. C’est probablement une des raisons pour lesquelles le « parlement » européen ne produit ni ne vote pleinement les actes communautaires, contrairement à un vrai parlement, et que les principales « lois » sont conçues et décidées par la Commission européenne, composée de « commissaires » non-élus. C’est ainsi une administration neutre politiquement et sans mandat démocratique qui peut imposer la montagne de textes règlementaires à l’origine de la plupart de nos lois, et non pas des députés élus. Il faut bien avouer que c’est en fait la seule solution pour imposer des contraintes légales à plusieurs pays sans créer pour autant de fortes tensions internationales. Si le « parlement » européen avait les véritables pouvoirs d’un parlement, ces questions de domination d’intérêts nationaux au détriment de celui des autres seraient évidemment ingérables comme telles. La parodie de parlement qu’incarne le vrai-faux « parlement » européen jette ainsi un voile pudique sur cette réalité, donnant un vernis de débat pluraliste à des décisions unilatérales de domination internationales.
Si un « eurodéputé » était un représentant des citoyens des pays membres de l’Union européenne sans distinction de frontière, cela impliquerait nécessairement que ces citoyens se trouvent des intérêts communs, des intérêts supérieurs à leurs intérêts nationaux particuliers. Deux problèmes surviendraient alors. Premièrement : s’il est évident que, dans l’absolu, différents pays peuvent se trouver des intérêts communs, plus le nombre de pays concernés augmente, plus il leur devient difficile d’en trouver qui soient communs à tous. Deuxièmement, cette situation impose de définir en termes de droit la limite entre intérêts communs et intérêts nationaux. Ce qui implique préalablement de désigner qui doit détenir le pouvoir de fixer cette limite. Si l’on donne ce pouvoir aux États membres, cela revient à retirer l’essentiel de leur pouvoir aux institutions européennes. Même conséquence évidente si l’on donne ce pouvoir à une instance supranationale, extérieure au parlement. Enfin, si l’on permet aux « eurodéputés » de définir eux-mêmes ce qui doit relever des législations nationales et ce qui doit relever de la législation « communautaire », cela revient à faire de ce parlement une institution autonome, soustraite aux pressions démocratiques, donc tyrannique par définition. On sait que la solution provient du « principe de subsidiarité », couplé au découpage des domaines réservés et partagés au niveau des traités, ce qui est incompatible avec la définition d’intérêts communs. En effet, il ne s’agit pas de la distinction de domaines, mais au contraire du contenu de chacun de ces domaines où peuvent se dégager des intérêts communs ou pas, selon les circonstances et les avis des peuples, et non selon un découpage abstrait des différentes matières des politiques publiques. De plus, l’arbitraire permis par le « principe de subsidiarité », concept extrêmement gazeux, et privilégié pour cette raison, permet aux instances européennes de décider à la place des États selon leur bon plaisir, à moins que les gouvernements de ces derniers soient assez forts pour imposer leurs prérogatives sur tel ou tel dossier, le tout totalement en dehors d’une procédure lisible politiquement et contrôlable démocratiquement.
On le voit, il n’existe pas de solution pour faire de ce « parlement » un vrai parlement, au plein sens du terme, c’est-à-dire au sens démocratique du terme. Les artisans de l’Union européenne (UE) le savent bien, qui ont donné le pouvoir de trancher ce qui relève du droit européen à des instances supranationales : la Commission européenne et la Cour de justice de l’UE. Des institutions dont les membres ne sont pas élus et qui, par conséquent, n’ont aucun compte à rendre à ceux à qui s’appliquent les lois que ces technocrates décident. En effet, en Union européenne, ceux qui détiennent le vrai pouvoir législatif ne sont pas responsables devant les peuples. Et ce problème est sans solution, puisque, comme on l’a vu, si les commissaires et les juges européens étaient élus, la question de savoir qui ils représenteraient se poserait de la même manière qu’elle se pose pour les « eurodéputés ».
Conclusion : puisqu’il est impossible de dire qui représente un eurodéputé et quelle est précisément sa fonction politique… c’est qu’il ne représente personne et ne fait pas de politique ! La comparaison avec la représentation au niveau national le confirme. Dans un parlement national, les députés prennent aux yeux de tous la responsabilité politique de voter des lois qui s’appliquent à la nation, c’est-à-dire à un peuple donné sur un territoire donné. Or, il n’y a ni peuple européen ni territoire européen définissable et stabilisé. Or, comment un peuple pourrait-il se confondre avec le territoire de l’UE étant donné que celui-ci ne cesse d’évoluer ? Et quand bien même – folie mégalomane – des technocrates voudraient-ils créer de toute pièce un peuple européen, il faudrait probablement des siècles, et il faudrait tout au long de ces siècles qu’une puissance contraignante de fait, sans base démocratique, s’impose absolument aux peuples nationaux concernés. Lorsque des tensions, inévitables, surviendraient sur des choix qui heurtent telle ou telle population, il faudrait leur imposer par la force. Lorsque ces tensions entraîneraient à leur tour des tensions entre différents peuples, il faudrait écraser systématiquement le peuple qui se verrait contester les décisions de la puissance centrale de cet Empire européen. Telles ont toujours été les conditions historiques pour qu’un ensemble de sociétés dissemblables et hétéroclites finissent, au bout de quelques siècles d’une domination commune centralisée monopolisant la force publique, par se définir comme ne formant qu’un seul et même peuple (français notamment), après plusieurs campagnes militaires internes et des guerres civiles. Il faudrait par ailleurs faire la démonstration de l’intérêt d’une telle entreprise d’homogénéisation forcée, la diversité historique européenne pouvant être considérée comme un de ses principaux atouts. Si l’argument derrière est « d’éviter les guerres intra-européennes », alors il faut relever que ce but utopique, pour commencer à s’inscrire durablement et efficacement dans la réalité, serait sans doute le plus formidable facteur de guerres intra-européennes que ce continent ait connu. Il faut d’ailleurs relever que la Seconde guerre mondiale est issue d’un projet similaire. Ce ne serait pas la première fois, c’est sûr, que des guerres seraient issues d’une volonté proclamée de paix universelle. Mais en réalité, à part quelques naïfs et autres idéologues aveugles, l’immense majorité des artisans concrets de l’intégration européenne n’ambitionne pas de telles réalisations herculéennes. Ces pragmatiques se contentent de profiter concrètement de la configuration réelle des institutions européennes, qui permettent comme jamais auparavant, d’imposer une ligne économique et sociale impopulaire sans avoir à assumer de décisions politiques et sans craindre la moindre pression démocratique.
En attendant, puisqu’il n’y a pas de peuple européen, il n’y a donc pas d’État européen, ni de citoyens européens, ni de parlement européen, ni de démocratie européenne. Les « eurodéputés » ne représentent personne, et par conséquent les « élections » européennes ne sont pas des élections politiques, encore moins démocratiques. Par conséquent, chaque citoyen français appelé à élire un non-député européen au non-parlement européen devrait utilement se demander pourquoi on lui demande avec tant d’insistance d’aller voter. C’est que l’UE a besoin de faire croire qu’elle se plie à la tradition démocratique libérale. Ces élections n’ont pas d’autre enjeu que de maintenir les apparences. Par conséquent, voter lors des élections européennes, c’est aider l’UE à cacher sa nature réelle, fondamentalement non-démocratique. Ce constat est valable quel-que-soit les candidats pour lesquels on vote. Par conséquent, les partis qui manient une rhétorique anti-UE mais qui présentent leurs listes aux élections européennes se décrédibilisent. Parmi ces partis, certains ont des élus au parlement européen, qui lorsqu’ils se coalisent avec d’autres partis européens de même sensibilité peuvent être nombreux. Pourtant, leur action au sein du parlement européen n’a jamais le moins du monde amoindri le contenu néolibéral et anti-démocratique de l’UE. Seraient-ils majoritaires que cela n’aurait pas davantage d’effet, puisque le parlement européen n’est pas un lieu de pouvoir en capacité institutionnelle de changer les orientations fondamentales des institutions européennes. En réalité, ces partis vont surtout « à la soupe », toucher les subventions et les indemnités que ces sièges leur rapportent. Du coup, il faut se poser la question du rapport de force qu’ils peuvent réellement établir sur cette base avec l’institution qui les finance.
Lors de ces prétendues élections, l’abstention est le moyen le plus efficace de peser en faveur de la démocratie. Tenir à l’efficacité politique de son droit de vote, c’est s’abstenir de participer à des institutions européennes faites toutes exprès pour démanteler la capacité démocratique liée à ce droit de vote, à l’échelle nationale bien sûr. Mais ça n’est pas l’unique raison pour laquelle il est préférable de s’abstenir.
Bien sûr, l’oligarchie européiste craint la montée des partis anti-UE, c’est-à-dire ceux qui annoncent clairement leur volonté de sortir leur pays de l’Union européenne, à l’occasion de ce scrutin et des scrutins nationaux. Mais elle craint davantage encore l’abstention, pour deux raisons. D’abord, parce que seule l’abstention permet d’affaiblir la tentative de légitimation de leur machine anti-démocratique. Ensuite, parce que la traduction politique d’une abstention ultra-massive, voir quasi-générale, serait de fait la sortie de la France de l’UE. Or, cet objectif est dans les faits bien plus proche que la victoire d’un parti anti-UE. En effet, l’abstention aux élections européennes a suivi un mouvement continu de hausse en passant de 38% en 1979 à 58% en 2014. Preuve de la très grande crainte que les européistes ont de l’abstention, les médias mainstream font mine de ne rien voir. Ils tentent de centrer le débat sur les scores des différentes listes. Pas un seul sondage ne fait apparaître l’abstention dans les intentions des électeurs pour 2019 (vérifiez-le vous-même). Si le ridicule ne les tue pas encore, 70 ou 80% d’abstention à cette occasion le ferait très certainement. Les citoyens, et a fortiori les Gilets jaunes, savent donc ce qu’il leur reste à faire.