Pour une nationalité socio-politique
La nationalité ne se confond pas avec le concept politique de nation, même s’il est bien sûr lié depuis la Révolution. C’est la notion juridique qui permet de définir légalement l’appartenance d’une personne à tel ou tel État. Les trois concepts cardinaux de l’État moderne, tous juridiques et liés l’un à l’autre, sont la souveraineté, le territoire, et la nationalité. Toute personne se trouvant sur le territoire étatique doit suivre la loi de cet État (la nouveauté des travailleurs détachés dans l’UE est à cet égard une spectaculaire involution, encore une). Mais bien évidemment, il ne suffit pas de franchir le sol d’un État pour en devenir un ressortissant de droit. Un touriste chinois en France ne devient pas français pour autant, même s’il doit suivre la loi française tout le temps où il se trouve sur le sol français. La question de la nationalité est donc simple : quelles personnes appartiennent à quel État, du point de vue du droit.
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La conception française de la nationalité est souvent mal comprise. Elle n’est pas qu’une conception abstraite, universelle, uniquement politique, ou naïvement individualiste, volontariste (« un plébiscite de tous les jours » nous dit Ernest Renan lors de sa polémique instructive avec les nationalistes allemands sur la question idéal-typique de l’Alsace après 1871). En réalité, même si ces aspects sont indéniables, le concept le plus vieux, le plus important et le plus opératoire de ce qui fait le cœur de la conception française de la nationalité, déjà prépondérant dès le XVIIe et le XVIIIe siècle, c’est celui de la résidence. Elle mêle en ce point précis considérations juridico-politiques (territoriales, étatiques) et processus d’intégration sociale présumé. L’assimilation à une communauté nationale doit être comprise comme un processus concret d’acculturation progressive, aboutissant à l’intégration à la culture sociale, politique et historique de la société d’accueil. Cette reconnaissance de ce processus d’assimilation est bien sûr incompatible avec le fantasme d’homogénéité ethnique et religieuse véhiculé par une société traditionnelle et prolongé par le nationalisme identitaire.
Une conception tout à la fois universaliste de la nationalité, et néanmoins soucieuse de la nécessité d’une réelle intégration sociale, constitue donc le socle le plus stable de la conception française de la nationalité. La seule parenthèse, qui s’explique par différentes raisons conjoncturelles, dans cette conception, est la domination du droit du sang entre 1804 et 1889. Nous invitons les lecteurs sceptiques face à cette manière de présenter les choses à lire la longue recension de l’historien spécialiste de l’immigration Patrick Weil portant sur différents écrits traitant de la question de l’immigration, de la nation et de la nationalité : « Immigration, nation et nationalité : regards comparatifs et croisés », Revue française de science politique, 1994, pp. 308-326, et pour ce qui concerne notre problème les pp. 320-323 [https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1994_num_44_2_394830].
Nous ne rentrerons pas ici dans les débats sans fins entre tenants de l’assimilation et tenants de l’intégration, entre communautaristes différentialistes et républicains centralisateurs. Ce débat a pour ce qui nous concerne été tranché par l’étude remarquable de l’anthropologue Emmanuel Todd dans son livre important Le destin des immigrés, Paris, Seuil, 1994. Toutes les populations immigrées finissent en une, deux ou trois générations par intégrer la langue et les mœurs de la société d’accueil, en perdant progressivement les mœurs de leur société d’origine. Cette constatation, vérifiable empiriquement, est la même que la société d’accueil soit multiculturelle ou assimilationniste ! Pour ceux qui seraient sceptiques, nous les invitons à lire attentivement ce livre essentiel. C’est donc plutôt l’attitude des populations autochtones qui pose problème, ou pas. Soit ils traitent ces populations sur un pied d’égalité une fois le processus accompli (voire dès l’entrée sur le territoire pour les moins xénophobes), soit ils les essentialisent dans leurs différences supposées même lorsque dans les faits ils se comportent sur l’essentiel comme eux. Cette essentialisation différentialiste peut être autant le fait des xénophobes identitaires que des apôtres du « droit à la différence » et du communautarisme, par ailleurs idéologiquement opposés.
Quoiqu’il en soit, la notion de résidence, afin d’octroyer la nationalité, est sans conteste la notion la plus réaliste et complète pour accomplir la double opération que suppose la naturalisation d’une personne voulant intégrer une société étatique étrangère : une intégration sociale et une intégration juridico-politique. Au bout de x temps de résidence (il faut bien fixer un laps de temps plus ou moins arbitraire puisqu’il s’agit ici d’une procédure juridique), une personne immigrée est censée s’être suffisamment acclimatée à ses nouvelles mœurs, et a prouvé que son passage sur ce territoire étatique n’était pas issu d’une démarche temporaire, mais bien d’une réelle volonté d’installation pérenne. Elle peut donc, si elle le souhaite, faire partie à part entière d’une nouvelle communauté sociale et politique.
Cette notion de résidence nous paraît ainsi centrale pour comprendre la conception française de la nationalité. Elle permet de faire un lien opératoire entre la cohésion sociale et idéologique nécessaire à toute société, a fortiori dans une société assez solide pour prendre le risque de devenir politique (donc de mettre en débat la transformation de ses institutions), et l’individualisme et le rejet de toute essentialisation ethno-culturelle incompatible sur le fond avec la forme étatique des sociétés contemporaines fondées sur le droit, le territoire (indifférent par sa logique à l’ethnie) et une économie développée.
Cette cohésion sociale et idéologique doit donc être trouvée dans un mode de vie commun et des valeurs sociales partagées, accessibles à toute personne vivant assez longtemps dans le même État. Cette cohésion ne doit donc pas être cherchée dans une essence ethno-culturelle fantasmée comme innée, naturalisée, éternelle et homogène, réservée à un groupe humain traversant l’histoire intègre de tout mélange et de tout changement substantiel. Le droit du sol, et encore mieux le critère de la résidence, doivent donc être le concept juridique et pratique du nationisme, celui du concept juridique et politique de la nation, donc de la souveraineté de la communauté des citoyens. Rejeter tout autre critère que le droit du sang est donc réservé au nationalisme, qui tente vainement de faire croire qu’une société traditionnelle peut être pensée en plein XXIe siècle, dans le cadre du capitalisme et de l’État moderne politique. Accepter dans un premier temps les institutions publiques telles qu’elles sont, s’y adapter, acquérir les mœurs et la langue nationale (ou une des langues nationales lorsqu’il y en a plusieurs), est donc l’étape d’acculturation préalable au statut national, permettant dans un second temps d’interroger librement dans un débat public ces mêmes institutions et de contribuer collectivement à leurs changements, sous la règle de la majorité (et non celle de l’essence immuable de la tradition). C’est ce double mouvement que permet de penser le critère de la résidence pour l’acquisition de la nationalité.
Le droit du sol et le droit du sang ne doivent pas être fétichisés ou sur-interprétés, que ce soit pour en faire des sésames miraculeux ou au contraire pour les démoniser. Il faut admettre que ce ne sont que de simples processus juridiques, qu’il faut comprendre comme équivalents à la notion de résidence : de simples marqueurs d’intégration sociale présumée. Forcément imparfaits. La vertu du droit du sol, et même du droit du sang, c’est d’être automatiques. Dès la naissance, on suppose que la nationalité de vos parents, et que le lieu de votre naissance indique un lien fort entre votre future personne civile et l’État correspondant à la nationalité de vos parents ou au territoire de votre naissance. La vertu du critère de résidence (que l’on complète souvent par le fait d’avoir un travail et d’autres critères similaires allant dans le même sens, à savoir l’intégration sociale concrète), est qu’elle permet les naturalisations volontaires. Ceux qui fétichisent toutes ces techniques juridiques, dans un sens ou dans l’autre, se trompent sur leur sens. Leur sens est pragmatique. Il faut des critères pour établir un lien social réel et pérenne entre un individu donné et un État donné. Sans cela, toute l’architecture institutionnelle et juridique d’une société moderne étatique, qui repose en dernière analyse sur des comportements sociaux partagés (comme toute société bien sûr), serait tout simplement impraticable.
On peut remarquer, pour finir, que le RN et la famille Le Pen, père et filles (les deux prônent une réforme de la nationalité fondée uniquement sur le droit du sang), ont une conception particulièrement contraire à la tradition française sur ce point crucial ! Leur conception de la nation est celle du nationalisme identitaire, ethno-culturel, confondant la nation française avec le Volk de la tradition nationaliste du romantisme allemand, une des sources des dérives allemandes que l’on ne connaît trop. Cela s’explique par des tas de raisons pour les Allemands, dont le nationalisme pangermanique a pris son essor avant même l’existence du moindre État allemand. Mais le RN n’a pas cette excuse, dans le pays où même la monarchie procédait aux naturalisations sur le critère de la résidence, et où l’égalitarisme et l’universalisme, pour le pire comme pour le meilleur, est la tradition idéologique française par excellence… Le RN est donc un parti anti-français qui prétend nous faire intégrer la conception allemande de la nation, problématique autant pour eux que pour nous. C’est une des raisons qui prouve la nécessité de clarifier le débat entre nationalisme et nationisme.
Il y a donc une voie réaliste entre l’universalisme abstrait et idéaliste (proche des tenants de la citoyenneté mondiale, pensée zéro de la politique) et les impasses décourageantes et toxiques de l’essentialisme différentialiste portés autant par les identitaires xénophobes que par les communautaristes et les tenants du droit à la différence. C’est le nationisme, qui ne néglige pas les nécessités de l’unité sociale et idéologique nécessaire à toute communauté politique, et encore plus lorsqu’elle se veut démocratique, mais qui n’a pas l’illusion de répondre à cette nécessité avec une idéologie dérivée des mythologies identitaires des anciennes sociétés traditionnelles.
Certes, trancher à la majorité tous les enjeux publics principaux suppose fermée la voie de la sécession (autant pour les classes dominantes que pour tous les minoritaires). Cela suppose donc une indispensable intégration institutionnelle, sociale et idéologique, qui tienne ensemble toutes les parties prenantes, capable de supporter tous les rapports de force institués que supposent les processus démocratiques. Mais nul besoin pour cela d’invoquer les mânes indéchiffrables et surtout impraticables de « l’identité », chez nous de plus introuvable (à part la reconnaissance de la nécessité de l’État social, on ne voit pas d’identité idéologique homogène pour le peuple français, peuple directement issu de la construction étatique). En réalité, cette voie est impraticable dans tous les États modernes, qui n’ont que la réalité juridique territoriale, aveugle à toute « identité », à disposition pour organiser concrètement le cadre social d’une communauté politique. Les « solutions » du type nettoyage ethnique, seules voies pour transformer dans les faits les illusions identitaires, ne sont pas que des cauchemars, comme toute guerre civile. Ce sont aussi, et comment s’en étonner, des échecs. Observer ce qu’est devenu la Yougoslavie, c’est observer le futur radieux que nous promettent les identitaires de tout poil. Nous n’en sommes pas là, surtout en France où la conception universaliste de la nation prédomine largement. Même notre xénophobie est universaliste ! C’est Emmanuel Todd qui le relevait dans Le destin des immigrés. En France, on exige d’un immigré de se comporter comme nous, c’est-à-dire comme tout le monde dans l’esprit des gens (ces réflexes idéologiques sont inconscients, donc étanches à la raison, du moins dans un premier temps). Et s’il ne le fait pas, on le rejette socialement. En gros l’universel, c’est nous, a-t-on naïvement tendance à penser en France. Mais lorsqu’un citoyen issu encore fraîchement de l’immigration se comporte socialement comme nous, alors on ne fait plus attention à son origine et on le traite socialement comme un Français à part entière, ce qu’il est de toute façon déjà juridiquement. La xénophobie en France est donc bien universaliste, Todd avait raison, ce n’était pas une boutade. Alors que la xénophobie en Allemagne ou encore aux États-Unis prend des formes très différentes (consultez son livre si vous êtes curieux d’une analyse de ces différences, très significatives). Ni le communautarisme, qui voudrait essentialiser les individus dans leur appartenance sociale d’origine (sans y arriver de plus), ni la volonté adverse d’homogénéité fantasmée que l’on retrouve dans les idéologies identitaires (même échec), ne sont des visions adaptées pour répondre au défi de la nationalité, qui doit aboutir à ce qu’une société étatique moderne et démocratique fonctionne durablement. Le nationisme, qui est aussi un pragmatisme, nous semble infiniment plus adapté au défi démocratique !